Il y a parfois (en France à tout le moins), des expositions qui se disent féministes, mais ne sont que cela : une occasion de montrer des artistes femmes plus ou moins méconnues, mais sans discours solide, sans ancrage historique, sans réflexion de fond : faire de la statistique militante, et rien d’autre. C’est donc un plaisir rare de voir une exposition ouvertement féministe, mais avec un vrai discours de fond : Earthkeeping, Earthshaking , à la galerie lisboète Quadrum (jusqu’au 4 octobre) aborde avec intelligence le sujet de l’écologie et du féminisme (commissaires Giulia Lamoni et Vanessa Badagliacca). Le point de départ est un numéro de la remarquable revue féministe américaine Heresies en 1981, abordant, de manière pionnière à l’époque, la place et le rôle des femmes face à la détérioration de notre écosystème (avant, autrefois, l’écoféminisme, ça avait été plutôt ça …); cette revue a d’ailleurs aussi présenté des thèmes liant la perspective féministe au racisme et au tiers-monde, ce qui n’est pas si fréquent. Ce numéro sur féminisme et écologie soulevait d’ailleurs des questions-clés, en particulier sous la plume d’Ynestra King (pages 12-16) : comment analyser le lien entre féminisme et écologie en fonction de la dialectique culture / nature, comment réconcilier les « féministes matérialistes / socialistes » et les « féministes culturelles » autour de l’écologie, comment être écoféministe sans essentialisme ? 40 ans après, les questions restent posées. Pas question ici de plonger dans ces débats idéologiques : l’exposition reprend des oeuvres de cinq des artistes présentes dans la revue de 1981, et y adjoint à la fois quelques artistes qui en furent proches (dont Laura Grisi) et une douzaine d’autres, portugaises ou brésiliennes, dont certaines plus jeunes. Parmi les vingt artistes, il y a deux hommes, dont les pièces sont tout à fait pertinentes, mais qu’un dogmatisme étroit aurait sans doute exclus.
Parmi les artistes historiques, la plus extraordinaire est Ana Mendieta : dans la revue (page 22), elle signait un texte sur une Vénus noire des Caraïbes, réfractaire à la « civilisation » des colons. D’elle, on voit ici deux vidéos des séries « Silhouettes », l’une de sable que l’eau recouvre et l’autre de poudre qui brûle : formes anthropomorphes modelant grossièrement son corps qui disparaît, fusionnant avec la nature, avec la terre-mère.
Cette matérialité, ce rapport physique avec la nature, la terre, les pierres, le sable, on les retrouve dans bon nombre des oeuvres ici présentées : Graça Pereira Coutinho avec des monticules de sable et des sachets de paille suspendus, Maria José Oliveira avec des panneaux d’argile craquelée, Monica de Miranda avec des photos brodées de fils de coton (on peut aussi aller voir son exposition en cours sur les marges de Lisbonne), Irene Buarque avec des pierres peintes et des fausses pierres en céramique, Faith Wilding avec des ornements baroques dorés couverts d’écriture (elle était dans le numéro d’Heresies avec Seed Work, p. 23, et, par ailleurs, je me souviens de sa performance avec Judy Chicago) et, encore plus concrète (faisant naître un désir haptique déraisonnable), la Femme-Terre-Vive de Clara Menéres, colline herbue d’anatomie féminine, fusion d’un corps féminin réduit au torse, seins et sexe avec une nature verdoyante, là aussi une disparition du corps : une oeuvre audacieuse, révolutionnaire et poétique (dans l’exposition, seulement des photos et dessins de cette sculpture).
Une forme de poésie engagée, c’est en fait ce qui caractérise le mieux la démarche de la plupart des artistes de cette exposition. C’est vrai des sérigraphies sensuelles de la Brésilienne Teresinha Soares, une réappropriation féminine de l’érotisme, qui, sous la dictature militaire, furent fort controversées; c’est vrai de l’enquête que mène la Chilienne Cecilia Vicuña demandant aux habitants de Bogota ce qu’est, pour eux, la poésie (elle aussi dans Heresies avec le verre de lait, traces d’une performance activiste p. 71); c’est vrai aussi des sculptures fines et légères en forme de semences du Portugais Rui Horta Pereira faites avec du fil de PET, qui semblent flotter au milieu de l’espace, qui se tordent au moindre courant d’air et dont la perception change selon l’angle et la lumière.
Enfin, ouvrant l’espace et le discours, l’installation d’Uriel Orlow sur la culture du thé Artemisia et ses bienfaits dans la lutte contre le paludisme (et peut-être contre le Covid), est, comme souvent chez lui, un édifice à plusieurs niveaux : la culture de ce thé par des coopératives de femmes au Katanga, son élévation au rang de symbole quasi politique par la chanson (et par ce petit tableau de publicité naïve), l’interrogation de l’artiste sur sa propre appropriation des images en miroir de l’appropriation coloniale de matières premières au Congo et ailleurs, et, enfin, la « participation symbolique » du spectateur à qui un thé est offert. Une oeuvre éminemment politique sur le monde post-colonial et les rapports Nord-Sud, replaçant l’écoféminisme dans une perspective plus globale.
Une réflexion sur “Art et écoféminisme”