La photographie, outil à la fois d’émancipation et de colonisation : Ouvrir l’album du monde

Jules Borelli (1852-1941), Portrait d’une jeune femme, Éthiopie, septembre 1885-novembre 1888, tirage sur papier albuminé, 16,7 x 12 cm. Musée du quai Branly

Cette exposition de photographies anciennes (1842-1911) au Musée du Quai Branly (jusqu’au 2 juillet) a pour ambition de montrer que, dès ses débuts, la photographie ne fut pas exclusivement européenne. Avec quelques bémols, c’est une exposition remarquable, surtout basée sur les collections du Musée (et divers prêts), qui est le fruit d’une recherche très approfondie (et j’écris avant d’avoir fini de lire tout le catalogue) et apporte un regard novateur sur une histoire de la photographie présentée d’ordinaire comme quasi-exclusivement européo-nord-américaine. Il y a même (dans la chronologie, mais aucune image de lui dans l’exposition, une dans le catalogue page 26) une mention d’Hercule Florence, d’ordinaire proscrit par l’historiographie européenne, qui inventa certainement le mot « photographie » et sans doute, en même temps que Niépce, l’objet lui-même, mais qui, hélas pour lui, le fit à Campinas, loin de tout. L’exposition se déroule en six sections, dont le propos parfois se recoupe un peu, mais la première salle, un cabinet de daguerréotypes, est une splendeur. Dommage que, avant d’y entrer, on doive subir un tissage jacquard sans intérêt de l’artiste égyptienne Heba Y. Amin qui reprend une photographie du harem du vice-roi Méhémet Ali Pacha à Alexandrie prise par Horace Vernet et son neveu Frédéric Goupil-Fesquet le 7 novembre 1839 : l’artiste veut « supprimer le regard orientaliste et masculin incrusté dans cette image » ; bon, ça y est, on a donné, passons maintenant aux choses sérieuses.

Anonyme, Femme indienne nue aux colliers, assise dans un hamac, entre 1842 et 1855, daguerréotype sur cuivre argenté ; 6,5 x 9 cm (im.), 11 x 8 cm (sous-verre), 11,8 x 9,2 cm (écrin), image aux coins coupés

Dès la salle des daguerréotypes, on va à Mexico, à Bogota, à Lima, à Téhéran, mais aussi, par exemple, en Somalie, où le capitaine Charles Guillain, lors d’une mission diplomatique et commerciale, c’est-à-dire précoloniale, photographie en janvier 1848 des jeunes femmes un peu dénudées qu’il paye d’une piastre et de « verroterie, miroirs, mouchoirs de coton ». C’est peut-être là le premier regard (photographique) de l’homme blanc sur la femme noire. On voit aussi à côté le premier nu exotique, cette amérindienne d’Amazonie dans un hamac, parée de ses seuls colliers ; on ignore l’auteur et le lieu, et bien sûr le nom de la femme. Ces images féminines sensuelles sont des exceptions dans l’exposition : il y a ici très peu de photographies à connotation érotique, et rien sur la prostitution, alors que, comme le souligne Olivier Auger, le regard érotique colonial fut très tôt un élément important de la photographie (et on pense bien sûr au livre coordonné par Pascal Blanchard). Serait-ce, comme le dit Auger, un impensé des deux femmes commissaires (d’ailleurs toutes deux françaises) ? Ou une contrainte due à la commandite de l’exposition par le Louvre Abu Dhabi ? Dès cette première salle, on voit déjà à quel point la diffusion de la photographie a été un instrument de domination, que ce soit par la force, avec une collection « anthropologique » de crânes d’indigènes, ou par le conformisme, avec des portraits de bourgeois péruviens singeant les bourgeois européens.

