C’est pas net : Photo Élysée

Photographie amateur, auteur et date inconnus, collection Sébastien Lifshitz

C’est une excellente idée que de faire une exposition sur le flou photographique : le flou est évident, omniprésent, mais on n’en parle jamais. La commissaire à qui on doit cette exposition dans le nouveau bâtiment de Photo Élysée à Lausanne (jusqu’au 21 mai), Pauline Martin, s’était déjà illustrée dans l’exploration des marges photographiques avec une exposition et un livre sur le vide en photographie, la lacune, autre sujet négligé par les doctes historiens. Le flou, c’est d’abord, bien sûr, une erreur, une faute, la marque de l’amateur, du débutant : mouvement du photographe ou du photographié pendant la prise de vue, mauvais réglage, appareil défectueux. Mais, même si floue, photo qu’on garde, car sa fonction mémorielle, son « ça a été » sont plus importants que son imperfection et sa distorsion : les anonymes fesses floues ci-dessus devaient être si chères au photographe anonyme lui aussi qu’il les a précieusement conservées. À l’entrée de l’exposition sont listées de manière très (anti)pédagogique toutes les manières d’obtenir un flou : filé, bougé, bascule, pixellisé, etc.

Pierre-Émile Péccarère, Mendiants devant la cathédrale de Bourges, vers 1851, papier salé, 26.2×20.2cm, collection Serge Kakou

Mais c’est bien sûr le flou volontaire, le flou délibéré qui fait tout l’intérêt de cette exposition : après une section sur le flou en peinture (qui a plus à voir avec la dissimulation de la touche du pinceau, trop matérielle et qu’il faut adoucir, pour faire « comme si le tableau s’était peint lui-même », comme l’écrit Théophile Gautier à propos de Daubigny), onze autres sections en détaillent les aspects artistiques et historiques. Si, dans le daguerréotype aux traits trop durs, le flou est une erreur, le calotype de Talbot apporte une plus grande douceur, une forme de brouillard esthétique, et Baudelaire s’en réjouit. Mais, avec un regard plus politique qu’esthétique, j’ai remarqué ce daguerréotype de Pierre-Émile Peccarère, où les mendiants devant la cathédrale de Bourges sont floutés : sont-ce eux qui refusent d’entrer dans le jeu, dans la norme, ou est-ce le photographe qui les nie, qui les rejette et les invisibilise ? Par opposition à cette dictature de la netteté réaliste du daguerréotype (et, plus généralement de tout un courant de la photographie française), les pictorialistes (et en particulier les Anglais, Julia Margaret Cameron en tête) font du flou une religion, un idéal artistique. Robert de la Sizeranne écrit joliment en 1897 :  » Le flou est au net ce que l’espoir est à la satiété », glorifiant sa « délicieuse incertitude » et le comparant aux « incertaines suggestions de l’aube » par opposition à la « sèche définition des midis ». Dommage que les cartels des photographies de Cameron traduisent « sitter » par gardienne (baby-sitter ?) et non par modèle.

Henri Martinie, Paul Nizan, 1931, 19.6×12.9cm et Robert Desnos, 1927, 20.3×13.2cm, coll. Photo Élysée

Viennent ensuite le flou scientifique (et anti-scientifique avec les photographies spirites), le flou amateur (avec aussi Zola et Lartigue), le flou de mouvement (et la beauté des images de Loïe Fuller dansant), le flou au cinéma (avec un intéressant film expérimental d’Henri Chomette, dit « Clair-obscur ») et le flou dit commercial, qui se réfère au style du studio Harcourt : comment idéaliser le modèle. Comment accentuer certains traits de son visage et gommer des aspects moins attrayants ? Le photographe Henri Martinie y parvient fort bien avec ces deux portraits d’hommes singulièrement laids, Paul Nizan et Robert Desnos, qui se trouvent ainsi dotés l’un et l’autre d’un charme certain.

Man Ray, La Marquise Luisa Casati, 1922, positif argentique sur plaque de verre, 24x18cm, reproduction murale dans l’exposition

Après ce parcours un peu long, on arrive à la manière dont les artistes du XXe siècle se sont approprié le flou, et c’est un délice de passer de Moholy-Nagy à Man Ray, des vortographes d’Alvin Langdon Coburn au flou accidentel des vitrines d’Atget. On explore tour à tour la solarisation, le brûlage, le photogramme, la défocalisation, la double exposition, la surimpression. On admire les distorsions de Kertész, les prostituées mexicaines de Cartier-Bresson, les pavés nocturnes de Brassaï. Parmi tant d’images emblématiques, intelligemment revisitées ici sous ce nouvel angle, ci-dessus la plus célèbre peut-être, la fameuse Marquise Casati, flou délibéré de Man Ray, et non accidentel comme il le prétendit.

