Périples parisiens tala 10 et dernier : Saint-Séverin

Jean Bazaine, Le Mariage, 1967, vitrail, église Saint-Séverin, Paris

en espagnol

Dans Paris intra muros, il y a relativement peu d’art contemporain dans les églises, excepté à Saint-Eustache qui accueille d’ailleurs fréquemment des installations temporaires (comme celle-ci à laquelle j’avais participé). J’ai donc voulu conclure mes périples par l’église Saint-Séverin pour la galerie qui en dépend et pour les vitraux de Jean Bazaine qui datent de 1967 (le maître verrier fut Henri Déchanet). Saint-Séverin a toujours été mon église parisienne préférée, ce fut ma paroisse (si tant est que j’en eus une) et l’élégance des voûtes flamboyantes en palmier et du double déambulatoire avec son pilier tors m’avait séduit au premier abord, une « délicieuse flore de pierre » disait Huysmans. Ce déambulatoire est illuminé par les vitraux de Bazaine, motifs abstraits aux couleurs vives, plus chaudes au Nord (à gauche), plus sourdes au Sud. Chaque baie est de forme et taille différentes, chaque vitrail est consacré à un sacrement : l’extrême-onction (dans une dominante orange), le mariage (à dominante jaune; ci-dessus), la confirmation (rouge), deux vitraux pour le baptême (bleu), l’eucharistie (rouge), la pénitence (orange), et l’ordre ou sacrifice (violet). Alors que pendant des siècles, depuis la fin du Moyen-âge, le vitrail avait très souvent été répétition stérile et oiseuse, est apparu, au milieu du XXe siècle, avec Manessier, Bazaine et quelques autres (et ensuite Soulages à Conques ou Robert Morris à Maguelone), un nouvel art du vitrail abstrait : non plus une figuration narrative (comme avec Chagall, l’Art Nouveau, ou Raysse), mais la construction d’un environnement de lumière et de couleur dans lequel le fidèle est plongé tout entier. Ceux de Bazaine en sont le plus bel exemple à Paris. Avançant lentement dans le déambulatoire au rythme des piliers par une journée ensoleillée, on est tour à tour nimbé d’orange, de jaune, de rouge, puis de bleu ou de violet. Chaque vitrail est accompagné d’une parole sainte choisie par l’artiste, d’Isaïe à l’Épitre aux Corinthiens : celle du mariage, tirée du Cantique des cantiques, comme il se doit (VIII, 7), dit : « Les grandes eaux ne pourront éteindre l’amour, ni les fleuves le submerger ». Ce vitrail du mariage, sacrement de l’amour, est le seul vitrail d’un seul bloc, car sa fenêtre n’est point ornée de meneaux, seuls les plombs y dessinent les contours. Cet ensemble est peut-être, esthétiquement parlant, le lieu le plus spirituel de tout ce que j’ai vu, celui où la foi ou l’émotion sont les plus pures, les moins soumises à la narration, au détail, au pittoresque.

Claude Vignon, Saint Paul, 1630-40, huile sur toile, détail

Si, avant Bazaine, certains vitraux historiques de Saint-Séverin étaient déjà remarquables (en particulier l’Arbre de Jessé de 1482 en façade, mais c’est un trésor caché peu visible de l’intérieur à cause de l’orgue), on ne peut en dire autant des peintures : Flandrin, Heim, Signol, Schnetz, Hesse, Biennoury, etc. ont sévi ici (Huysmans, en esthète averti, les qualifiait, p.180, de sinistres, et il disait sa joie de les voir pourrir et s’éteindre dans l’humidité des chapelles; mais d’autres vitupèrent …). On remarque quand même un très sombre Saint Luc écrivant l’Évangile, de Trophime Bigot à gauche et, dans le curieux Saint Paul à la barbe frisée du prolifique Claude Vignon, au-dessus de la porte d’entrée de la sacristie, une nature morte de papiers, plumes et encrier du plus bel effet, comme jaillissant du tableau. Petit détail, j’ai cherché sans la trouver cette clef de voûte de la fin du XVe montrant une discussion conjugale semble-t-il très animée entre les parents de la Vierge (mais ce serait en fait un baiser exprimant la chaste conception de l’enfant).

Pierre Brueghel le Jeune, Crucifixion, vers 1600, huile sur bois, 90x130cm

Mais il faut passer la porte, sous l’égide du sacristain, pour voir le seul tableau de Pierre Brueghel le Jeune actuellement visible à Paris. Comme souvent chez lui, il s’agit d’une copie, autour de 1600, d’une Crucifixion de son père de 1559, laquelle a disparu. Le fils en a effectué au moins trois copies : l’une est à Philadelphie, l’autre en mains privées, et la troisième ici même, dans la sacristie que ce visiteur a qualifiée de placard à balais. Pour le Carême de cette année, le Père Vincent Thiallier, vicaire de Saint-Séverin, a rédigé un texte très complet autour de ce tableau (en quatre parties : I, II, III et IV), comme vecteur d’une méditation sur la Passion à partir d’une analyse iconographique très détaillée que je vous conseille de lire. Ce que nous voyons là, c’est une crucifixion en cours : le Christ est déjà crucifié, on vient juste d’en terminer avec le mauvais larron, et on est en train d’ériger la croix du bon larron, d’où une composition assez peu fréquente, moins verticale que de coutume. Le montage ci-dessous est extrait du texte du Père Thiallier.

