La supercherie Vivian Maier

Vivian Maier, Chicago, 1960, tirage chromogène original

en espagnol

Si vous ne savez rien de Vivian Maier, allez voir son exposition au Musée du Luxembourg (jusqu’au 16 janvier), vous y verrez le déroulé de la légende construite autour d’elle : ses autoportraits, ses scènes de rue, ses portraits, ses photographies d’enfants, son intérêt pour la mode (avec borne interactive pour mieux comprendre), etc. Vous y verrez même son chapeau (des copies sont en vente à la boutique) et ses appareils photo. Certes, dans cette présentation orientée, vous ne saurez rien de ses voyages autour du monde, ni de sa fréquentation des musées, ni de sa fascination pour la mort, ni de son regard ambigu sur les amoureux, ni de ses positions politiques, ni rien de ce qui pourrait ternir l’image qu’on construit d’elle. Par contre, vous aurez droit en prime à quelques citations bien niaises aux murs, dont la pire est sans doute celle du « simili-poète » Bernard Noël (comme le qualifiait Annie Le Brun).

Vivian Maier, Chicago, sans date, tirage posthume 2020

Toutefois, et c’est un progrès par rapport aux expositions précédentes du même « business team » collectionneur + commissaire + galeriste à Tours, au Portugal, ou ailleurs, il y a ici un peu d’analyse formelle, par exemple sur les gestes (dits « interstitiels ») qu’elle photographie, ou sur certaines photographies tendant vers l’abstraction dans la dernière section, comme ci-dessus. Il y a aussi ses petits films, dénués d’intérêt et même le son de sa voix.

Vivian Maier, sans lieu, sans date, tirage chromogène original

On sait que Vivian Maier a fait très peu de tirages (« vintage », comme ils disent), mais a laissé des milliers de négatifs jamais tirés et des centaines de films jamais développés; or ces expositions présentent uniquement ou principalement les retirages faits par le « team » (« choix de la commissaire avec l’accord de l’Estate »). Mais, sans le vouloir, cette exposition est révolutionnaire, car dans sept cas (sauf omission), elle montre côte à côte le petit tirage original fait par Vivian Maier et le grand tirage posthume récent. Et alors la supercherie éclate, la dénaturation du travail de Vivian Maier par ce « team ». Dans tous les cas, les tirages tardifs sont faits pour accrocher l’oeil : grand format, cadrage plus large, tons plus contrastés, peaux noires bien noircies (comme les deux enfants dans la voiture, ou le bébé au Zoo dans les bras de son grand-père au ballon). Alors que Vivian Maier avait choisi de recadrer les scènes, de les composer pour leur donner plus d’intensité (et dans un cas, de la retourner), le tirage tardif reprend la totalité du négatif tel quel, sans choix de recadrage, et, par exemple, dilue le vieil homme au visage ridé en nous distrayant avec sa cravate ridicule que Vivian Maier avait exclue. Comme la quasi-totalité des images présentées ici sont des tirages tardifs, il faut s’attarder sur ces sept tirages originaux pour comprendre à quel point la vision qu’on nous présente ici du travail de Vivian Maier n’est qu’une construction artificielle niant ses choix propres et privilégiant l’effet (grands formats, images choc et « plaisantes » privilégiant le spectacle), ce que certains trouvent « plus beau, plus soigné ».

Vivian Maier, sans lieu, sans date, tirage chromogène original

Toutefois les tirages chromogènes montrés ici sont tous des originaux ; je n’ai pas vu d’explication de la décision du « team » de ne pas les retirer, mais c’est tant mieux. Il y a ici plusieurs ensembles de photographies couleurs, un ensemble d’une vingtaine montrant l’obsession de Vivian Maier pour les journaux, un autre ensemble d’une trentaine de petits formats couleurs (au Leica), plus encore une quinzaine disséminés dans l’exposition. Certains sont tout à fait étonnants de par leur composition et leur harmonie. La photographie ci-dessous, énigmatique à souhait, montre l’oeil d’un enfant caché sous une chaise longue à sangles croisées.

