
Il y a eu relativement peu d’expositions sur l’influence qu’Edvard Munch a pu avoir sur des artistes contemporains. Il me semble que la seule exposition instaurant un dialogue entre Munch et des artistes contemporains fut Munch Revisited (Dortmund 2005), qui ratissait large avec 36 artistes plus ou moins connus (dont Doig, Baselitz et Emin, également présents ici). Par contre plusieurs expositions ont concerné les rapports entre Munch et un contemporain : Jasper Johns en 2016, Andy Warhol en 2018, Marlene Dumas en 2018, et Tracey Emin en 2021 (de plus, pour des artistes plus historiques, il y a aussi eu quelques expositions mettant son oeuvre en perspective avec celles de van Gogh (Oslo 2015), de Hodler et Monet (Marmottan 2016 et Martigny 2017) ou des expressionnistes (Neue Galerie 2016)). L’exposition qui vient d’ouvrir à l’Albertina à Vienne (jusqu’au 19 juin) est donc la bienvenue, car, à côté de plus de 60 oeuvres de Munch, et non des moindres, elle présente en perspective des travaux de sept artistes contemporains, les quatre mentionnés ci-dessus, Johns, Warhol, Dumas et Emin, et aussi Georg Baselitz, Miriam Cahn et Peter Doig. N’étant pas certain de pouvoir aller voir l’exposition à Vienne, je souhaite vous présenter d’ores et déjà le catalogue (en anglais ou en allemand ; Prestel, 2022, 280 pages, plus de 150 reproductions pleine page; contrairement à l’annonce sur le site de Prestel, Louise Bourgeois et Francis Bacon sont absents du catalogue et de l’exposition). Plutôt qu’un dialogue oeuvre par oeuvre, le catalogue présente d’abord les soixante oeuvres de Munch et ensuite, pour chacun des sept artistes, entre 5 (Johns) et 19 (Warhol) oeuvres, choisies, si j’ai bien compris, par l’artiste et non par les curateurs.

Dans la partie consacrée à Munch, la moitié des oeuvres sont des tableaux d’après son virage de 1908, moment où, après son passage dans une clinique psychiatrique pour « soigner ses nerfs », il évolua vers un style et des thèmes différents : alors que la majorité des critiques (et des amateurs) ne s’intéressent qu’aux toiles plus tragiques et expressionnistes de la période 1890-1908, et négligent, voire méprisent, les dernières 36 années de son travail, le choix de mettre ici l’accent sur ces paysages, ces ouvriers, ces paysans, sur cette peinture plus colorée, plus fluide, qui caractérisent cette période, est fort judicieux. Pour la première période (1895-1907), la moitié (16 sur 30) des oeuvres présentées ici sont des gravures, surtout sur bois, un médium dans lequel Munch a excellé et innové; si certaines des toiles de cette première période sont bien connues (Le Baiser, Madonna, L’Enfant malade, Jalousie), d’autres le sont moins comme cette Pluie d’automne de 1892 ci-dessus. Les oeuvres ne sont pas accompagnées d’une notice individuelle, on ne peut que regretter l’absence de contexte. Les thèmes principaux qui ressortent ici, et qui sont ceux qui ont inspiré les artistes contemporains, sont à la fois liés au sujet (les émotions, les angoisses, l’amour, le désir et la mort, mais aussi la nature) et à la facture des oeuvres (inventivité, créativité, travail sur la gravure, peinture souple, laissant apparaître la toile). Si vous voulez en savoir plus sur Munch, ce n’est sans doute pas le livre le plus adéquat (ni l’exposition), mais là n’est pas son but.

Chacun des artistes contemporains présentés ici a été influencé par les sujets et par le style de Munch à des degrés divers. L’influence la plus formelle concerne certainement Jasper Johns et Andy Warhol. Johns part d’un motif dans un des derniers autoportraits de Munch (1940-43; absent de l’exposition) où il se représente vieux, d’une rigidité quasi cadavérique, entre une pendule sans aiguille et son lit, attendant la mort. Johns, refusant tout pathos, déplie, multiplie et recolore le motif géométrique blanc, rouge et bronze du dessus de lit. Se détachant de la lecture habituelle privilégiant émotion et tragédie, il rend hommage au talent du peintre, à sa composition, et, surtout, à ce flirt incertain avec l’abstraction que Munch, peintre figuratif mais expérimental, entretint toute sa vie.

Andy Warhol fut fasciné par les gravures sur bois de Munch, par sa capacité à composer et assembler des blocs colorés, par la manière dont la matière même du bois apparaît dans la gravure où les veines et les noeuds du bois deviennent des lignes du dessin, et par son intérêt pour le multiple. Warhol a donc décliné en sérigraphie quatre des grandes gravures emblématiques de Munch : Madonna, Eva Mudocci à la broche, le Cri, et l’autoportrait au bras de squelette. Ce choix n’est évidemment pas innocent : une femme idéale pendant l’amour, une femme réelle, désirée, aimée mais (plus ou moins) inatteignable (Eva Mudocci était lesbienne), une angoisse absolue, et l’artiste grave et serein, déjà marqué par la mort. Réinterprétant ces icônes, conservant leurs lignes mais les transposant dans un autre médium, les mutant dans d’autres couleurs, Warhol semble leur redonner une vigueur nouvelle.

