En espagnol.
Vous cherchez sur un plan l’adresse sur le carton d’invitation, 143 rue du Désert à Marseille, mais l’adresse n’existe pas. Ce n’est pas l’adresse, mais le nom d’une exposition dans un lieu alternatif marseillais, la compagnie, où ce n’est pas la première fois que je vois des expositions de qualité (jusqu’au 30 septembre, mais attendez la réouverture le 28 août). Trois artistes franco-maghrébins, trois histoires de part et d’autre de la Méditerranée. Le travail de Dalila Mahdjoub sur l’immigration, la colonisation et le quotidien des immigrés paraît plus classique, sur un thème déjà souvent visité. Les deux autres artistes nous parlent de leur désert, l’un marocain, l’autre algérien. Et de ce discours, vidéos, photos et textes, naît une forme de mélancolie pensive, une étrange distanciation avec notre univers, et en même temps, une interrogation, une remise en question dont l’émergence ne peut advenir que quand on se trouve ainsi loin du monde, que ce soit en haute montagne, en haute mer, ou ici dans le désert.
Driss Aroussi nous offre une vidéo sous le titre, ô combien philosophique, de Sisyphe : dans un désert pierreux, aride et désolé, un homme casse des pierres toute la journée; quelques fourmis sur ses mains, un cheval qui l’attend le soir, nulle autre trace de vie. D’abord silencieux, concentré, filmé au plus près, il extrait de cette carrière sommaire des blocs aux cassures bien droites. Puis sa voix apparaît au milieu du souffle du vent et du son du choc des outils sur la terre. Découvrant des fossiles (une tortue peut-être), il les réenterre pour les bonifier, pour que le temps en fasse de « bonnes pierres ». Il conte la vie des pierres, leur immortalité, leur immuabilité, et notre pauvre existence humaine en regard.
On connaissait, de Driss Aroussi, ses photos sur les travailleurs du bâtiment, les chantiers de construction, les outils, une matérialité banale et quotidienne, qui disaient l’effort, mais aussi la beauté du hasard composé. Tout en reprenant certains de ces thèmes, il atteint ici avec cette vidéo une forme de poésie nouvelle, de flottement par rapport au réel, je n’ose dire de mysticisme ou de transcendance qui n’apparaissaient précédemment que de manière fugitive (par exemple dans ces squelettes mélancoliques). Connaissant aussi ses expérimentations photographiques, on n’est pas surpris de voir aussi ici quelques polaroids un peu fanés.
Si le personnage d’Aroussi parvient à la sagesse par l’effort, ceux du cinéaste Hassen Ferhani y arrivent par le repos. Sur la route de Tamanrasset, au milieu de nulle part, une halte-bistrot pour les camionneurs. C’est une cabane sommaire, l’arbre devant est chétif à cause du vent incessant; le chat passe en silence et Malika, la tenancière, n’est guère plus bavarde. Mais chacun s’arrête là, brève pause durant le long trajet, boit un café ou mange sur le pouce, conte une histoire ou une blague. C’est une communauté où on connait toujours le frère ou le cousin du passant éphémère. La vieille femme en est le pivot, gardienne du désert, la seule pérenne et immobile, la seule qui résiste au temps.
Deux vidéos face à face, un diaporama des routiers (avec l’incongrue photo d’un tombeau au bord de la mer, fantasme ou prémonition), un triptyque photographique, peu de mots, et le calme du désert. Une philosophie qui pourrait paraître plus épicurienne que celle du casseur de pierres, mais aussi une forme de tristesse révoltée dans son rapport au monde, avec ainsi la chanson Yal Menfi (Ô toi le banni, sur les Algériens déportés à Cayenne et en Nouvelle-Calédonie après l’échec de l’insurrection de 1871 : « Dites à ma mère de ne pas pleurer »). C’est alors, pour chacun, une approche de sa vérité propre par le biais d’un voyage au bout de soi-même, que l’artiste place sous l’égide du soufisme de l’émir Abdelkader dans son Livre des Haltes. Voilà ce que peut nous apprendre la fréquentation du désert, voici comment nous y devenons plus sages.
Photos courtesy des artistes