
Aujourd’hui, une double femme sauvage. Non point l’archétype jungien, dont les interprétations sont parfois tendancieuses. Mais deux fois une femme des bois, semi-animale, velue (Rutebeuf dit d’elle que sa poitrine était « moussue »), vêtue de sa seule chevelure, la peau noire, émaciée, vivant dans le désert loin des hommes. Une animalité qu’on pourrait aisément sexualiser, mais qui, ici, est transcendée dans la piété et la repentance. Marie l’Égyptienne se prostitua à Alexandrie de 12 à 29 ans (on pense à Pierre Louÿs), puis partit en Palestine, payant son passage de ses charmes; une fois à Jérusalem, elle ne put pénétrer dans le Saint-Sépulcre, une force invisible lui en interdisant l’entrée. Réalisant alors ses péchés, elle se repentit et partit dans le désert de l’autre côté du Jourdain, y vivant pendant 47 ans avec seulement trois petits pains qu’elle avait achetés avant son départ avec trois deniers reçus en aumône. L’anachorète Zosime la rencontra et ui donna la communion, elle mourut peu après et Zosime l’enterra avec l’aide d’un lion. Sa chevelure abondante est certes un signe du dédain qu’elle avait pour son corps une fois ermite, corps qui était auparavant son trésor le plus cher quand elle se prostituait; c’est aussi une marque de pudeur qui cache sa nudité, et, enfin, ce sera son linceul.

Et donc, à Saint-Germain-l’Auxerrois, l’église des Rois, il y a deux statues de Marie l’Égyptienne : celle du porche n’est qu’une copie (moulage ?), sans doute par Louis Desprez, et il faut aller dans une des chapelles à droite pour voir la statue originale, de la fin du XVe siècle ou du début du XVIe, en pierre polychrome, un des rares vestiges de la polychromie statuaire. La sainte à la beauté juvénile, au visage doux, les yeux en amande (le droit plus éteint que le gauche), n’est pas entièrement nue, un tissu bleu ceignant son bassin; elle n’est pas maigre du tout (voyez ses cuisses !) et sa peau est bien blanche : une vision occidentalisée et esthétisée. Il faut aller voir des représentations d’elle dans le culte orthodoxe (où elle est très vénerée et aussi cette vidéo), pour la voir plus réalistiquement représentée (ici aussi), maigre et noire (que sa noirceur de peau soit celle d’une Africaine ou qu’elle soit due au soleil du désert).

C’est une sculpture élégante, empreinte de calme et d’harmonie, sans rien traduire des tourments et des tentations de la sainte, ni de son passé tumultueux : comme si la grâce divine l’avait apaisée. Quelques autres représentations de cette sainte : ces vitraux à Auxerre (un lien possible avec l’église parisienne ?). une toile de Ribera à Naples, une statue de Carmona à Valladolid et cette hideuse statue (enceinte ?) à la collégiale d’Écouis). Moins connue et mois vénérée que Marie-Madeleine, elle est parfois confondue avec elle : comme le souligne l’historienne d’art Penny Howell Jolly, toutes deux, pécheresses repenties, sont d’un accès plus aisé pour nous, simples pécheurs, que ne le sont les saints plus purs. Et, au fil des recherches sur Marie l’Égyptienne, on a la petite surprise de tomber, plutôt que sur Balzac ou Lacarrière, sur un beau texte de Gabriel Matzneff dans Le Monde en 1980 : la « felix culpa », le salut par l’érotisme, elle qui sait « grâce à [son] expérience de l’éros physique et à sa conversion en éros divin, s’enflammer d’amour pour le Créateur » (citation par Matzneff de Jean Climaque, L’Échelle sainte). Qui aurait imaginé que mon périple dans les églises parisiennes comme ersatz muséal m’aurait amené à citer Matzneff ?