Eugène Leroy, magique

Eugène Leroy, Concert champêtre, 1992, huile sur toile, 61x73cm

en espagnol

C’est sans doute la plus grande exposition sur Eugène Leroy (au MAM jusqu’au 28 août) avec cent cinquante toiles et dessins, et il faudrait y rester des jours entiers. On prend un plaisir infini à regarder des toiles d’Eugène Leroy. On colle son nez dessus, on enlève ses lunettes pour mieux voir de tout près, et on se perd dans la cartographie de la toile, ses montagnes et ses vallées, ses coulées de lave, son magma originel, ses champs de couleur, ses flots, ses bulles, ses crevasses. Au milieu d’une masse brune organique, on découvre soudain un minuscule trait écarlate, quasi invisible. Et puis on rechausse ses binocles et on recule, mètre par mètre, lentement, plissant les yeux, déformant sa vision, la concentrant sur la toile, sans surtout se laisser distraire par quoi que ce soit d’autre. Et alors, parfois (mais pas toujours), émerge une tête, un buste, un visage, un corps nu, qu’on devine, qu’on tente de cerner, d’appréhender. C’est seulement ensuite que, épuisé, heureux, on devrait aller lire le cartel. Mais ici, on doit le faire une centaine de fois. Comme l’écrit Dagen, « on se dit vite avec regret qu’il sera impossible de les étudier toutes aussi profondément, car chacune appellerait un exercice de perception particulier. »

Eugène Leroy, Concert champêtre, 1992, détail

Ou bien faire l’inverse : se tenir à distance pour discerner, en plissant encore les yeux, les contours d’un visage ou d’un corps, puis s’approcher au plus près pour saisir la complexité de la peinture. Il n’y a pas de distance juste, pas de vision appropriée, il n’y a que des expériences à avoir, de près ou de loin, naviguant en zigzag au gré des sensations qu’on éprouve face à ces murs de peintures. Se brûlerait-on en s’approchant trop ? Chaque toile est unique, voire double ou triple selon notre regard.

Eugène Leroy, Fleurs, vers 1990, huile sur toile, 61x50cm

Et parfois c’est dans le viseur de l’appareil photographique que le motif apparaît le plus clairement : une vision plus distancée, plus révélatrice. Voyez d’ailleurs ici comme la couleur change selon qu’on est près ou loin. Peu importe le sujet, que ce soit un nu, une tête ou un paysage, il n’est là que pour révéler la peinture : ni motif, ni anecdote, de la peinture pure. Comme disait un critique lors de sa première exposition en 1937 : « Leroy n’est pas un peintre de tout repos. L’art de Leroy est rude, agressif au premier abord.« 

Eugène Leroy, Fleurs, vers 1990, détail

Leroy disait : « Je n’ai pas voulu faire une belle toile, j’ai seulement voulu faire de la peinture. » Ses toiles, qui peuvent peser jusqu’à 90 kg, débordent de matière picturale formant des masses, des flots, se recouvrant sans cesse, avec, sous la couche dure de surface, une peinture restant longtemps molle, mouvante, laissant parfois réapparaître des couleurs enfouies, s’en dissoudre d’autres, donnant à voir d’autres vallées, d’autres amas au fil du temps. Comme de plus Leroy, jamais satisfait, retravaillait sans cesse ses tableaux, c’est bien là une peinture vivante.

Couverture du livre « Toucher la peinture comme la peinture vous touche »

Gros catalogue (65 euros) avec de très nombreuses et belles reproductions, mais qui a eu l’idée saugrenue d’imprimer tous les textes en majuscules, ce qui en décourage la lecture ? Achetez le pour les images, et lisez plutôt son livre d’écrits et d’entretiens Toucher la peinture comme la peinture vous touche, préfacé par Eric Darragon, avec des photographies de Benjamin Katz (L’atelier contemporain, 264 pages, reçu en service de presse). Au milieu d’anecdotes et de récits autobiographiques, de déclarations drôles et provocantes, de cheminements contournés de la pensée, Leroy affirme son refus des concepts classiques de style, de forme, de sujet, récusant la culture dominante de son époque et ancrant son travail dans l’histoire.

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4 réflexions sur “Eugène Leroy, magique

  1. Christine Bole-Richard dit :

    et – est-ce voulu ? – votre texte m’a fait penser à un sonnet de Plantin… que j’ai vu chez moi toute mon enfance, que j’ai lu et relu … simplement dans les conseils que vous donnez our regarder les toiles de Leroy… 8

    Christophe PLANTIN <applewebdata://5C1A3E2B-323B-4E6A-BCF1-86FA7DB16ED7> 1514 – 1589 Le bonheur de ce monde

    Sonnet

    Avoir une maison commode, propre et belle, Un jardin tapissé d’espaliers odorans, Des fruits, d’excellent vin, peu de train, peu d’enfans, Posseder seul sans bruit une femme fidèle,

    N’avoir dettes, amour, ni procès, ni querelle, Ni de partage à faire avecque ses parens, Se contenter de peu, n’espérer rien des Grands, Régler tous ses desseins sur un juste modèle,

    Vivre avecque franchise et sans ambition, S’adonner sans scrupule à la dévotion, Dompter ses passions, les rendre obéissantes,

    Conserver l’esprit libre, et le jugement fort, Dire son chapelet en cultivant ses entes, C’est attendre chez soi bien doucement la mort.

    >

    [j’ignorais ce poème. Merci]

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