
Eugène Delacroix, Déposition, 1844, peinture murale à la cire, 295x425cm, Église Saint-Denys-du-Saint-Sacrement, Paris
Puisque nos gouvernants ont fermé les musées mais ont laissé ouverts les lieux de culte (après tous ces discours sur la laïcité à la française), un de nos seuls recours pour voir des oeuvres d’art non-contemporaines (pour les autres, les galeries sont ouvertes) ces jours-ci est d’aller dans les églises. En effet, temples, synagogues et mosquées sont aussi des lieux fort respectables où souffle l’esprit, mais affichent une esthétique plutôt désincarnée, ne se traduisant guère dans le registre plastique, en tout cas à Paris (toutefois, à Lutherstadt …). Et donc, pour avoir droit à quelques émotions esthétiques devant des tableaux en France ces jours-ci, il faut être tala (et pas talo, ni patala). Je vais donc, au hasard de mes dérives parisiennes, vous proposer, de-ci de-là, quelques tableaux. Le premier est des plus accessibles, car plus d’un d’entre nous a déjà vainement vogué de médiocrité en plagiat dans des galeries du Marais un samedi après-midi : alors, pour se ressourcer, réparer sa rétine endommagée et reprendre espoir dans les vertus de l’art, rien de tel que d’entrer dans l’église Saint-Denys-du-Saint-Sacrement, au coin des rues de Turenne et Saint-Claude, et plus précisément dans la sombre première chapelle à droite.

Rosso Fiorentino, Le Christ mort, 1537/40, huile sur panneau de bois, transposée sur toile en 1802, 127x163cm, Musée du Louvre, Paris
Mais ne vous précipitez pas pour glisser l’euro déclencheur du mécanisme d’éclairage. Goûtez d’abord le tableau devant vous dans cette pénombre excessive, vous n’en verrez que mieux les formes, à défaut des couleurs. Et quand, au bout de quelques instants de recueillement, vous allumerez, les couleurs en jalliront d’autant mieux pour vous éblouir. Ce n’est, contrairement à ce que vous lirez ici ou là, ni une Descente de Croix, genre bien connu où le corps du Christ est encore dans un mouvement descendant (que freine ce bon Nicodème), ni une Pietá, genre encore plus connu, plus statique, où le cadavre du Christ repose dans le giron de sa mère, en général seule et posée, ni un Transport au Tombeau, tableau plus dynamique. Ici nous sommes entre deux, le corps n’est plus en décrochage, mais il n’est pas encore vraiment en repos sur les genoux de la Vierge. Et on le nomme donc Déposition. Car ce corps flotte encore un peu, sa position semble défier les lois de la pesanteur, il y a comme un vide sous lui, on dirait qu’au lieu des genoux de la Vierge, c’est un coussin d’air qui le sustente. Et Marie n’est pas encore paisible (sinon apaisée), étreignant son fils mort, elle est ici encore dans la lamentation, dans l’excès de sentiments, le hurlement de douleur : d’ordinaire, on ne la voit pas s’exprimer aussi violemment, aussi peu sobrement, et visage et corps torturés par la douleur sont plutôt l’apanage de Madeleine. Ici, chose rare, la douleur de la Vierge prend la forme d’une extension, d’une élongation de ses bras jusqu’à vouloir toucher une limite, repousser un mur. Ici, Marie est Croix, ses bras horizontaux sont homothétiques à la croix hors champ (on voit bien un tronçon penché au premier plan, mais c’est sans doute la croix du Bon Larron, il ne peut y avoir eu un tel retournement des personnages). Seul ou presque, Rosso Fiorentino (peintre mélancolique et suicidaire) a donné à sa Vierge une telle dynamique, une telle démence pourrait-on oser dire, la folie d’une mère dont le fils est mort; mais, dans une composition plus ramassée (ci-dessus), la sienne semble arabe ou métisse, et un personnage (Jean ? ou une Sainte Femme ?) la soutient en posant la main sur son sein. Comme ce tableau est au Louvre depuis 1798, peut-ètre a -t-il influencé celui que nous regardons.

Eugène Delacroix, Déposition, 1842/43, huile sur papier marouflé sur toile, 95x125cm, Musée Eugène Delacroix, Paris
La lumière qui tombe sur les protagonistes contraste avec le fond sombre, trop sombre. Le rouge domine, la robe flottante de Jean qui dessine un tourbillon, celle plus compacte de Joseph d’Arimathie, le capuchon de Nicodème entre eux deux, la tunique plus sombre de Madeleine, mais aussi la barbe et les cheveux du Christ, sa plaie au flanc et le linge taché de sang, les bras roses de Madeleine à droite et de Marie Jacobé à gauche, et même le petit personnage au second plan (qui, contrairement à la légende, ne ressemble guère au peintre). Tout ce rouge sourd, assombri, construit comme un cadre autour de la peau blanche et par endroit verdâtre du mort. La douleur des personnages est humaine, réelle, brutale, assez loin des conventions plus sobres de l’époque, et la blonde Madeleine nous regarde de face, nous prenant à témoin de sa douleur. C’est un tableau violent, un tableau de sang et de douleur, de cris et de lamentations (détails dans cette vidéo).

Eugène Delacroix, la lamentation sur le corps du Christ, 1857, huile sur toile, 68x76cm, Staatliche Kunshalle, Karslruhe
Delacroix, car c’est lui bien sûr, le peignit en 15 jours, directement sur le mur, sur des enduits trop sombres préparés par son assistant Lassalle-Bordes, qu’il eut du mal à éclaircir. La genèse de la peinture avait pris cinq ans, entre réticences du préfet Rambuteau, demandes de l’inspection des beaux-arts d’ôter les anges (bien visibles dans l’esquisse du Musée Delacroix), bouderies du curé mécontent, et surtout Delacroix était alors très occupé au Sénat et à l’Assemblée Nationale. Une esquisse inversée est au Louvre et une autre (plus haut) au Musée Delacroix (qui conserve aussi ce dessin, plus éloigné de la composition finale), mais elles n’ont pas le même souflle, la même force. De plus l’inversion finalement choisie pour l’église donne une dimension plus ascensionnelle au tableau, la diagonale des têtes de Marie Jacobé, de la Vierge et de Joseph d’Arimathie, montant vers la droite, est bien plus dynamique. Le tableau ci-dessus, plus tardif, conservé à Karslruhe, est aussi inversé, mais reprend certains des éléments de celui dans l’église : dominante rouge, agitation du vent, regard frontal de Madeleine (plus dénudée). Quand la peinture fut dévoilée dans l’église, la plupart des critiques furent hostiles : honteux ! charlatanisme !, mais pas toutes : « c’est la vérité même, c’est mieux que de l’art, s’il est possible, car c’est le coeur, l’humanité et la vie » (Paul Mantz, L’Artiste, 2 février 1845). Mais, comme souvent, Baudelaire eut le mot de la fin, lors du salon de 1846 : « Ce chef-d’oeuvre laisse dans l’esprit un sillon profond de mélancolie. »