Pierre Trémaux (1818-1895), Laveuse égyptienne, 1847-1854, tirage sur papier salé, Musée du quai Branly

La deuxième section présente le dispositif du studio, un monde recréé et accessoirisé. La prise de portraits d’aborigènes dans un décor artificiel pseudo-exotique est une manière de la civiliser, de leur ôter leur étrangeté. Qu’ils soient dignitaires en voyage en Europe ou pensionnaires exotiques des zoos humains, les étrangers sont photographiés dans les studios européens. Il est frappant de comparer le portrait presque bertillonien que Philippe-Jacques Potteau fait Abd-el-Kader, [prisonnier et résigné : erreur de ma part, en 1865 il est en visite à Paris depuis Damas ; merci à Michel Mégnin pour la correction], en studio à Paris avec l’image du même, noble et élégant, prise par Gustave Le Gray à Amboise (pas dans l’exposition). La section suivante montre au contraire, les photographies faites hors d’Europe, comme une forme d’appropriation visuelle, de contrôle par la connaissance, d’apprivoisement par le pittoresque (les photos colorées de James Robertson, par exemple). On y trouve bien des paysages, mais aussi des scènes de genre comme celle qu’Alexine Tinne, riche aristocrate hollandaise fit au Soudan en 1862, voyageant avec sa mère et sa tante dans ces contrées sauvages (mère et tante mourront au cours du voyage ; intéressante enquête de Serge Kakou pour l’identifier dans le catalogue). Mais souvent, le plus intéressant, ce sont les portraits : la très belle éthiopienne photographiée par Jules Borelli (chargé de faire des relevés géographiques dans la région, et qui rencontra Rimbaud, mais hélas ne le photographia pas) s’y prête avec grâce et sourire. Par contre, j’admire la résistance passive de la laveuse égyptienne, femme du peuple que Pierre Trémaux distrait de son travail ; elle se lève sans lâcher son linge et son savon, pose un instant, l’air revêche, puis tend la main en réclamant son dû (« bacchis » note Trémaux) et se remet au travail « sans s’inquiéter du résultat de l’opération » : face à face de l’explorateur imbu de son art et de l’autochtone qui doit se prêter au jeu mais manifeste silencieusement son hostilité.

Abdullah frères, actifs 1858-1900, Famille turque en promenade sur le Mont Géant à l’embouchure de la Mer Noire sur la rive asiatique, 1860-1880, tirage sur papier albuminé, 20 x 25.5 cm, BnF

La section suivante présente les puissants, rois, princes et leurs cours, et leur rapport à la photographie. C’est pour eux une forme d’entrée dans la modernité, une manière d’adopter des pratiques, et donc des vertus occidentales, et une affirmation de leur pouvoir. Le Shah d’Iran, le Roi du Siam, des maharadjas indiens photographient (et le sultan du Maroc Moulay Abdelaziz a fait, avec Gabriel Veyre, un très joli portrait de femme écartant un rideau en souriant, comme une invite) ; mais l’impératrice Cixi, qui était dans l’histoire mondiale des femmes photographes, est absente ici. Des photographes européens s’établissent, des locaux créent aussi boutique. Je ne crois pas que l’exposition le mentionne, mais, assez souvent, les photographes locaux sont membres d’une minorité : Francis Chit, Siamois chrétien, les esclaves affranchis d’Amérique s’établissant au Liberia ou au Nigeria, ou les très nombreux photographes arméniens au Moyen-Orient (et c’est encore le cas aujourd’hui, par exemple à Jérusalem). Parmi eux, les trois frères Abdullah, Hovsep, Vichen et Kevork, sont les photographes officiels du Sultan, chargés par lui de documenter l’empire ottoman. Cette charmante image de trois jeunes femmes en promenade au bord du détroit dans leur si jolie calèche est un poème visuel : et les voiles de deux de ces dames sont si légers qu’ils sont incapables de dissimuler leur beauté séductrice ; la troisième vêtue de noir est peut-être la chaperonne, mais pas d’homme en vue. En tout cas, pour ces aristocrates musulmanes, être photographiées ainsi par un Chrétien n’est en rien un problème ; et elles ne sont pas les seules dans les archives Abdullah.