Pierre Brueghel le Jeune, Crucifixion, vers 1600, détails (P. Vincent Thiallier)

Au lieu d’une scène resserrée sur quelques protagonistes, les croix émergent d’une confusion tumultueuse, une foule de peut-être 150 personnes, des soldats (au premier plan, trois d’entre eux se disputent la tunique du Christ), des dignitaires à cheval (dont un homme en manteau rouge attirant le regard). L’oeil errant dans cette foule bigarrée ne trouve la Vierge qu’au bout d’un moment, non pas au pied de la Croix comme d’ordinaire, mais à l’arrière-plan à droite, réconfortée par trois Saintes Femmes, par Jean et par Joseph d’Arimathie. Et, autre originalité, la scène, au lieu d’être au sommet d’un mont, est ici surplombée par de hautes montagnes sauvages, avec Jérusalem au loin, et le Dôme du Temple au fond dans l’axe central, alors que la Croix est décentrée (ce qui, selon l’exégèse citée plus haut, dénote le lien entre le Temple et la Croix, entre l’Ancien et le Nouveau Testament). Ce tableau est donc, à bien des égards, une Crucifixion assez originale; on en trouve très peu de traces dans la littérature et même dans les bases de données.

Georges Schneider, Notre-Dame du Beau Savoir, 1985, bronze

La chapelle construite par Mansart en 1673, ovale, claire et d’un classicisme contrastant avec le gothique flamboyant de l’église, ne se visite pas, en principe, elle est réservée à la prière, ce que je respecte et regrette, car d’une part c’est là que sont montrées, en rotation, les 58 planches du Miserere de Rouault (qui fut apprenti-verrier ici même), et d’autre part elle héberge un autel, un ambon, un tabernacle et deux statues en bronze de Georges Schneider, cette Vierge à l’enfant, dite Notre-Dame du Beau Savoir, patronne des universitaires, où la forme de l’enfant Jésus pourrait rappeler un livre ouvert, et un Christ de douleur, tordu et suspendu sur le mur clair; mais on ne peut rester là, pas le temps d’admirer.

Vue de la galerie Saint-Séverin depuis le porche de l’église, photo de l’auteur

Et enfin, juste devant l’église se trouve le plus petit centre d’art contemporain de Paris, géré par l’association Art Culture Foi, qui expose depuis 30 ans dans cette vitrine une oeuvre, une seule, en lien avec la spiritualité chrétienne, et, plus particulièrement cette année, avec les questions de migration et d’exil (j’y avais vu, il y a presque douze ans, Claude Closky). Sous l’énigmatique intitulé Pétrichor (que l’artiste explicite ici), Giulia Andreani y montre (jusqu’au 31 janvier) son tableau Il ratto di Europa (le rapt d’Europe) où quatre médecins cavaliers de l’Apocalypse, impuissants, résignés, vont laisser leur jeune patiente mourir : l’Europe, non pas l’U.E., mais notre culture, nos Lumières, nos antiques solidarités, notre hospitalité et notre ouverture au monde, tout ce qui se délite inexorablement ici depuis plusieurs années. Et c’est sur cette note quelque peu pessimiste et angoissée que s’achèvent, pour l’instant, ces périples dans des églises parisiennes, dont je ferai le bilan demain.

3 réflexions sur “Périples parisiens tala 10 et dernier : Saint-Séverin

  1. Gérard DUROZOI dit :

    Connaissez-vous les vitraux d’Eugène Leroy dans l’église de Malo les Bains ? Ils ne ressemblent pas vraiment aux toiles de sa « maturité » (ni d’ailleurs à celles de sa jeunesse artistique), et filtrent admirablement la lumière…

    [J’ignorais que Leroy avait fait des vitraux. On n’en trouve que des mentions très succinctes sur le net. S’agit-il de ceux-ci ?
    https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Dunkerque_-%C3%89glise_Notre-Dame-du_Sacr%C3%A9-C%C5%93ur_de_Malo-les-Bains1.jpg
    et
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Utilisateur:Peter17/Mes_photos/59#/media/Fichier:Dunkerque_-
    %C3%89glise_Notre-Dame-du_Sacr%C3%A9-C%C5%93ur_de_Malo-les-Bains-_5.jpg
    et
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Dunkerque%C3%89glise_Notre-Dame-du_Sacr%C3%A9-C%C5%93ur_de_Malo-les-Bains-_2.jpg
    ]

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