Ragnar Kjartansson, Me and My Mother 2015, vidéo, 20’25 », capture d’écran, photo de l’auteur
Une biennale annuelle ? Et consacrée à un seul artiste ? Lequel aurait réalisé la meilleure oeuvre d’art du XXIème siècle ? Ragnar Kjartansson est à la mode, sans nul doute. Le PalTok a « découvert » cet artiste islandais en 2015, et c’est aujourd’hui une star mondiale. Le fait qu’il ait daigné venir ici, loin des lieux de pouvoir et de mode, pour occuper un vieux monastère délabré avec 13 pièces, dont au moins une a été conçue pour ce lieu, remplit les locaux de bonheur et d’admiration, et la presse portugaise chante ses louanges (jusqu’au 16 juillet). On peut passer assez vite sur ses pièces qui ne sont pas des vidéos, entre le slogan « ne souffrez plus« , emprunté à des pastilles pour la toux et inscrit sur une tour du monastère, et des décors de montagne (mal) peints sur de banales plaques en bois, et plutôt s’intéresser à ses films, dont certains sont assez fascinants. L’exposition commence par une scène de violence interfamiliale : tous les cinq ans depuis 2000, l’artiste et sa mère se retrouvent chez elle, dans un décor quasi immuable, belles reliures sur les étagères (avec des photos de lui enfant) et abat-jour à franges, et sa mère, pendant une longue séquence (de 7 à 20 minutes selon les années), lui crache dessus : la mégère et la victime passive. De séquence en séquence, tous deux vieillissent, bien sûr (mais pas comme chez Nixon), mais reproduisent la même scène de violence complice, inlassablement. Ici, à côté de l’écran, de manière tout à fait symbolique, la tour d’abandon du monastère (à droite ci-dessus) : dès l’entrée, le ton est donné. Des vidéos plutôt spectaculaires dans leur forme, et un discours entre religieux et symbolique qui semble un peu trop évident.
Le travail de Kjartansson est basé sur la longueur et la répétition : en additionnant la durée de ses vidéos présentées ici, on dépasse les 180 heures (l’une d’elles, Figures in landscapes, dure sept jours sans interruption …). Épuisement du sujet, épuisement du spectateur, d’autant plus que la plupart sont composées de formes musicales simples, répétées sans cesse. Ainsi la vidéo Song dure six heures, pendant lesquelles les trois nièces de l’artiste, beautés nordiques plutôt insipides et stéréotypées, vêtues de robes à l’antique laissant parfois échapper un sein rose, chantent inlassablement les mêmes paroles « The weight of the world is love » (assez loin du sulfureux Allen Ginsberg), allongées sur un podium drapé de satin bleu cependant que la caméra tourne autour d’elles dans un décor prétentieusement néo-classique. Sur le satin, quelques livres qu’elles font semblant de lire, une guitare qu’elles touchent à peine, des miroirs et des brosses à cheveux. Un peu trop de symboles peut-être. On retrouve un schéma similaire dans la vidéo God, où, dans un décor de satin, rose cette fois, Kjartansson, habillé en crooner, gominé, l’air niais, accompagné par un orchestre passant du sirupeux au saccadé, chante pendant une demi-heure « Sorrow conquers happiness », finissant quasiment en extase, les yeux au ciel. Ça pourrait être hypnotique, mais ça sent un peu trop l’artifice, le procédé.
Ragnar Kjartansson, The Visitors, 2012, vidéo installation, 64′, capture d’écran
Passons sur quelques autres pièces de moindre intérêt et admirons sans nier notre plaisir l’installation The Visitors : un long hall, quatre écrans de chaque côté, plus un neuvième au fond. Dans le manoir Rokeby au nord de l’état de New York, un groupe de musiciens islandais joue pendant une heure la chanson « Once again, I fall into my feminine ways », chacun dans une des pièces du manoir, avec un chœur sur le perron : six musiciens, deux musiciennes et une dormeuse nue dans ce drap vert, pianos, batterie, accordéon, cordes. D’écran en écran, déambulant dans ce hall, on va de salle en salle, d’instrument en instrument (mais sans la perfection technique du Motet de Janet Cardiff). À la fin, tous se retrouvent, dans une salle, dans un écran, boivent, fument, puis courent dans le parc. C’est beau et distrayant. Kjartansson est excellent en mise en scène et en orchestration, ses oeuvres sont plaisantes et agréables, mais on peine à y trouver un sens plus profond. Le discours plus ou moins philosophique et spirituel présenté ici manque de densité ; il faut prendre ces pièces comme des moments agréables et superficiels, sans plus. Pas sûr que ce soit la meilleure oeuvre du XXIème siècle …
J’avais admiré l’exposition sur Luigi Ghirri il y a quatre ans au Jeu de Paume, tout en regrettant un peu sa trop grande abondance (alors qu’elle ne portait que sur la décennie 1970) ; j’écrivais alors : « L’exposition se décline en quinze séries : c’est trop, et on aurait préféré une approche plus conceptuelle, moins anecdotique. » On peut dire le contraire de l’exposition à Lisbonne (jusqu’au 4 juin) dans le Musée qui s’appelait Berardo et qui n’a plus vraiment de nom* :31 photographies aux murs (dans des formats moyens, autour de 35x45cm) et trois tables vitrines, chacune avec 18 polaroids assez mal présentés, avec trop de reflets (ci-dessus), parfois similaires aux photographies bien connues, et parfois plus originaux. Tout en étant extrêmement heureux de voir des Ghirri, on peine à trouver une logique dans cet accrochage, ni chronologique (les images datent de la décennie 1980, mais ne sont pas présentées en ordre chronologique), ni thématique (beaucoup de paysages, mais aussi des intérieurs, des sculptures, une seule carte, ce curieux genou…), ni visuelle.
