
Le livre Contre-culture dans la photographie contemporaine de Michel Poivert (Textuel, 2022, 304 pages, 180 images pleine page, reçu en service de presse) est bienvenu car il vient éclairer un courant photographique qui, s’il existait déjà auparavant, n’a été mis en lumière que depuis une douzaine d’années, grâce à des festivals (celui de photographie expérimentale à Barcelone, celui de l’image tangible à Paris), des salons (A ppr oche, Offscreen), des expositions (au V&A, au MAM, à l’ICP, GESTE, au Folkwang, au CPIF) et des livres (Lyle Rexer, Yannick Vigouroux, Diarmuid Costello, Geoffrey Batchen et votre serviteur), pour n’en citer que quelques-uns. Ce courant, né après l’avènement du numérique omniprésent, comprend des approches variées, comme on peut le voir dans la diversité référencée ci-dessus, que Michel Poivert a regroupées sous l’égide de la contre-culture, de l’hétérodoxie, de la résistance au modèle dominant, au progrès imposé. Quand la photographie n’est plus seulement une image, mais est aussi un objet matériel (comme le montrera une exposition à la BnF en octobre 2023), quand elle va à l’encontre de l’iconographie prépondérante, alors il est aussi question d’émancipation, d’éthique, d’écosophie. La brève introduction, titrée « Un peu plus qu’une image », brosse un tableau général de ce paysage ; elle est suivie de sept chapitres thématiques, dont les frontières sont parfois floues ; on aurait aimé dans l’introduction avoir un « chemin de fer » introduisant ces sept chapitres.

Le premier chapitre, « la photographie surcyclée », traite de la reprise de photographies existantes, du réveil des images vernaculaires, de la collecte et du réemploi, à contre-courant du ruissellement fastidieux des images que dénonçait déjà Rimbaud en 1871. Parmi les 22 photographes de ce chapitre, on retrouve Isabelle Le Minh ou documentation céline duval. Ci-dessus une composition de l’Américaine Carmen Winant avec de nombreuses photos découpées de corps et fragments de corps féminins assemblées en un photomontage exubérant. Une légère irritation dès ce premier chapitre : l’ordre des reproductions ne suit pas l’ordre du texte, on doit naviguer à vue ou recourir sans cesse à l’index, et une artiste dont l’œuvre est décrite dans le texte n’est pas dans le cahier d’images, alors que deux y sont sans être dans le texte, ça ne facilite pas la lecture.

Les deux chapitres suivants traitent de techniques anciennes et de procédés anciens, d’abord de sténopé, de foto povera, de lomographie, de photogramme, puis de cyanotype, de calotype, d’ambrotype, de collodion, de gomme bichromatée, etc. Les artistes qui reviennent ainsi aux sources de la photographie ne sont pas nécessairement nostalgiques, mais ils recherchent une authenticité, une matérialité que la modernité ne permet plus. 43 artistes dans ces deux chapitres, d’Alison Rossiter à Driss Aroussi et de Matthew Brandt à Vittoria Gerardi. Ci-dessus un ferrotype au collodion humide de la Canadienne mi-autochtone mi-juive Kali Spitzer qui choisit d’utiliser la technique des portraits d’Amérindiens au XIXe siècle, comme une réparation pour le regard colonial alors porté sur eux.

Les deux chapitres suivants s’intéressent à la matérialité augmentée de l’objet photographique : d’abord la manufacture, les interventions sur la photographie avec de la broderie (comme la couverture du livre avec Julie Cockburn), de la couture, du tressage (en bas, par l’Iranienne de Londres Samin Ahmadzadeh), du poinçonnage, des clous, du dessin ou de l’écriture ; ensuite l’amplification, la sculpturalité de la photographie imprimée sur métal, sur verre, sur marbre, sur porcelaine, ou décollée et recollée, ce qui lui donne du relief, une troisième dimension. 37 artistes de Carolle Bénitah à Joana Choumali et de Dune Varela à Sylvie Bonnot. Ci-dessus, une photographie ornée d’un napperon cache-sexe en forme d’utérus de l’Argentine vivant aux États-Unis Marina Font, qui explore le continent noir de la sexualité féminine en s’efforçant de traduire ses propres pulsions inconscientes.

Les deux derniers chapitres ont à voir avec la science : les « fables écosophiques » où la photographie se conjugue avec l’expédition scientifique, la géologie, la botanique, la nature, la randonnée, puis l’imagerie de nouveaux mondes, les utopies de mondes possibles, qu’ils soient liés à la vraie science ou au contraire aux mythes, au sacré. 35 photographes, de Dove Allouche à Raphaël Dallaporta et de Lionel Bayol-Thémines à Stéphanie Solinas. Ci-dessus un photogramme du Suisse Douglas Mandry qui introduit dans sa caméra sténopé des blocs de glace prélevés dans des glaciers, lesquels interagissent chimiquement avec le papier photosensible : comme un cri d’alarme sur le réchauffement climatique et la fonte des glaciers.