Ce qui a le plus intéressé Peter Doig, semble-t-il, ce sont les paysages de Munch, la scansion verticale des arbres et la lumière lunaire qui les baigne : là aussi une inspiration plutôt formelle, mais qui va de pair avec la dimension méditative, silencieuse, mélancolique de ces paysages. C’est d’autant plus vrai qand le paysage est quasi vide, dépeuplé, à l’exception d’un personnage solitaire et désemparé, tout comme dans Les Cendres de Munch (pas dans l’exposition) où, à côté de l’homme abattu après l’amour, la femme exprime son désespoir ambigu dans une pose similaire.

L’influence formelle sur Georg Baselitz est moins évidente, mais il reprend à sa manière certains des autoportraits de Munch, en en soulignant la tension tragique (ainsi que des tableaux d’arbres) . Les nombreux autoportraits de Munch (qui presque toujours se représente plus vieux qu’il ne l’est alors) sont tous empreints de mélancolie, d’angoisse, voire de désespoir. Dans ce tableau des Amants, Baselitz reprend en fait une série de toiles (aucune dans l’exposition) que Munch peignit après que, lors d’une dispute avec son amante Tulla Larsen, un coup de feu partit et une balle de revolver lui brisa un doigt (qui avait tiré ? elle ou lui ? on ne sait). Ces toiles de Munch ont pour titre La Mort de Marat et représentent (sans grand rapport avec le révolutionnaire lui-même) un homme blessé, sanguinolent, couché, et, à côté de son lit, une femme triomphante, parfois nue, sa meurtrière. C’est cette scène traumatique (mais dont la représentation fut cathartique pour Munch) que Baselitz renverse et transpose.

Pour Tracey Emin, c’est la dimension tragique et autobiographique de la peinture de Munch qui est source d’inspiration : mélancolie et peur sont ses thèmes principaux. Sa manière de peindre n’est pas si différente de celle de Munch dans certains tableaux où la ligne devient incertaine et où la couleur laisse voir des parties de la toile laissées brutes, vierges. Dans l’exposition, Emin présente aussi un film, Hommage à Edvard Munch et à tous mes enfants morts, une allusion très claire à ses avortements, où, sur un ponton au bord de l’eau devant la maison de Munch à Åsgårdstrand, un cri long et tragique sort du corps nu et prostré de l’artiste, une évidente citation.

Chez Marlene Dumas, c’est aussi l’intensité émotionnelle de Munch qui s’impose : il est question d’amour et de douleur, d’identité et de mort. Son travail le plus étroitement lié à Munch n’est pas présent dans cette exposition : elle avait transposé en Venus et Adonis la série graphique de Munch Alpha et Omega. Mais il y a plusieurs toiles ici qui, sans être des citations littérales, évoquent fort bien l’univers de Munch. Celle ci-dessus, Blanche-Neige au bras cassé, tout en reprenant le thème de la blancheur de peau courant chez la Sud-Africaine Dumas et celui de la fabrication des images avec l’appareil photo au premier plan, évoque aussi, dans cette composition cadavérique (Holbeinesque), l’épisode tragique de Munch blessé à la main par cette balle de revolver : il s’était peint (ce tableau n’est pas dans l’exposition) sur la table d’opération, nu, sanglant, et sous le regard des spectateurs, comme ici les Sept Nains.

Le choix le moins convaincant est celui de Miriam Cahn. Il y avait pourtant matière, pour une artiste féministe, à évoquer le rapport complexe et ambigu de Munch avec les femmes (et avec La Femme …), son acceptation progressive de la nouvelle condition des femmes dans son pays autour de 1900, ses tragédies amoureuses, et son apaisement ultérieur. Mais rien de tout cela n’apparait dans ces tableaux de Cahn, il n’y est question que d’elle, de ses effrois, de sa sexualité, de ses vues sur l’oppression des femmes; peu en commun avec Munch.

Le catalogue comprend trois essais. Dieter Buchhart évoque plusieurs aspects importants de l’originalité radicale de Munch, le « traitement de cheval » qu’il infligeait à ses toiles, son flirt ambigu avec la non-figuration, sa méfiance envers le marché. La commissaire Antonia Hoerschelmann reprend pour chaque artiste les principales similitudes avec Munch, parfois en poussant le trait un peu loin (la Factory de Warhol inspirée par la relation entre Munch et Auguste Clot, son lithographe parisien p. 34 ? l’organisation – fort banale – de l’espace d’exposition similaire chez Cahn et Munch p. 31 ? la courbe du rivage, un thème commun à Doig et à Munch p. 35 ?), mais le plus souvent de manière juste et synthétique, faisant toutefois un peu double emploi avec les notices de Lydia Eder sur chaque artiste dans le corps du catalogue. Richard Shiff met l’accent sur les formes, leur séparation et leur incomplétude, évoquant aussi Bourgeois et Bacon, ici absents, et appelant Deleuze à la rescousse. Rien d’inoubliable.

Notez aussi que :
– le 20 septembre ouvrira au Musée d’Orsay l’exposition Edvard Munch, « un poème d’amour, de vie et de mort »
– et que sortira en juillet un livre de votre serviteur, titré « Angoisses et Désir selon Edvard Munch » aux Ateliers Henry Dougier
Et n’oubliez pas : on dit [muŋk], pas « mounche ».