Luigi Ghirri, Sabbioneta, 1989, C-Print, 35.9×44.8cm
Mais qu’importe ! Même avec cette vision parcellaire, on sort de cette exposition en voyant le monde comme Ghirri lui-même le voyait (ce que dit un de ses amis, Massimo Zamboni, dans le film Infinito qui lui est consacré) : d’une manière cadrée, composée, géométrique. C’est la structure de ses photographies qui attire l’oeil, davantage que leur sujet : des paysages inhabités ou presque, de rares personnages qui ne sont que des éléments du décor. Cette scène avec en arrière-plan le palais ducal de Sabbioneta est un véritable décor de théâtre avec ses jeux de lumière et ses figurants au premier plan.
Luigi Ghirri, Verso Lagosanto, 1989, C-print, 32x47cm
Tout est carré chez Ghirri : des lignes droites impeccables, une perspective irréprochable, pas de courbes, peu d’obliques. On entre dans un univers géométrique rigoureux, duquel il est impossible de s’échapper. Ghirri travailla longtemps comme géomètre-topographe ; de manière très lointaine, il me rappelle Piero della Francesca, qui fut aussi auteur de traités géométriques. Il écrivit beaucoup et si on peut tenter de résumer sa philosophie photographique (présentée ici un peu abusivement sous l’égide d’Umberto Eco, L’œuvre ouverte), ce serait sous la forme d’une recherche incessante et rigoureuse de l’esprit des lieux.
Luigi Ghirri, Rivoli, Torino, 1985, Cibachrome, 36x45cm
Ghirri est reconnu comme un maître de la couleur : ici, les couleurs sont plutôt sourdes, froides, sans heurts visuels, au point que parfois, quand les formes elles-mêmes se défont, on se sent plongé dans un univers frôlant le monochrome : ce mur-ci est une énigme visuelle, le dessin d’une pyramide sur un mur dans les mêmes tons, où seule l’ouverture lumineuse à gauche introduit un contrepoint. En résumé, une petite exposition qui au moins donne envie de mieux connaître son travail.
Une petite exposition sur les ex-votos dans Broteria, un espace d’exposition lisboète géré par la Compagnie de Jésus (jusqu’au 25 mars). Dans ce pays, les ex-votos en cire sont communs : des bras, des têtes, des seins, des organes divers. Les dévots priant pour une guérison les déposent dans les églises, voire au pied de la statue d’un saint laïc accomplissant encore des miracles après sa mort. Quelques ex-votos en cire sont suspendus là dans une lumière assez glauque, mais l’intérêt de l’exposition vient bien davantage de la trentaine d’oeuvres d’artistes contemporains présentées dans ces salles.
Tamia Dellinger, Altar, 2022, 150x60cm
Des bijoux (en particulier de Marília Maria Mira et de Tereza Seabra), des objets apotropaïques, un phallus ailé, des sceptres (de Catarina Silva), et, ma pièce préférée, car la plus magique ou mythique, ce drap-tablier, Altar, de Tamia Dellinger, taché de sang et orné de pierres et de bijoux en argent et en cuivre, comme un objet rituel magique qui mystérieusement m’évoque Hermann Nitsch.
C’est l’occasion de relire ce petit livre, très bien illustré, de Georges Didi-Huberman (Bayard, 2006), navigant entre histoire de l’art et anthropologie sur l’aspect ordinaire, répétitif et banal des ex-votos et le léger malaise qu’ils suscitent chez le regardeur. Formes immuables, sans style ni beauté, exclusivement utilitaires, elles sont à la croisée du paganisme et du christianisme. Pourquoi la cire, se demande Didi-Huberman ? Pour sa plasticité, sa transformabilité, sa labilité : une « chair » malléable, un matériau du désir.
