Berthe Morisot fait l’objet d’une rétrospective au Musée d’Orsay (jusqu’au 22 septembre), apparemment bien plus petite que l’exposition de Philadelphie. Bien sûr, c’est une icône féministe, et on a donc eu droit à tous les discours attendus sur ce thème. Mais il est bien plus intéressant, au lieu de ne parler que de son caractère pionnier (« la seule femme impressionniste »; ce qui n’est pas exact, mais peu importe) de questionner ce qu’elle peint et comment elle le peint. Et d’abord, pour parler de ses sujets, l’exclusion à peu près totale de la moitié de l’humanité dans sa peinture : les hommes. Serait-ce un acte militant avant l’heure ? J’en doute. C’est plutôt que, si la compagnie des hommes peintres et écrivains la stimule, ce genre-là ne l’intéresse guère pictorialement. Je ne crois pas qu’elle se soit spécifiquement exprimée là-dessus, mais le fait est que dans cette exposition, l’homme est rare : trois portraits de son mari avec leur fille (et, autant Julie y est vive et présente, autant Eugène est à peine esquissé, comme un simple élément du décor), un autre tableau montrant son mari à la fenêtre sur l’île de Wright, confiné à l’intérieur, simple seuil vers l’extérieur, espace d’ailleurs féminin ici, et, sauf erreur, c’est tout. Quelle représentation falote du mari, épousé tard (pour l’époque, à 33 ans) qui lui apporta une indépendance financière lui permettant de peindre et qui fut peut-être un ersatz pour Edouard, lequel était déjà (mal) marié, et qu’elle aurait aimé en secret (voir le très beau récit romancé de Jean-Daniel Baltassat, que j’avais déjà évoqué là) ! Cette sous-représentation masculine serait-elle un biais des commissaires ? Je ne crois pas, on retrouve la même tendance dans toute son oeuvre. Il y a quelque chose dans le corps masculin qui, visiblement, lui déplait, la met mal à l’aise ou, en tout cas, ne l’inspire pas. Et, sauf erreur, elle est la seule dans ce cas : d’Artemisia Gentileschi à Camille Claudel en passant par Vigée Le Brun, ou, plus proches, Mary Cassatt ou Suzanne Valadon, aucune autre artiste n’a ainsi négligé la moitié de l’humanité.
Ce qui est curieux, c’est que sa peinture s’épanouit après la mort de son mari : c’est pendant les dernières années de sa vie qu’elle atteint enfin sa plénitude, avec un lent cheminement vers une forme, sinon d’abstraction, en tout cas de dépouillement, en écho à Cézanne ou au Monet des Cathédrales, et aussi à son dialogue fructueux avec Mallarmé. Mais cette dimension-là est quasi absente de cette exposition-ci, qui ne s’intéresse qu’au volet de sa peinture le plus connu (et le plus coté), l’impressionnisme. Toute sa vie, Morisot a tenté un équilibre entre tradition et nouveauté, elle a longtemps été suiveuse, dans le sillage de Manet en particulier, puis a commencé à affirmer son indépendance innovatrice à la mort d’Edouard Manet en 1883; c’est alors Mallarmé, le poète cérébral, abscons et inspiré, qui semble avoir eu le plus d’influence sur elle, et encore plus après son veuvage en 1892. Mais ce n’est guère visible ici, ni dans le catalogue. Certes, la commissaire consacre quelques pages au non-fini dans le catalogue. Certes, quelques toiles « non finies » apparaissent vers la fin, comme cette révolutionnaire Jeune Fille au Manteau Vert de 1894, un an avant son décès. Mais, au fond, aux yeux de tous ou presque, impressionniste elle est, et impressionniste elle restera.
Donc Morisot peint des femmes : elle-même, sa fille, ses domestiques, d’autres femmes du monde et des modèles à leur toilette, quelquefois (rarement) nues et voluptueuses, mais toujours très sensuelles; Et alors, le rendu de la peau, de ses reflets et des jeux des étoffes légères sur ces corps est remarquable. Elle peint de manière suggestive, pas léchée. C’est avant tout une peintre de l’intime, et, en cela elle est remarquable. Ces deux exemples sont, je trouve, édifiants.
On peut lire le roman de Baltassat mentionné ci-dessus, le catalogue du musée, mais on peut se passer de lire sa biographie par Isidore Isou (qu’on ne s’attendait pas à trouver là, mais ce fut visiblement pour lui un travail purement alimentaire).
[22/09/2019 : La violence de certaines réactions à mon texte sur l’absence d’hommes dans la peinture de Berthe Morisot, et à mon questionnement sur cette androphobie picturale à côté de son androphilie sociale, m’a beaucoup interrogé : pourquoi cette violence irrationnelle ? quels tourments inavoués mon texte dérangerait-il ? sur quel tabou aurais-je mis le doigt, qui aurait dû rester interdit de parole ?
Alors, je pose une hypothèse, qui n’est rien de plus, sûrement pas une affirmation, pas une certitude, mais avec l’espoir que ceux qui sont familiers avec ses écrits, avec sa pensée, sauront y répondre, sans tomber dans le discours militant irrationnel que je viens d’expérimenter.
Peut-on supposer que Berthe Morisot prenait plaisir socialement à la compagnie des hommes, mais que, quand il s’agissait de passer à l’acte – le seul acte qui comptait vraiment pour elle, la peinture –, elle les excluait (à part son mari falot épousé plus ou moins par nécessité, et des jeunes garçons prépubères) ? et quelqu’un oserait-il alors parler de castration picturale, ou même, horresco referens, de frigidité picturale ?]