Pendant longtemps, on n’a voulu connaître, de Giorgio de Chirico, que sa peinture dite métaphysique des années 1910 à 1919, cette inquiétante étrangeté qui fut alors sa marque, et on a suivi André Breton, les autres surréalistes et bien d’autres critiques (mais ni Duchamp, ni Cocteau) qui ont décrié sa peinture par la suite (voire, dans le cas de Breton, insulté et même boxé Chirico). Le livre en anglais, dirigé par Victoria Noel-Johnson, Giorgio de Chirico, The Changing Face of Metaphysical Art, chez Skira (2019; 248 pages; publié à l’occasion d’une exposition à Gênes; existe aussi en italien) est un plaidoyer a contrario sur la permanence de la métaphysique dans la peinture de Chirico après 1919. Ce n’est pas le premier, et déjà l’exposition de 2009 au MAMVP (voir mes deux billets, sur les autoportraits et sur les autres tableaux de cette exposition, plus mon addendum sur la copie et le prétendu faux) tenait un discours similaire (et en particulier dans le catalogue du MAMVP, l’essai de la psychanalyste Caroline Thompson sur sa régression).
Dans son essai, Noel-Johnson analyse fort bien cette continuité, la reliant à une approche cyclique du temps chez Chirico et non linéaire, et aussi à la pensée nietszchéenne. Elle met en avant la notion de dépaysement, qui s’applique à toute la peinture de Chirico, et en particulier à ses copies/pastiches de tableaux anciens. Analysant plusieurs des thèmes de Chirico (les Argonautes, Ulysse, le voyage, la cité) elle montre qu’on les trouve déjà dans sa peinture « métaphysique » des années 10.
La plupart des autres essais, certes intéressants, concernent des aspects plutôt secondaires (l’article critique du jeune Roberto Longhi en 1919 se moquant cruellement de l’Homo orthopedicus des tableaux de Chirico, les parentés entre Renoir et Chirico, quelques dessins). Dans son article sur le néobaroque chez Chirico, Fabio Benzi évoque très brièvement les rapports ambigus de Chirico avec le fascisme, ne faisant état que de son intérêt pour l’urbanisme fasciste début 1938 (mais bien moins que l’enthousiaste Le Corbusier …) et de son horreur des lois raciales de novembre 1938 (la compagne de Chirico, Isabella Pakszwer Far, qu’il épousera en 1946, était juive d’origine russe, et sa première femme, Raissa Gourevitch, était aussi une Juive russe) ; cette ambiguïté se retrouve dans une lettre de 1935 à Mussolini (reproduite dans le catalogue du MAMVP, mais pas dans celui-ci) où Chirico se dit fasciste, mais c’est pour se plaindre au Duce d’une caballe contre lui, et il se moque de Mussolini en privé et dans ses lettres.
Plus étonnant est l’essai de Daniela Ferrari sur les rapports entre Chirico et la curatrice et femme du monde Margherita Sarfatti : si vous n’êtes pas Italien ou expert en histoire fasciste, ce nom ne vous dira rien, et cet essai ne vous éclairera pas sur un point essentiel, que seule une lecture hyper-attentive vous dévoilera dans le titre d’un livre cité dans une note de bas de page « l’altra donna del duce », sans autre mention. Si vous êtes un peu curieux, vous découvrirez alors que Margherita Grassini-Sarfatti, grande bourgeoise juive vénitienne, fut non seulement une patronne des arts, une critique et une commissaire d’expositions, mais que ce fut elle et son mari Cesare (juif lui aussi) qui découvrirent Mussolini en 1912, et financèrent son journal (Popolo d’Italia, où elle écrit sa première critique de Chirico en 1921) et son ascension politique, qu’elle fut la maîtresse de Mussolini de 1918 à 1932 et sa conseillère politique jusqu’en 1934, écrivant en particulier sa première biographie, Dux, en 1925/1926. Non que cela doive être le sujet de l’essai, mais ne pas le mentionner du tout est assez curieux.
Les 97 toiles de l’exposition sont ensuite présentées en sept chapitres, clairement définis : Le Voyage sans fin (Ulysse), Extérieurs métaphysiques (les places, l’architecture), Intérieurs métaphysiques (Ferrare, la claustrophobie), Protagonistes métaphysiques (Arianne, les statues, les mannequins), Natures métaphysiques (natures mortes, paysages, chevaux), Art métaphysique et Tradition (pastiches, autoportraits à l’antique, nus à la Renoir) et Magie de la ligne (dessins). Il y a ensuite quelques textes de Chirico, dont Zeuxis l’explorateur de 1918, avec cette magnifique phrase « au risque de donner des coliques hépatiques à un critique français, mon art est devenu plus métaphysique« .
Donc un livre intéressant, mais toutefois un peu léger : ni bibliographie, ni liste d’expositions, ni index, ni liste récapitulative des toiles exposées, ni biographie même sommaire des contributeurs.
Livre reçu en service de presse.