Dans son exposition à la galerie Presença à Porto (jusqu’au 4 mars), comme déjà il y a cinq ans, Nikolaj Bendix Skyum Larsen revient sur un de ses thèmes de prédilection, les migrants, les réfugiés, comme ici, là et là. Dès l’entrée, trois cents statuettes stylisées en plasticine avancent vers leur avenir : masse sombre d’une foule de migrants que les discours sur le grand remplacement nous conduiraient à percevoir comme une invasion menaçante. Mais chacune, même sans visage, est particulière, portrait un individu spécifique, un vieillard, une femme enceinte, un enfant, un homme jeune (voir en bas). Chacun d’eux est empreint de dignité et d’espoir. Au fond de la galerie, loin devant eux, la photographie d’un arc-en-ciel dans un paysage désertique.
Nikolaj Larsen, Lost Somehow, 2023
C’est en connaissant un de ces réfugiés Porte de la Chapelle que Nikolaj Larsen a conçu ce travail : sans langue commune entre eux, lui et ce jeune Égyptien ne communiquaient qu’avec difficulté jusqu’à ce que le jeune homme lui remette une lettre en arabe racontant son parcours. Le lendemain, à la suite d’une opération de police, il disparaissait. Dans cette lettre que Larsen a fait traduire, il a noté les mots « Lost Somehow », perdu en quelque sorte, qui donne le titre de cette exposition : ils apparaissent en néon rouge dans la vitrine de la galerie, comme un appel.
Nikolaj Larsen, Red River, vidéo, 2022
Les mots de cette lettre accompagnent une vidéo, Keep Moving Forward, faite en collaboration avec Duncan Pickstock, montrant le cheminement d’un homme solitaire au visage flouté dans un désert sous un soleil de plomb, mais avec un arc-en-ciel incongru : un homme vulnérable, perdu quelque part, mais qui avance, entre confusion et espoir. Une autre vidéo est un périple en bateau sur le fleuve Evros (ou Maritsa), frontière entre Turquie et Grèce où se pressent les migrants, poussés par la Turquie, refoulés (illégalement) par la Grèce : montrant seulement l’eau du fleuve et la végétation des rives, sans un être humain, la vidéo commence de manière bucolique, douce et apaisée, une jolie balade idyllique entre eau bleue et arbres verts, bercée d’une douce musique. Puis, peu à peu, le rythme s’accélère, la musique devient graduellement plus violente, la couleur de l’eau passe progressivement d’un bleu apaisé à un rouge écarlate : l’Evros est le plus grand cimetière de migrants en Grèce.
Nikolaj Larsen, 4 Wanderers, 2018
Le travail de Nikolaj Larsen n’est pas documentaire ou militant, mais il pose subtilement des questions dérangeantes sur les migrations en les transcendant dans une création artistique. Par exemple, dans son film Quicksand (montré ici-même il y a 5 ans), un Européen tente de fuir son pays en proie au chaos, vers des pays plus hospitaliers, qui rejettent les migrants : or dans cette vidéo, on ne voit que des images d’air et d’eau, rien n’est montré, tout est suggéré. Comme je le notais alors, sa simplicité, sons sens de l’ellipse, sa créativité rendent son discours bien plus fort qu’un simple témoignage. Cet essai très complet replace son travail dans un contexte historique.
L’exposition organisée par le collectif (Un)Common Ground (jusqu’au 26 février) au centre d’art Largo à Lisbonne (désormais hébergé temporairement dans une ancienne caserne de la Garde Nationale Républicaine, en attente de sa transformation en immeuble résidentiel) comprend trois parties : deux expositions, Frontières poreuses et Visions de paysages en voie de disparition (commissariat de Rula Khoury pour la première et de Debby Farber pour la seconde), plus un mur extérieur de photographies du collectif palestino-israélien Active Stills. Ce mur comprend une centaine d’images en tableaux ou en grand format sur les thèmes de la démolition des maisons, de l’expansion des colonies, des bombardements de Gaza, de la résistance, des checkpoints et des familles décimées. Ceci permet dès l’abord de saisir l’écart qui sépare une photographie documentaire, comme celle que pratiquent les membres d’Active Stills, d’une interprétation artistique et créative de la réalité, comme le font les artistes exposés à l’intérieur. Non que la frontière entre les deux soit étanche (comme, en France, en témoignent Bruno Serralongue ou Luc Delahaye, et bien d’autres), et d’ailleurs le travail sériel d’Active Stills sur les disparus le montre bien, avec des portraits de Palestiniens tués lors des bombardements de Gaza tenus en main par un parent survivant. Mais, dans un cas, la volonté documentaire et le témoignage militant priment sur l’esthétique, et le message est clairement délivré, sans recul, sans distance ; alors que dans l’autre cas, l’intérêt (le mien, en tout cas) naît d’abord de la forme et de la subtilité des images, derrière lesquelles on perçoit la sensibilité de l’artiste (c’est, par exemple, une des grandes forces de Taysir Batniji dont l’œuvre est biographique avant d’être politique, universelle plutôt que purement palestinienne).
