Le jeune Tintoret (2)

 

Dans l’exposition sur la jeunesse de Tintoret au Musée du Luxembourg (jusqu’au 1er juillet), il y aussi des oeuvres moins emblématiques que ces chefs d’oeuvre, mais tout aussi intéressantes.

Tintoret, Caïn et Abel, vers 1538-39, huile sur bois, 31×78.5cm, Budapest, Szepmuveszeti Muzeum

en espagnol

D’abord des petits tableaux décoratifs, au format allongé, faits pour orner les salons des riches Vénitiens en étant accrochés près du plafond (le Prado avait reconstitué une chambre des mariés avec six de ces panneaux), vite peints (ce qui convient fort bien à Tintoret) et qui ont en général des thèmes intimes, voire érotiques, mais aussi historiques et parfois terrifiants. Suzanne semble se prêter bien volontiers aux caresses des Vieillards, Judith décapite  Holopherne avec un soupçon de tristesse, la révérence d’Esther devant Assuérus est vue dans une audacieuse contre-plongée, mais surtout le meurtre d’Abel par Caïn, dans un paysage de ruines romaines, est d’une violence sauvage : Caïn brandit sa massue et semble vouloir écraser le sexe de son frère, dont les cuisses sont couvertes de sang. Etrange scène pour décorer un foyer.

Tintoret, Jupiter et Sémélé, 1541-42, 153x133cm, Modène, galerie Estensi

Ensuite, pour des demeures plus imposantes comme le palais Pisani, sa première commande importante, une série de panneaux octogonaux inspirés des Métamorphoses d’Ovide. Comme ces panneaux étaient accrochés très haut, la vue par en-dessous est un raccourci visuel impressionnant. Si celui représentant Deucalion et Pyrrah priant devant la statue de la déesse Thémis est une vue d’en bas assez classiquement construite, celui de Jupiter et Sémélé est au contraire plein de tumulte et de confusion. Sémélé, maîtresse de Jupiter (et mère de Dyonisos) est incitée par Junon, jalouse, à demander à Jupiter de lui montrer son vrai visage : épouvantée par la foudre et les éclairs, attaquée par l’aigle, elle meurt. Dans ce panneau plein de fureur, elle flotte en l’air, foudroyée. Le plan calme et sombre de sa robe au premier plan contraste avec la blonde frénésie jupitérienne.

Tintoret, Mars et Vénus surpris par Vulcain, vers 1550-1555, 135x198cm, Munich, Alte Pinakothek

On ne manquera pas Vénus, Vulcain et Mars où Vulcain découvre Vénus après son abandon à Mars (le vaillant dieu guerrier, encore casqué, se cache sous la table d’où le petit chien va le débusquer), cependant que Cupidon, épuisé, dort à l’arrière-plan. On peut certes s’attarder sur la beauté des formes de la déesse que son mari découvre

Tintoret, Mars et Vénus surpris par Vulcain, vers 1550-1555,détail

impudiquement à la recherche des traces visibles de son forfait. Mais un miroir indiscret (le bouclier de Mars ?) surprend Vulcain dans une attitude des plus ambigües, de par l’étrangeté de son désir. Vulcain, vu de face, a seulement le genou droit posé sur le lit, prenant appui sur lui dans sa position déséquilibrée, penché vers sa femme ; mais son reflet dans le miroir le trahit, le montrant tout prêt à rejoindre son épouse au lit, les deux jambes déjà posées sur le matelas, rampant vers sa femme pour la posséder. Peut-être est-il en érection, comme dans le fameux dessin de Parmigianino, auquel Daniel Arasse consacra un chapitre dans Le Sujet dans le Tableau. On peut aussi lire les analyses esthético-géométriques d’Erasmus Weddingen sur ce tableau (et d’autres).

Tintoret, Portrait d’Andrea Calmo, 1557, Florence, Offices

Enfin, ses portraits : la plupart sont des hommes vêtus de noir, sans parures, sans décor, calmes et sans affects. Seuls comptent leur majesté, et leur regard. C’est peut-être là qu’on pense le plus au Titien. Une seule exception (et cette toile fut d’ailleurs longtemps attribuée à Carrache), le portrait de son ami le poète et dramaturge vénitien Andrea Calmo dont le visage vieilli, l’inclinaison de la tête et la chevelure dégarnie traduisent une intensité mélancolique un peu inquiétante. On songe aux Monomanes de Géricault, peut-être celui du vol d’enfants.

Guillaume Cassegrain, Tintoret, Paris, Hazan, 2010

A l’occasion de cette exposition, l’éditeur Hazan a ressorti la monographie de Guillaume Cassegrain, datant de 2010 (reçue en service de presse). C’est une des rares monographies en français sur le peintre. Plutôt qu’une approche historique ou thématique (pour cela, mieux vaut se référer au catalogue du Prado, en espagnol et en anglais), l’auteur décline ses différentes approches de la peinture de Tintoret, entre idéalisme et matérialisme. Il met fort bien l’accent sur l’importance du dispositif dans la construction de ses peintures aux multiples points de vue. Son analyse de la couleur et en particulier des taches comme signes visibles de l’activité du peintre est aussi très intéressante. On s’étonnera de certaines interprétations iconographiques, pétries de références parfois bien lointaines, et parfois obsessionnelles (ainsi quand il voit des signes grivois, chatte et sodomie, dans Leda, ou quand le luth sur le rebord de la fenêtre de Danaé est décrit comme un phallus pénétrateur, p.126), et on s’étonnera et s’attristera de l’absence quasi-totale d’analyse des portraits, sous prétexte des doutes sur l’attribution de certains (note 5, p.306), alors que d’autres oeuvres « douteuses » sont incluses dans le recueil. Le chapitre de loin le plus original est le dernier, où Cassegrain analyse la réception contrastée de Tintoret par, d’un côté Andreas Riegl et Max Dvorak, qui ont mis l’accent sur son côté visionnaire, et de l’autre György Lukacs et surtout Jean-Paul Sartre, pour qui primait la dimension matérielle de Tintoret : dans une vision large, incluant Marx, Breton, Bataille, et même Jacques André Boiffard (p.276), l’auteur brosse un tableau incisif de ces perceptions « idéologiques » de Tintoret. Deux critiques : la non-traduction de la moitié des citations italiennes (« afin de respecter les textes d’origine sans compliquer à l’excès la lecture », p.306) est irritante, voire méprisante pour le lecteur, et le style manque souvent de légèreté : un exemple parmi bien d’autres, cette phrase, digne de Monsieur Jourdain « ils variaient, en escaladant parfois, comme le montre un dessin de Zuccaro, l’architecture, les points de vue » (p.19). Même si je préfère le catalogue du Prado, mieux structuré et plus complet (mais non traduit en français), cette monographie d’Hazan est néanmoins un livre fort intéressant et très bien illustré.

2 réflexions sur “Le jeune Tintoret (2)

  1. LE PROVOST dit :

    Merci pour ces deux bons articles mais je suis bien ennuyé car je ne souviens pas d’avoir vu Mars et Vénus surpris par Vulcain et je n’aurai pas le temps d’y retourner. J’enrage ! Amitiés .alain

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