Comment photographier le jardin ?

Mané, série Naturezas porcas n. 4, 2018

en espagnol

Comment représenter le jardin (en l’occurence les jardins des Parcs de Sintra) autrement que de manière banale, autrement que par de jolies photos de plantes et de fleurs, autrement que comme un décor ? C’était là le défi des participants à ce concours de photographies et les quatre lauréats ont, chacun à sa manière, regardé le jardin (et la photographie) d’un oeil nouveau, audacieux, différent (Note déontologique : l’auteur du blog était membre du jury). Leurs travaux sont présentés (jusqu’au 3 juin) au Musée des Arts de Sintra (où on peut aussi découvrir sculptures et dessins très sensuels de la sculpteure Dorita de Castel-Branco). Pour commencer, le regard de Mané sur le jardin est à la fois espiègle et préoccupant. Tout le travail de Mané joue beaucoup avec les questions du genre et du sexe, et avec leur monstration. On imagine ici l’artiste à la recherche de formes suggestives dans les troncs des arbres de la forêt, quitte à les culbuter, on perçoit son regard imaginatif et curieux, on devine sa jubilation devant telle ou telle forme inspirante. Mais, au fond, plus que d’elle, c’est de notre regard qu’il s’agit, de notre imagination, de notre capacité à projeter sur ces troncs d’arbre notre érotisme, notre libido, nos fantasmes. Dans cette projection anthropomorphique, c’est notre « nature cochonne » (le titre de la série), qui ressort, c’est notre fétichisation un peu perverse qui nous réduit à une condition de voyeur quelque peu gêné, comme devant les fleurs-vulves de Georgia O’Keeffe,  devant la Source de la Loue de Courbet, la coquille de Redon, ou les failles d’Olafur Eliasson. Non pas tant gêné devant les images elles-mêmes que devant l’image mentale que nous nous en formons. L’originalité de Mané, parmi ces différents artifices sexualisant la nature, tient à la matérialité de ses photographies en gros plan : leur texture, leur grain sont quasiment tactiles et invitent au toucher, à la caresse irrépressible.

Lorena Travassos, série Nó, 2018

Encore plus haptique est le travail de Lorena Travassos, car nous avons là des objets photographiques bien plus que des images : l’artiste a imprimé des portraits de visiteurs de Sintra sur des feuilles d’arbres cueillies dans le parc même, et si ces feuilles n’étaient pas sous verre, le spectateur ne résisterait pas au désir de les prendre en main. Certaines de ces feuilles, loin d’être lisses, ont un réseau de nervures, de plis, de froissements, de dentelles qui vient interférer avec l’image même, qui vient souligner ou contrarier le portrait tranquille du sujet. Bien plus qu’un artifice, c’est là une interrogation sur la photographie même : on a coutume de dire que la photographie fut inventée (en 1839) quand l’image obtenue put être conservée, pérennisée (sur les protophotographies éphémères dès la fin du XVIII, lire Burning with Desire). Et aujourd’hui, toute photographie destinée à un musée, à un collectionneur, à une galerie, doit être tirée de manière à assurer sa pérennité. Quant une photographe va délibérément à l’encontre de ces règles et tire ses photographies sur des feuilles d’arbre, c’est d’abord, bien sûr, un pied-de-nez aux règles du marché. Mais, bien plus que cela, c’est aussi une remise en question de la photographie mémorielle : au lieu du « ça a été » de Barhes, nous avons là un « ce ne sera plus », une inéluctable disparition de l’image qui va s’effacer à la lumière : la regarder, c’est la tuer. Tout comme avec le couple anglais Ackroyd & Harvey (qui, eux, impriment leurs photographies sur de l’herbe), nous sommes là, non seulement devant une disparition prévisible, mais aussi devant un lien avec la nature, avec la décomposition naturelle de tout organisme végétal. On pourrait dire que ces images sont, en quelque sorte, doublement des index de la réalité : non seulement l’index visuel représentatif, cher à Rosalind Krauss et Philippe Dubois, mais aussi un index physique, matériel, tangible.

Camille Aboudaram, série Moonscape Rêverie n.6, 2018

C’est une tout autre forme de rapport au réel que présente Camille Aboudaram, un rapport enchanté, rêveur et  composite. Ses photographies sont complexes et multiples, combinant des points de vue, des techniques, des couleurs différents, et réalisant ainsi un patchwork qui détourne d’une vision directe du réel et incite à la contemplation. Sur quoi mon oeil doit-il accommoder ? Sur le détail d’une plante, fougère, cactus ou palme qui forme un arrière-plan distancié et obturé, ou sur l’image centrale (mais décentréee) d’un ruisseau, d’un pré, d’un édicule qui s’interpose devant ce fond, le confronte et le contamine ? Et comment intégrer dans ce regard ces couleurs encadrantes, couleurs typiques des maisons de Sintra, couleurs acides, voire pop, qui viennent troubler une méditation sur la nature en y introduisant cette dimension humaine, artificielle, dérangeante. Cadre dans un cadre : la composition visuelle devient aussi une interrogation sur le regard de la photographe et du spectateur. Et pour ajouter à ce désarroi visuel, l’image centrale a été colorisée, comme on le faisait il y a un siècle, artifice complémentaire, signe additionnel de l’intervention manuelle de la photographe, de son jeu avec les limites picturales de la photographie.

Antonio Castanheira, Longinus, I, série Animus impellere, 2018

C’est une autre forme de mise en scène que réalise Antonio Castanheira, où le jardin est un théâtre, et un théâtre où se manifeste le pouvoir. Au lieu de la vision banale du jardin comme lieu de plaisir et de détente, Antonio Castanheira a trouvé, dans les jardins du palais de Queluz, inspirés par Versailles, des insignes du pouvoir. Et chacun sait à quel point la construction géométrique de Versailles était, avant tout, une traduction de la volonté de pouvoir et d’ordre de Louis XIV (et quand la malheureuse Marie-Antoinette décida d’introduire un peu de fantaisie et de désordre au Trianon, ce fut la chute de la monarchie, c’est dire…). L’artiste a donc choisi de photographier des statues classiques de ce parc, statues de dieux, de demi-dieux, de rois et de reines, de héros et de génies, toutes figures inspiratrices et dominantes. Pour mieux faire ressortir cette dimension éminemment politique du jardin, il les a photographiées de nuit, au flash, et en contre-plongée. Ces corps blancs émergeant du fond noir et nous surplombant nous ramènent à une vision historique et politique du jardin, plutôt que poétique ou sensuelle. Et, c’est aussi un signe du pouvoir de la photographie : non seulement du photographe qui choisit son point de vue, mais aussi de l’apparatus photographique qui détermine règles et perspectives, qui fait que le photographe se retrouve en fait à son service, lui-même simple instrument de pouvoir.

Photos courtesy des artistes

Le catalogue, en portugais, comprend ce petit essai de moi, sur l’histoire de la photographie de jardin.

2 réflexions sur “Comment photographier le jardin ?

  1. djemai dit :

    J’ai mis du temps pour voir la partie intime d’ un corps de femme dans la photo de Mané,j’ai fait une fixation sur cette sorte de fourmi géante à gauche gravé sur le tronc d’arbre qui m’a empêché de voir le reste .

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