Samira Badran, Memory of the Land, 2017, film d’animation, 12’50, capture d’écran
À l’intérieur, par exemple, il est aussi question de checkpoints, mais de manière bien différente. Samira Badran (dont j’avais admiré à Sharjah un travail sur ce même sujet) a réalisé un film d’animation, Memory of the Land, où un corps meurtri est prisonnier d’un checkpoint, soumis à la violence de l’occupation, se heurtant aux murs, aux barrières, aux tourniquets, tentant de s’échapper, en vain. Ce corps, réduit au bassin et aux jambes, acéphale, court en tous sens, son genou gauche est doté d’un oeil, le droit est blessé et sanguinolent, peut-être son cœur. Lui seul est coloré dans cet univers tout gris ; ses compagnons de misère semblent des fantômes. Les occupants geôliers s’expriment dans un langage inventé dont la violence sonore perce nos oreilles comme le corps du personnage est percé par leur violence physique. Pendant ces 13 minutes, on reste suspendu, le souffle court, l’horreur dans nos yeux. Quiconque est, une fois dans sa vie, passé par un checkpoint (certes, dans mon cas, comme un étranger privilégié) ne peut se détacher de ces images.
C’est avec des citrons que Jumana Emil Abboud se confronte au checkpoint et témoigne contre l’occupation de son pays. Des citrons d’un jaune éclatant qu’elle a cueillis dans la ferme de sa famille en Galilée, qu’elle transporte dans la Vieille Ville de Jérusalem au milieu de la foule bigarrée et sonore (ci-dessus Porte de Damas), puis dans le taxi collectif qui longe le mur silencieux, hostile, le long duquel la caméra glisse, contrastant la brillance du citron et la grisaille du mur, jusqu’au checkpoint de Qalandyia. La caméra la suit entre les barreaux, face aux interdictions, dans l’attente du feu vert pour avancer ; les citrons se coincent sur le tapis roulant du détecteur, les images basculent, il est interdit aussi de filmer. Continuant à pied, elle dépose rituellement ses six citrons dans un terrain vague après le checkpoint, selon la même disposition que dans le jardin de ses grands-parents au début, unissant ainsi symboliquement les terres palestiniennes séparées par le mur, puis elle retraverse le checkpoint en sens inverse. Elle est vêtue de noir et porte des gibecières rouges dans lesquelles elle transporte ses citrons, comme les grenades d’un combattant. Dans ce film de 20 minutes, on passe des corps mouvants de la Vieille Ville au désert vide le long du mur, puis aux corps contraints du checkpoint ; on passe des bruits vivants de la ville au son monotone du moteur du taxi, puis aux aboiements aveugles en hébreu du checkpoint. Cette contrebande de citrons (elle offrira ensuite leur jus aux habitants de Ramallah) est dans la continuité de son travail sur les traditions palestiniennes, les contes de fées et l’évocation d’un temps où chaque famille palestinienne avait un jardin avec de la vigne, un citronnier, un figuier, un olivier et un grenadier.
Fatma Shanan, Carpets on a flat roof, 2017, vidéo, 13′ , capture d’écran
Et c’est avec des tapis que Fatma Shanan témoigne contre l’occupation. Des tapis que, dans sa ville de Julis en Galilée, des jeunes gens et des jeunes filles de la ville, comme dans une performance chorégraphiée, installent sur le toit de la maison de sa famille, dans la rue devant elle et dans son jardin, composant une mosaïque colorée et se réappropriant ainsi l’espace que leurs parents ou grands-parents ont perdu il y a 75 ans lors de la Nakba. Les motifs traditionnels des tapis et les corps des jeunes protagonistes composent comme un immense tapis que la caméra intègre comme un élément du paysage en s’élevant, portée par un drone. Fatma Shanan est avant tout une peintre et le tapis est un leitmotiv dans son oeuvre. Avec elle, les tapis n’ont plus seulement un rôle pratique et domestique, ils acquièrent un rôle culturel, identitaire, politique. Ils sortent de l’intimité de la maison pour être exposés dans ces espaces semi-publics, encore liés au foyer, mais visibles par l’étranger, par l’Autre, qu’ils défient, comme pour affirmer : « Nous ne resterons pas confinés dans la peur, mais nous franchirons les frontières qu’on veut nous imposer et nous occuperons l’espace public ; nous ne resterons pas des motifs folkloriques orientalisés, mais nous affirmerons notre identité ».