Robert Capa, 6 juin 1944 à Omaha Beach, reproduction murale dans l’exposition

Le flou de la modernité montre la vitesse, le mouvement, ski, voiture (dont la célèbre photographie de Lartigue, initialement jugée comme ratée, puis récupérée et devenue une icône) et photoreportage : une grande reproduction murale montre une image du débarquement de Robert Capa, dont plus personne ne croit à une erreur au moment du développement, comme prétendu initialement, mais qui témoigne plutôt de la panique de Capa sous la mitraille. L’ironie étant que Capa titra son autobiographie enjolivée « Juste un peu flou ». La section sur le flou subjectif ne se démarque pas vraiment des autres sections modernes et contemporaines, avec l’utilisation délibérée d’appareils de qualité médiocre (Bernard Plossu, Nancy Rexroth) afin de se libérer des contraintes esthétiques et techniques perfectionnistes, mais aussi avec la photographie subjective de Steinert, avec William Klein, et une toile de Gerhard Richter, lequel écrit : « mon rapport à la réalité a à voir avec le flou, l’insécurité, l’inconstance, le fragmentaire ».

Ruth Erdt, Das Haus I + II, 2013, impression jet d’encre, 72x100cm, coll. Photo Élysée

Et la dernière section, sur la photographie contemporaine est si riche (à une exception près : l’absence incompréhensible de Michael Wesely) qu’on y passe plus de temps que dans les autres. On commence avec cette citation de Lemagny :  » Le flou permet de contempler à l’oeil nu la matière constituante de la photographie, ses qualités tactiles de velouté, de grenu, de lisse ou de vibrant. » Ruth Erdt joue avec la technique : partant d’un même négatif, net, elle crée deux images floues : l’une en intervenant dans le tirage analogique, l’autre avec des filtres numériques. Une même image, mais une perception altérée de deux manières différentes. Marion Balac joue avec l’apparatus de Google Street View en floutant les visages, non des passants, mais des statues. Sylvain Couzinet-Jacques occulte les formes de manifestants cagoulés ; c’est un geste de protection, comme celui d’Estefania Peñafiel Loaiza avec les migrants qui passent la frontière, et que son passage de la vidéo à la photographie rend invisibles. Mais Couzinet-Jacques ne nous révèle pas de quel bord ils sont, black bloc ou néonazis : une protection générique, une approche plus esthétique que politique, tout comme la neutralité troublante des soulèvements de Didi-Huberman. Protection elle aussi, mais échec, les enfants juifs de Christian Boltanski.

Christian Boltanski, Les Élèves de l’école secondaire juive de la Grosse Hamburger Strasse, Berlin, avril 1938, 1991, deux épreuves, boîte en métal et tissu, 21.6×23.2x6cm, coll. Nicolas Crispini

Enfin, le flou peut résulter d’une tentative d’épuisement de l’image par accumulation. Si le travail d’Idris Khan, qui superpose des milliers d’images d’un site donné (ici toutes les vues depuis l’Empire State Building trouvées sur internet) est assez connu, on découvre ici le travail, bien plus politique et conceptuel, du Québécois Martin Désilets. Celui-ci est engagé dans un processus énorme et dévorant (à la Opalka) : photographier toutes les oeuvres d’art du monde (ou en tout cas, toutes les peintures exposées dans tous les musées qu’il visite en Amérique du Nord et en Europe) en une seule image, superposant ces milliers de fichiers numériques jusqu’à obtenir à terme une photographie monochrome noire et floue qui va synthétiser en une seule image tout l’art du monde. Et il n’y a RIEN à voir : l’épuisement, le tarissement, l’anéantissement total, la finitude.

Martin Désilets, Matière noire, état 66, 2022, impression jet d’encre, 84×126.5cm, coll. Photo Élysée

Une exposition très complète (parfois un peu trop : il arrive que, dans certaines sections, l’intérêt se relâche, puis il renaît à la fin) sur un sujet marginal, méconnu, et quelque peu dérangeant. Il y a aussi un catalogue et un livre plus théorique, issu de la thèse de la commissaire, mais je vous en parlerai une autre fois.

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Une réflexion sur “C’est pas net : Photo Élysée

  1. PATART laurent dit :

    Bonjour,

    J’ai une bonne mémoire visuelle mais celles des noms est parfois défaillante. Et je ne prend pas toujours de notes, c’est un tort.
    Votre blog étant l’un de mes sources d’information et les recherches sur Google n’ayant rien donné, vous pouvez peut-être m’aider : si je vous dis « Femme photographe ayant fait une série dans laquelle elle apparait avec son père culturiste », vous pensez à qui ? Merci d’avance.

    Cordialement,

    LP

    (Je passe ma question en commentaire car l’adresse mail que j’ai de vous n’est plus valable)

    Anita Bartos
    https://www.lemonde.fr/blog/lunettesrouges/2020/09/12/on-ne-nait-pas-homme-on-le-devient/

    Ps : mon adresse mail figure dans la rubrique A propos du blog

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