Charles Sterling l’oublié

Couverture du livre, avec Anonyme allemand, Armoire aux bouteilles et aux livres, 1470-1480, Colmar, musée Unterlinden.

en espagnol

Qui se souvient encore de Charles Sterling ? Qui est encore aujourd’hui inspiré par lui ? On relit encore avec intérêt Panofsky, Longhi, Focillon, Chastel, mais Sterling ? Seulement sur un sujet précis (la nature morte, par exemple), sans doute, mais guère davantage. Et pourquoi donc ? La thèse de l’historienne d’art Marie Tchernia-Blanchard, publiée aux Presses du Réel sous le titre Dans l’oeil d’un chasseur en un gros livre de 400 pages (48 illustrations en couleur, 30 pages de bibliographie) est une biographie intellectuelle aisée à lire qui analyse fort bien la pensée et l’œuvre de Sterling, étudie en détail chacun de ses écrits, et le replace dans son époque. Charles Sterling (1901-1991), né en Pologne, vient en France à 24 ans pour étudier l’histoire de l’art à la Sorbonne (Michelet) puis à l’École du Louvre ; employé (non rémunéré comme c’était alors la pratique) au musée du Louvre, il doit partir aux États-Unis en 1940 du fait des lois antisémites. Il y est employé par le Metropolitan Museum, pour qui, de retour en France en 1946, il continuera de travailler de manière quelque peu ambiguë tout en étant en même temps conservateur au musée du Louvre. En 1961, peu après le scandale de l’exportation aux États-Unis de La Diseuse de bonne aventure de Georges de La Tour (même s’il n’a pas été impliqué personnellement, contrairement à Germain Bazin, Sterling a souvent été critiqué, en particulier par George Isarlo, pour être trop proche des marchands et pour sa flatterie envers des mécènes comme Robert Lehmann), il quitte le Louvre et l’univers muséal pour aller enseigner aux États-Unis sans que l’auteure soit vraiment en mesure d’expliciter la raison de son départ brutal. Sterling a écrit principalement sur le Moyen-Âge et sur les XVIIème siècle, des ouvrages de synthèse (comme La peinture médiévale à Paris, son ultime livre), mais aussi beaucoup d’études très pointues sur des peintres ou des tableaux méconnus, une liste impressionnante. À la lecture de cet ouvrage, on relève, me semble-t-il, trois grands traits dans la pensée et le travail de Sterling : l’attributionnisme, le catalogage, et la défense du génie français.

Marie-Denise Villers (ex Constance-Marie Charpentier, ex Jacques-Louis David), Portrait de Marie Joséphine Charlotte du Val d’Ognes, 1801, huile sur toile, 161.3×128.6cm, New York, Metropolitan Museum of Art.

L’attributionnisme basé sur le connoisseurship, est plutôt désuet aujourd’hui : trop lié au marché, trop basé sur des considérations subjectives, intuitives, une « interprétation sensible », une « certitude morale ». Dans la pratique de Sterling, à la sensibilité plus littéraire que scientifique, le registre formel prime sur le contexte social de la création, le travail sur archives (qu’il délègue à des étudiants) n’a qu’un rôle secondaire ; il n’utilise jamais l’analyse scientifique technique des oeuvres, certes encore balbutiante au début de sa carrière, mais plus affirmée à la fin : seul compte l’oeil du « connoisseur ». Justes ou fausses, ses attributions, souvent basées sur la comparaison avec d’autres oeuvres, sont parfois controversées. Un exemple intéressant est la désattribution de ce tableau, joyau du Metropolitan présumé alors être de David (et acheté $200 000 en 1922), et que Sterling attribue à Constance Charpentier (l’attribution actuelle est à Marie-Denise Villers) : entre autres critères, Sterling voit là une marque du génie féminin, avec un soin subtil, des charmes évidents et des faiblesses dissimulées, incompatible avec le génie viril de David. Un oeil, certes, mais un oeil bien sexiste. Qui plus est, quand une critique d’art américaine questionne la légèreté de cette désattribution, Sterling la traite d’« orgueilleuse petite mégère » (p. 132).

Charles Sterling

Sterling, au Louvre comme au Metropolitan, effectua un travail remarquable de catalogage des collections, et ses ouvrages restent de référence. Il a aussi été commissaire de nombreuses expositions (dont celle Les Peintres de la réalité qui consacra la redécouverte de La Tour et qui fut recréée en 2006), mais il a davantage brillé par ses notices que par son esprit de synthèse, semble-t-il. Il est d’ailleurs assez surprenant que, alors qu’il passa presque vingt ans aux États-Unis, il soit resté indifférent aux orientations épistémologiques de l’histoire de l’art aux États-Unis (comme par exemple avec ses contemporains Meyer Shapiro ou Richard Offner). Sterling fut toute sa vie un défenseur de la spécificité du génie français, promouvant l’art national, les caractéristiques propres de la civilisation française. Cette approche nationaliste, un peu étonnante de la part d’un homme aussi cosmopolite et polyglotte, est décalée par rapport à l’interprétation transnationale des phénomènes artistiques qui prévaut depuis les années 1960. Elle explique aussi en partie son oubli actuel. Une autre cause de la désaffection pour son oeuvre est qu’il n’eut jamais de disciples : les étudiants, pour lui, semblent avoir été davantage des assistants pour ses recherches que des collaborateurs, non sans une pointe de misogynie quand une de ses étudiantes commença à lui faire de l’ombre (p. 285-286). La lecture de ce livre de très bonne qualité peut être complétée par deux articles antérieurs de la même auteure (ici et ), et par ce film. Livre reçu en service de presse.



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