Ce sont des vues aériennes bien plus tragiques que proposent Miki KratsmanetShabtai Pinchevsky. Kratsman (qui est par ailleurs président de l’organisation Breaking the Silence) est passé, comme évoqué plus haut, d’un travail de photojournaliste reportant, entre autres les intifadas, à un travail plus distancé, plus créatif, plus artistique (voir ce livre avec Ariella Aïsha Azoulay). Avec son ancien étudiant Pinchevsky, adepte de l’exploration des archives photographiques et de leur reconstitution, il présente ici des photos aériennes de trois des 500 (ou plus) villages palestiniens détruits par les troupes sionistes lors de la Nakba, dans un projet titré Anti-Mapping. Alors que, dans le reste du monde, on a accès, via Google Earth par exemple, à des photographies aériennes avec une résolution de 0,5 m2 par pixel, Israel interdit au-dessus de son territoire et de ceux qu’il occupe une résolution meilleure que 2,5 m2 par pixel. Kratsman et Pinchevsky ont donc contourné cette censure en réalisant leur propre « anti-cartographie » de ces villages : on peut donc y distinguer, dissimulés par la végétation, les vestiges indigènes, ruines de maisons ou de clôtures, traces de chemins abandonnés. Chaque image est taguée : coordonnées, altitude, heure et date de la prise de vue. Ci-dessus, à Al-Jammama, on peut distinguer des bâtiments, un mur, des traces de rues. Dans l’exposition, le spectateur scrute ces images, tentant d’y discerner une rupture dans la continuité de l’image, indice brun au milieu des aplats verts, un punctum du passé nié par l’histoire des vainqueurs qui font tout pour l’invisibiliser. Au-delà de l’aspect documentaire, c’est cette interaction délibérée avec l’image qui donne autant de force à ces images.
L’image ci-dessus concerne le village de Tantoura qui non seulement fut détruit, mais fut le site d’un des nombreux massacres de civils, deux cents d’entre eux sont enterrés dans une fosse commune sous le parking près de la plage ; massacre nié par Israel, l’étudiant qui le documenta le premier fut ostracisé, et ce n’est que récemment qu’ont commencé à émerger les souvenirs des soldats massacreurs. Dans cette image, aucune ruine n’est visible : l’invisibilité totale des Palestiniens, telle qu’organisée par l’état israélien.
Ryuichi Hirokawa, The Nakba Archives, Ain Hawd, 1970- , photographie
Le seul artiste venant d’ailleurs, Ryuichi Hirokawa (le photographe du massacre dans les camps de Sabra et Chatila), juxtapose les photographies actuelles de quatre des 500 villages palestiniens détruits avec celles de familles originaires de ces villages, désormais exilées et réfugiées dans des camps. L’un est entièrement rasé, rien ne subsiste ; un autre a encore des maisons en ruine sur des terrasses ; dans un troisième, des Juifs ont occupé la mosquée et y habitent. Le quatrième, ci-dessus, est l’exemple le plus édifiant : le village de Ayn Hawd, une fois ses habitants tués ou expulsés, est devenu une colonie artistique avec deux musées, 22 galeries et 14 ateliers pour artistes. Il a été créé par Marcel Janco, passé de Dada à la colonisation, et, comble d’ironie, il héberge un morceau du Mur de Berlin, un merveilleux symbole d’inconscience : on n’aurait pu trouver mieux que de transplanter dans un village détruit par la colonisation la ruine d’un mur détruit par la démocratie. Si vous visitez ce charmant village, on vous racontera son histoire, qui commence en 1949 : avant, bien sûr, rien.
Sharif Waked, Bathing Time, 2012, vidéo, 2’12, capture d’écran
Tout aussi absurde que l’importation du Mur de Berlin est l’action de l’association israélienne Starting Over Sanctuary, qui, pendant que les habitants de Gaza sont tués par l’armée de son pays, « sauve » les ânes de Gaza de l’abattoir : un sens des priorités édifiant (et comme ils ont trop d’ânes, certains ont été exportés en France). Sharif Waked, toujours ironique, nous montre un âne qui a échappé à ce trafic : il est devenu zèbre au zoo de Gaza, où ses prédécesseurs, les vrais zèbres, sont morts des suites des bombardements ou de famine. Faire venir un zèbre d’Égypte par les tunnels aurait été trop coûteux, le propriétaire du zoo s’est donc contenté de peindre un âne. Dans la vidéo de Waked, celui-ci prend une douche et les couleurs s’en vont. Une belle allégorie de l’état de la Palestine : faire comme si, comme si le blocus n’existait pas, comme si c’était un vrai zèbre, comme si c’était un vrai pays. Dans la même salle, Hanna Qubty joue sur la similitude entre arabe et hébreu dans une vidéo avec poisson peint en rouge et poisson peint en bleu autour du personnage du pessoptimiste (ou optissimiste ou peptimiste, selon les éditions) de Émile Habibi. Et les lampions de Mohamed Abusal éclairent au gaz les nuits de Gaza. À noter aussi quelques conférences (dont Shlomo Sand), la projection prochaine du film Tantura d’Alon Schwartz, et de nombreux ouvrages traduits en portugais.