Vivian Maier, sans lieu, 1961, tirage chromogène original

Pour compléter la construction du mythe Vivian Maier, la biographie rédigée par Ann Marks (généalogiste amateur et ex responsable marketing de Dow Jones) est mise en avant (traduction en français chez delpire, reçue en service de presse) : basée sur des recherches importantes dans les archives d’état-civil, elle fournit une chronologie détaillée, mais dresse un portrait psychique de Vivian Maier qui tient plus de la psychologie de comptoir que de l’expertise. Et ses annexes prennent vigoureusement la défense du collectionneur et de son compère en les absolvant de toute faute et en reproduisant leur argumentation, tant sur le plan juridique (à qui appartiennent ces photographies ?) qu’esthétique (a-t-on le droit de retirer les photographies ?). Si vous lisez l’anglais achetez plutôt le livre de l’artiste et chercheuse Pamela Bannos qui est bien plus critique et plus sérieux, n’a pas été sponsorisé par les deux collectionneurs, lui, et, du coup, n’a pas été autorisé à reproduire les photographies de leurs collections … (absent de la boutique, bien sûr).

7 réflexions sur “La supercherie Vivian Maier

  1. djimi rachid dit :

    Ou comment fabriquer une star,quelle époque!!!heureux les peintres de la renaissance qui savaient ou ne savaient pas faire de l’art!!

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  2. Ah ! Que je suis d’accord avec vous. D’accord point par point avec votre analyse. J’ai été révolté pas après pas dans cette exposition par ce que vous qualifiez très justement de supercherie.
    La même démarche aurait été adoptée par une galerie que je n’aurais pas été surpris (à l’instar des posters en tirage argentique numérotés commercialisés pour des photos de Seydou Keïta), mais s’agissant d’un grand musée cela est consternant, désolant, scientifiquement affligeant.
    Merci de l’avoir dit !

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  3. Solidaire de cette démolition bien argumentée, en revanche même si une citation te parait faiblarde cher Marc je suis absolument défavorable à l’ignoble formule gratuite sur Bernard Noël, le poète de référence aujourd’hui c’est ce nullard de houellebec, signe de notre époque zemmourisée…

    [ « de référence » ??? Ces qualifications ordonnatrices me font toujours frémir …

    Je t’offre cette citation de Du trop de réalité (2000) d’Annie Le Brun (je ne sais pas si elle est « de référence », mais je la respecte beaucoup) :

     » C’est ainsi que depuis quelques années la poésie se prosaïse et le roman se poésise.
    Il n’est que de lire les quelques lignes du poème Forbach de Bernard Noël, depuis peu placardé dans les wagons du métro, pour apprendre que dans le Nord l’hiver est froid, que le travail des ouvriers est pénible et que, de toute façon, la vie est courte. Mais je laisse juge le lecteur qui n’a pas eu la chance de voyager dans le bon wagon :
    Partout les temples de la vieille misère
    maisons de peine et d’attente et de trop peu
    être humain est un long travail d’illusion
    la neige et le froid un bien petit hiver
    à côté des exigences de l’espoir
    .  »

    La citation aux murs de l’exposition était du même acabit :
    « La main touche là-bas. La terre passe, l’ombre s’efface. »

    Quant à Houellebecq, qui n’est pas poète, évidemment ]

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  4. Away we go dit :

    N’oubliez pas le service après-vente, avec la vente de sirop d’érable et de marshmallow, à la fin de l’expo, à la boutique. Rarement vu un truc pareil.
    Cela résumait à lui seul, toute l’expo.
    Mais le musée du Luxembourg, est assez mauvais en général.

    Malgré cela, Vivian Maier, n’est pas mauvaise photographe non plus.
    La couleur, on l’oublie, par contre.

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