Photocopie

Les photographes locaux, indigènes, tout en reproduisant les schémas occidentaux, apportent un regard différent sur leur pays. Ainsi, des photographes mexicains créent des objets hybrides, coloriés, emplumés. Ainsi le Libérien Francis W. Joaque pose fièrement avec ses appareils (mais n’est présentée ici qu’une photocopie, la Bibliothèque nationale d’Espagne qui n’a pas prêté l’original). Il y a là une très belle section sur les photographes malgaches, et les portraits de jeunes gens et de jeunes filles sont particulièrement réussis (voir ci-dessous une photographie de Joseph Razofy). L’exposition aurait sans doute pu explorer davantage la différence du regard entre photographes européens et photographes locaux, il y a là, je crois, matière à un vrai sujet de recherche. La section suivante présente la photographie comme outil d’inventaire du monde, à des fins scientifiques, géographiques, ethnographiques, et, bien sûr, politiques et parfois religieuses, un sujet déjà plus ou moins abordé dans les sections précédentes. De plus, sa diffusion en Europe renforce le sentiment colonial : là aussi un sujet qui aurait pu être davantage développé (d’autant plus que cette exposition-là laissait aussi sur sa faim).

Henri Gaden (1867-1939) et Henri Goudaud (1867-1946), photographes, Edmond Fortier (éditeur), Afrique occidentale – Samory, puissant Almany soudanais, ennemi de la France, capturé en 1898 après 15 ans de lutte, 1898, carte postale, impression photomécanique, Musée du quai Branly

La dernière section, au titre curieux (Les limites de la visibilité) abordent les guerres (Felice Beato, un des premiers photojournalistes de guerre, ne montre que les cadavres des soldats ennemis, Indiens ou Chinois, mais pas les européens), les photographies interdites, mais volées (par exemple le pasteur George Wharton James chez les Hopis). Face à l’objectif des officiers français Henri Gaden et Henri Goudaud qui l’ont capturé, l’empereur Samory Touré, fait prisonnier par l’armée coloniale française et emprisonné, affirme sa dignité et sa résilience ; son léger sourire semble les narguer et il tient un Coran dans la main. Il mourra en captivité quelques mois plus tard. Cette image, largement diffusée en France (une carte postale dans l’exposition) comme signe de la victoire coloniale, signale plutôt un renversement de pouvoir (un peu comme les Algériennes de Marc Garanger) et elle sera amplement réutilisée par la suite pour glorifier la lutte anticoloniale. On termine donc avec cette image et avec les photographies militantes d’Eugène Maunoury dénonçant la déportation de Marquisiens au Pérou comme travailleurs esclaves : la photographie, instrument colonial, devient subrepticement un outil décolonial.

Catalogue avec Joseph Razofy (1881-1949), Une femme et deux hommes regardant une photographie, Madagascar, Toamasina, 1912-1913, tirage sur papier aristotype, Musée du quai Branly

C’est une excellente exposition, même si, comme le souligne Olivier Auger, l’Afrique du Nord y est très peu représentée et la conquête de l’Algérie ne figure même pas dans la chronologie initiale. Le propos est ambitieux, même si je l’aurais parfois souhaité un peu plus politique ; peut-être aurait-il été préférable que, à côté des deux commissaires françaises, officie un historien de la photographie venu d’un pays du Sud, afin de parvenir à un discours plus politique, plus équilibré. Les tirages sont pour la plupart d’excellente qualité. Et après cette exposition, l’histoire de la photographie est un peu moins européo-centrée. Gros catalogue (400 pages, beaucoup d’illustrations, mais cher : 69 euros ; co-édité avec Actes Sud), mais ce n’est pas vraiment un catalogue (pas de liste des oeuvres exposées, ni même des 101 photographes présentés), mais plutôt un recueil d’essais sur le sujet : 48 auteurs, dix essais et une cinquantaine de notices détaillées, avec une importante bibliographie de 11 pages. Il me faut du temps pour le lire …

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