La peintre Aurélia de Souza (1866-1922 ; ou de Sousa) est une figure emblématique de la peinture féminine portugaise du tournant du XXe siècle. C’est cet autoportrait de 1900 qui ouvrait la remarquable exposition de la Fondation Gulbenkian sur les femmes peintres. Elle a droit à Porto à une exposition personnelle (jusqu’au 21 mai) où sont présentés 64 de ces tableaux, plus 4 de sa sœur Sofia Martins de Souza, et, curieusement 9 toiles d’autres peintres français (Fantin-Latour, Daubigny, Corot) et portugais (Columbano, Carneiro) sans grande justification. Aurélia de Souza passa deux ans à Paris en 1899/1900, étudiant à l’Académie Julian, puis voyageant avec sa sœur Sofia en Belgique, Hollande, Allemagne, Italie et Espagne, à un moment où la scène artistique en Europe était en pleine mutation et où le modernisme prenait forme. Il n’en est que plus étonnant de voir que sa peinture resta toute sa vie ancrée dans un naturalisme de bon aloi, parfois teinté d’un symbolisme discret et timoré (comme dans le Tombeau fermé de 1902 ci-dessous), alors que, par exemple, Antonio Carneiro qui, six ans plus jeune, suivit le même parcours qu’elle, embrassa avec ferveur le symbolisme, et que les peintres de la génération suivante, Amadeo de Souza Cardoso et Almada Negreiros, eux aussi passés par Paris, furent les promoteurs du modernisme au Portugal au début du XXe siècle, ouvrant alors le pays à une culture picturale d’avant-garde. Aurélia de Souza, qu’elle peignît des portraits, des paysages, des scènes de genre ou des tableaux religieux, resta profondément une peintre du XIXe siècle, fermée à toute influence d’avant-garde, loin des courants contemporains, comme si elle n’avait jamais quitté Porto, alors davantage à l’écart des grands courants culturels que ne l’était Lisbonne, comme si elle avait renoncé au monde pour rester enfermée dans sa caste. À Paris, Souza n’hésita pas à qualifier les oeuvres de la dizaine de femmes peintres portugaises (lisboètes) présentes à l’Exposition universelle de 1900 de « tas de babioles », alors que, par exemple y figurait Emilia dos Santos Braga (1867-1949), qui fut une des premières à oser peindre des nus féminins bien en chair et parfois scandaleux, comme sa fumeuse d’opium, une audace que Souza n’eut jamais.
Aurélia de Souza, Tombeau fermé à la douleur, vers 1902, huile sur toile, 80.5×64.2cm, coll.privée
Aurélia de Souza était, comme beaucoup des artistes portugais de l’époque, une grande bourgeoise dont le père avait fait fortune en Amérique du Sud et dont la famille faisait partie de l’élite sociale du pays. Elle vécut une existence protégée dans le magnifique domaine familial de Porto et n’eut guère à se préoccuper de questions matérielles. Cette vie confortable ne l’encouragea pas à s’intéresser au monde autour d’elle : nulle trace dans son travail des bouleversements de l’époque, assassinat du Roi en 1908, troubles politiques violents au début de la 1ère République, guerre mondiale. Son monde reste un univers traditionnel, calme, où on s’affaire aux tâches domestiques et qui n’est jamais troublé par les événements extérieurs. On peut l’opposer, par exemple, à une autre femme peintre contemporaine, Vírginia da Fonseca (1875-1962), issue du même milieu social, et qui, à côté de son travail artistique (elle fréquenta le groupe du Lion et le cercle Grémio, alors à la pointe de l’avant-garde), s’investit courageusement dans les luttes républicaines et dans le féminisme (droit de vote des femmes). Aurélia de Souza s’affirma par sa peinture, et en particulier par ses autoportraits, mais resta en marge du monde. Sa représentation de la femme reste très traditionnelle : mère au foyer, effectuant des travaux de broderie, écrivant des lettres, lisant, peignant comme un passe-temps de bon aloi.
