Beuveries et orgies en tout genre

Bartolomeo Manfredi, Bacchus et un buveur, vers 1621 1622, 132x96cm, Rome, P. Barberini

Bartolomeo Manfredi, Bacchus et un buveur, vers 1621 1622, 132x96cm, Rome, P. Barberini

en espagnol

Le Petit Palais est transformé en temple du vice, à l’occasion de la venue parisienne de l’exposition sur les bas-fonds du baroque (jusqu’au 24 mai), qui fut d’abord montrée à Rome. Certes, vous pouvez conserver votre vertu et n’aller voir ces toiles que ‘scientifiquement‘ et pudibondement. Mais il est bien plus drôle de vous y presser en voyeur passionné que ces scènes de débauche amuseront et que la joie de découvrir les bas-fonds enflammera. Je ne sais si la scénographie théâtrale, qui évoque plus les velours d’un bordel d’opérette que la dignité des cimaises d’un musée, vous y aidera.

Pseudo Salini, Jeune Bacchus, vers 1610 1620, 97x130.5cm, Francfort, Städel

Pseudo Salini, Jeune Bacchus, vers 1610 1620, 97×130.5cm, Francfort, Städel

Boire d’abord, boire jusqu’à l’ivresse : dès la première gravure, dès le premier dessin (de Pierre Brébiette), satyre, nymphe et Silène sont tellement ivres morts que des Amours urinent et défèquent sur eux sans qu’ils ne réagissent. Et dès lors, le vin coule à flots, Bacchus règne et il égare même l’esprit des sérieux conservateurs (ou sages conservatrices, si j’en crois Harry Bellet) qui, troublé(e)s par la molle sensualité du corps du jeune dieu à terre peint par le pseudo Salini, qualifient de « nature morte » ces grappes de raisin encore bien vives sur le pampre. Certes le Caravage n’est pas venu de Rome, et chacun le regrette, mais on se console avec l’ambiguïté du jeu de séduction entre Bacchus et le buveur du tableau de Manfredi en haut, deux corps face à face en une légère torsion, l’un quasi nu, l’autre en pourpoint, communiant dans ce miracle de la transformation instantanée du raisin en vin. Point de buveurs austères, mélancoliques ou solitaires ici, mais des fêtes communes.

Bartolomeo Manfredi, Réunion de buveurs, vers 1619 1620, 130x190cm, coll. part.

Bartolomeo Manfredi, Réunion de buveurs, vers 1619 1620, 130x190cm, coll. part.

Festoyer donc, en groupe, entre amis, et avec décorum, mais plutôt entre hommes : on ne voit qu’une rare fille de joie dans les toiles montrant les agapes des peintres bohèmes, Bentvueghels ou bambochards, et, dans une gravure de Matthys Pool, la nudité d’un jeune homme dont le dos sert de table aux convives (mais de manière moins charmante que ) et le cul de porte chandelle, est plus paillarde qu’érotique. On fait ripaille et on joue aussi de la musique, plus sagement, en apparence au moins, que la taverne soit mélancolique ou truculente, ou souvent les deux à la fois.

Pieter Boddingh van Laer, Autoportrait avec scène de magie, vers 1638 1639, 80x114.9cm, NYC, Leiden coll.

Pieter Boddingh van Laer, Autoportrait avec scène de magie, vers 1638 1639, 80×114.9cm, NYC, Leiden coll.

Angelo Caroselli, Scène de sorcellerie (L'Apprentie sorcière), vers 1615 1620, coll. part., détail

Angelo Caroselli, Scène de sorcellerie (L’Apprentie sorcière), vers 1615 1620, coll. part., détail

Jouer aux dés, se faire dire la bonne aventure, voire goûter aux charmes des sorcières et de la sorcellerie, et même se frotter à l’alchimie et à la magie, toutes choses prohibées, bien évidemment. Pendant que la Sainte Inquisition brûle à tout va, l’Apprentie Sorcière de Caroselli se révulse devant la scène d’infanticide de ses consœurs en sabbat au clair de lune à l’arrière-plan (ci-contre), et Pieter Boddingh van Laer se représente en magicien à l’œuvre devant sa table garnie de potions étranges, de semences mystérieuses, d’un crâne marmite et de livres secrets (dans l’un, ce cœur poignardé), mais qui soudain frémit, menacé par les griffes du démon qui surgit à droite : allégorie sans doute tant de la création picturale que des affres de la mélancolie.