Sans qu’il y ait vraiment de conclusion, le dernier chapitre se termine sur ces mots « une immense respiration utopique – une libération de l’imaginaire ». C’est un livre foisonnant sur ce nouveau pan de la création photographique, un livre poétique et engagé. Mais ce n’est pas un livre académique : ni liste d’expositions, ni biographies des artistes, ni (ce qu’on regrette le plus) bibliographie. Michel Poivert cite assez peu d’ouvrages de référence : Lyle Rexer brièvement, Günther Anders, Ivan Illich, à peine Vilém Flusser au détour d’une précision sémantique, alors qu’il est un de ceux qui ont le mieux théorisé cette approche contre-culturelle, cete résistance au modèle dominant, et que la « libération de l’imaginaire » de Poivert répond à la phrase ultime du livre de Flusser : « cette philosophie [de la photographie] est nécessaire parce qu’elle est la seule forme de révolution qui nous soit encore ouverte ». Je ne vais pas avoir la pédanterie de lister tous les auteurs qui auraient pu être cités ici, ce qui aurait davantage ouvert le champ des réflexions au lecteur, mais ce n’était pas le propos. Autre petit reproche : si les 126 photographes présentés ici affichent une impeccable parité H/F (air du temps oblige), il n’y a qu’un tiers d’entre eux qui ne sont pas Français (ou de la scène française), on aurait pu espérer davantage d’ouverture internationale. Beaucoup de découvertes pour moi (c’est le cas de toutes les reproductions que j’ai mises ici), mais en contrepartie, peu de grands noms (Oscar Muñoz, Bernard Plossu, Pierre Cordier sans image) et donc des absences un peu surprenantes (mais là non plus, pas de liste pédante). Mais, malgré ces quelques reproches, c’est un livre passionnant.

Le livre d’Olga Smith, Contemporary Photography in France. Between Theory and Practice (Leuven University Press, 232 pages, 11 photos N&B dans le texte, 28 photos couleur dans un cahier, bibliographie de 18 pages) est destiné à un public anglophone pour pallier le faible nombre de livres en anglais sur ce sujet. À la différence d’un livre traduit, c’est un point de vue original, celui d’une étrangère qui connait bien la France et qui offre une perspective un peu différente, plus large et moins enracinée, quelque peu distanciée par rapport au « génie français ». Mais l’intérêt de ce livre va bien au-delà d’une simple présentation plus ou moins thématique du panorama de la photographie française contemporaine, qui pourrait être très sèche ; en effet, de manière passionnante, l’auteure tisse des liens entre écriture et photographie, entre philosophie et art. Les trois premiers chapitres adoptent le même format : un moment (les années 1970, les années 1980, et la période 1990-2020), un écrivain (Barthes, Baudrillard, Rancière), un concept englobant (la subjectivité, les objets, l’engagement) et les travaux des photographes de cette période. Ce pourrait être lourd et artificiel, c’est passionnant, et c’est la partie la plus innovante du livre. Certes, on apprend peu de choses sur Barthes, trop connu, mais les chapitres avec Baudrillard et Rancière non seulement présentent des textes méconnus de ces auteurs (qu’il serait bon d’éditer en recueil) mais offrent aussi une analyse profonde et intelligente. Ce dialogue entre philosophie et photographie est la qualité première de ce livre pour qui connaît déjà un peu la scène française. La contrepartie est qu’il est peu question d’autres auteurs que ces trois-là, et que, par exemple, toute la riche recherche française sur photographie et psychanalyse (Tisseron, Barreau, Gagnebin, Kofman) est passée sous silence. Certains des photographes sont analysés en détail de manière approfondie ; les textes sur Depardon et sur le jeune Boltanski en particulier sont très intéressants. Sur d’autres photographes (comme Bourouissa) on pourrait souhaiter un regard plus critique. La plupart des photographes sont déjà bien établis, on ne fera pas de découvertes ici (la plus jeune, je crois, est Noémie Goudal, qui a 38 ans) ; très peu de choses sur la photographie expérimentale et la contre-culture explorée ci-dessus. Le 4ème chapitre n’est pas sur le même patron, il s’attache à la photographie de paysage, en effet un élément important de la photographie française ; il offre une vue transversale assez complète, et lie ce sujet à la crise écologique. Mais on est un peu décontenancé par la rupture de rythme et d’approche après les 3 premiers chapitres. La conclusion plaide intelligemment pour une histoire non nationaliste de la photographie. Note déontologique : livre reçu des éditions de l’Université de Leuven en remerciement de mon rôle de relecteur de ce livre avant publication.
Merci pour vos présentations d’ouvrages toujours si éclairantes !
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