Aurélia de Souza, Portrait de la mère de l’artiste D. Olinda Perez de Souza, vers 1902, huile sur toile, 150.5×110.3cm, Casa Marta Ortigão Sampaio
L’exposition se déroule sur quatre murs, chacun d’une couleur différente (ce qui n’est pas très heureux) et en quatre ensembles dont la cohérence n’est pas évidente. Le premier groupe, sur fond bleu, titré « Vies », comprend 15 portraits d’amis, de domestiques, d’enfants ou de modèles (dont un homme noir). Un travail honnête, classique, sans grande tension, excepté le portrait de sa mère, austère, tout de noir vêtue, une masse sombre presque effondrée sur sa chaise, le teint jaunâtre, avec juste un éclat blanc dans sa coiffe. On n’y ressent aucune tendresse, aucune douceur si on la compare par exemple à la mère de Whistler (qu’elle vit peut-être au Musée du Luxembourg) : tant la mère que la fille réfrènent leurs émotions.
Aurélia de Souza, Souvenirs amoureux / jeune fille en vert, s.d., huile sur toile, 63.5x45cm, Museu Nacional Soares dos Reis
Le second ensemble sur fond jaune, traite des espaces, principalement le domaine familial et les gens qui l’habitent. On y voit côte à côte deux tableaux quasi identiques d’une scène familiale avec trois enfants jouant autour d’une table, l’un par Aurélia de Souza, l’autre par sa jeune sœur Sofia, sa compagne de peinture qui l’accompagna à Paris (« Grande Sou et Petite Sou »), partagea son existence célibataire et devint sur le tard dépressive et hypocondriaque. On voit aussitôt la différence de qualité entre les deux sœurs : la toile d’Aurélia est mieux composée, mais surtout plus vibrante, vivante et mélancolique à la fois. Un autre tableau mélancolique de cet ensemble est titré Souvenirs amoureux : une jeune femme vêtue de vert y relit des lettres anciennes enfermées dans une armoire. De cette scène silencieuse à la lumière diffuse se dégage une douce mélancolie.
Le troisième ensemble sur fond vert, montre la variété des thèmes qu’elle a traités : paysages, scènes de genre (dont un assez laid Poupée et nounours), bouquets de fleurs, scènes religieuses. Un de ses meilleurs tableaux, ou en tout cas un des plus modernes, est peut-être ce Matin brumeux, aux formes indistinctes où on devine à peine deux bateaux, et, au loin, une colline : ce blanc vaporeux, cotonneux, évoque évidemment la décomposition de la forme et le jeu de la couleur diffuse chez Monet. Mais c’est (dans cette exposition) la seule toile d’Aurélia de Souza qu’on pourrait rapprocher de l’impressionnisme. Sur ce même mur, une Visitation plutôt symboliste en blanc et noir dans laquelle la Vierge semble flotter dans un intérieur moderne où Élisabeth, plus visiblement enceinte, l’accueille, et une sombre toile symboliste funèbre (plus haut) dans laquelle, sous un ciel tumultueux, une figure sombre aux bras nus semble effondrée de douleur devant une tombe close. Au milieu de tant de tableaux sans grande complexité, celui-ci interroge.
Aurélia de Souza, Autoportrait, vers 1895, huile sur papier marouflé sur aggloméré, 34×24.5cm, Coll. José Caiado de Sousa
C’est évidemment le quatrième ensemble (sur fond rose !) dont on ne sait trop pourquoi il a été titré « Couleurs », alors qu’il s’agit de ses autoportraits, qui est le plus intéressant. Ce qu’on voit ici, c’est une femme enfermée, engoncée, coincée dans ses vêtements et son mystère intérieur, une femme qui semble vouloir montrer, par ces contraintes physiques, l’étendue des contraintes « patriarcales » qui pèsent sur elle, grande bourgeoise incapable d’échapper à son milieu et à la place qu’il lui assigne. Si le plus connu, celui en veste rouge, peint à Paris, montre par sa frontalité et sa dureté spectrale son auto affirmation et, sans être révolutionnaire dans le monde, l’est sans doute au Portugal, la tension y nait de l’opposition entre la fierté de son regard et de sa posture rigide, et l’enfermement créé par le jeu des lignes sur sa poitrine au-dessus de laquelle sa tête semble flotter : découpe du col de la veste rouge, lignes blanches sur sa blouse bleue, et cette broche dorée comme un point final clouant le tout. Mais, dès son portrait de 1895, naît l’ambiguïté : le col blanc sur la sévère robe noire n’atténue pas l’expression du visage à la peau rose, aux yeux bleus perçants sous les mèches blondes en désordre. Son androgynie rebelle, déjà exprimée dans son premier autoportrait de 1889, est ici évidente. Des critiques font grand cas d’un autre autoportrait, aussi de 1895, dans lequel un immense nœud noir semble le bavoir d’une femme assez étrange à la tête quasi détachée, une arlequinade qui paraît excessive (lui fait pendant un autoportrait de sa sœur tout aussi décalé, déguisée avec un chapeau cornu noir et orange et une cravate bariolée). Simples amusements ou plutôt volonté d’esquiver leur féminité, d’échapper à leur condition, à leur genre ?