Simon Vouet (attrib.), Bohémienne et son enfant, vers 1615, 111x91cm, Milan, coll. Koelliker

Simon Vouet (attrib.), Bohémienne et son enfant, vers 1615, 111x91cm, Milan, coll. Koelliker

On se réjouira moins des hommes pissant dans les ruines de Rome souillée ou des scènes de brigands, plus banales. Mais quelques beaux portraits de personnages aux marges complètent le tableau, dont cette mère gitane attribuée à Simon Vouet, peinte de manière très réaliste et qu’on aurait aimé voir, en face, dans la désastreuse exposition sur les Bohémiens, tant elle est digne et belle, sans aucun des attributs fantasques qu’on prête si souvent à son peuple, ni séductrice, ni voleuse, et portant son enfant comme une Vierge en majesté.

Jusepe de Ribera, Mendiant, vers 1612, 110x78cm, Rome, Galleria Borghese

Jusepe de Ribera, Mendiant, vers 1612, 110x78cm, Rome, Galleria Borghese

Dignité aussi de l’extraordinaire mendiant de Ribera, un Socrate en haillons tendant son chapeau, que le peintre ennoblit, lui conférant une force, une allure rarement octroyées alors à ces êtres inférieurs. Sa calvitie, ses rides, son nez en font un être de chair et de sang, notre frère humain, tout autant que la gitane. Peut-être y trouve-t-on aussi un peu de rudesse ibérique. C’est sans doute, loin des beuveries et des fêtes, le tableau le plus fort de l’exposition.

Simon Vouet, Jeune homme aux figues, vers 1615, 77.5x62.5cm, Caen, Musée des BA

Simon Vouet, Jeune homme aux figues, vers 1615, 77.5×62.5cm, Caen, Musée des BA

Mais dans tout cela, nous n’avons point parlé de sexe : ces artistes étaient-ils chastes ? Que non point ! Outre les jeunes personnes aguichantes proposant leurs charmes au fil des tableaux – mais sans dévergondage trop affiché -, le sexe féminin est ici présent de manière, disons, littérale. Tout bon dictionnaire italien vous dira ce qu’est la fica, et elle est ici représentée par le fruit en question, et aussi par le geste. Dans ce tableau de Vouet, les deux mains sont à l’œuvre : c’est un homme travesti qui nous présente d’un air grivois ces deux figues pendantes (mais pourquoi deux ? serait-ce une allusion transgenre ?) pendant que sa main droite ne nous laisse pas ignorer à quoi il fait allusion. Tout cela semble bien scabreux et scandaleux, non ?

Giovanni Lanfranco, Jeune homme nu au chat (Vénus masculine), vers 1620 1622, 113x160cm, coll. part.

Giovanni Lanfranco, Jeune homme nu au chat (Vénus masculine), vers 1620 1622, 113x160cm, coll. part.

Mais, pour finir en beauté (et aller droit en Enfer, si on échappe au bûcher), voici le/la superbe Vénus masculin(e) de Lanfranco qui nous offre son corps nu, de dos, en nous lançant un regard concupiscent et effronté. Nous avons tant vu de Vénus ainsi présentées qu’il est clair que les codes du genre sont ici respectés : draps froissés, torsion du corps, regard éloquent, petit animal (mais, ici, c’est un chat, pas un chien). Tout cela ne laisse guère d’ambiguïté, et on notera que cette toile appartint (pourtant ?) à deux grands amoureux du corps féminin, Christine de Suède, puis le Régent.

Enfin, un excellent catalogue, qui ouvre d’autres pistes (savez-vous comment est mort Ferrante Pallavicino ?).