Aurélia de Souza, Saint Antoine (détail), vers 1902, huile sur toile, 190.8×100.5cm, Casa Marta Ortigão Sampaio
Pendant toute l’exposition, titrée « Vie et Secret », on se demande de quel secret il peut bien s’agir. Certes elle brûla son journal ; ne subsistent que quelques lettres, et on sait donc peu de choses de sa vie intime. On lit bien ici et là quelques allusions peu explicites : ainsi sur un cartel, la commissaire écrit que ses portraits de la 1ère section sont comme des miroirs, de plus en plus déviants, trompeurs et profondément « confessionnaux », bien malin qui comprend. Ce n’est, je crois que devant le dernier tableau que le voile se déchire et qu’on comprend plus ou moins ces allusions à demi-mot. Se peignant en Saint Antoine ténébreux et tourmenté, Aurélia de Souza est, sauf erreur, la première artiste à avoir franchi la barrière des genres, à s’être représentée en homme. Allant au-delà de l’androgynie de son visage dans ses autoportraits, elle se représente ici en grandeur réelle avec un corps d’homme, certes vêtu d’une robe (ecclésiastique, sacrilège supplémentaire) ; peu importe le sujet, peu importent les accessoires prétextes, livres, colombe du Saint Esprit (je crois) et cette curieuse croix de Lorraine. Ce qui compte c’est qu’elle a franchi le pas. C’était sans doute une audace impensable pour une bourgeoise du début du XXe siècle dans cette ville conservatrice que d’affirmer un genre autre que son sexe, et elle ne put le faire que par l’artifice de la peinture. Encore aujourd’hui, cela choque, et les textes sur elle n’y font que des allusions discrètes, mais c’est en tout cas la conviction avec laquelle je suis ressorti de cette exposition.
L’exposition Cindy Sherman à la Fondation Serralves à Porto (jusqu’au 16 avril) est plus intime, moins didactique et exhaustive que celle de la Fondation Vuitton il y a deux ans. Près de cent photographies provenant toutes de la Fondation Broad. La première salle est consacrée aux photographies reprenant des oeuvres d’art : certaines sont évidentes, Caravage, Fouquet, Raphael; d’autres demandent une culture générale bien plus large (celle-ci ?) , les légendes n’indiquant rien, comme toujours chez elle. C’est très conventionnel : Sherman n’aime pas aller dans les musées et les églises, elle n’a ni connaissance, ni appétence pour l’histoire de l’art, dit-elle, elle n’a pas vu ces tableaux, seulement des reproductions dans des livres (et donc, nous raconte-t-on, c’est une réflexion sur la prééminence des médias : belle excuse). C’est bien fait, mais sans magie, sans âme.
Cindy Sherman, vue d’exposition (clowns)
La salle suivante montre aussitôt que, au contraire de la peinture, Sherman a une remarquable culture cinématographique et s’y sent bien plus à l’aise : si elle ne lit que trois livres par an, elle voit beaucoup de films. Ses premiers travaux encore un peu maladroits, en noir et blanc, sans beaucoup de prothèses, sont charmants et mélancoliques. Dans la même salle, un mur de clowns, des masques et des images surréalistes où son corps modifié, augmenté devient supranaturel et inquiétant. Sur le mur de la rampe menant á cette salle, une image mélancolique au naturel : aurions-nous là la vraie Cindy Sherman, sans fard, sans accessoires ?
Cindy Sherman, S. T: (129)
La salle du bas, après la série Murder Mystery de 1976, montre divers portraits jouant sur le positionnement social, Society Portraits, Flappers (mais, ici, contrairement à Paris, pas sur le genre). Une grande oeuvre murale la montre au naturel, aujourd’hui, dans un étrange paysage et avec des chaussures dépareillées, telle un pied-bot …
Cindy Sherman, détail du mural au Musée Serralves
Au final, une exposition divertissante, bien faite pour une premIère approche de son oeuvre. Beau catalogue (en portugais et en anglais) avec des essais du critique de photographie Sergio Mah et de la philosophe Filomena Molder, et un entretien de 2016 entre la réalisatrice Sofia Coppola et l’artiste, qui, trés simplement, explique comment elle travaille, faisant tout elle-même.
Peu d’artistes portugais (hommes) s’intéressent au corps, à la sensualité : je l’écrivais à propos de la chorégraphie, et c’est tout aussi vrai en arts plastiques. La seule véritable exception est, me semble-t-il, Julião Sarmento, qui vient de mourir à 73 ans et qui avait préparé cette exposition rétrospective avec Catherine David, au Musée Berardo (jusqu’au 1er janvier prochain). Il y a six ans, il exposait à Paris, un feu d’artifice d’humour, de sensualité et de distanciation. L’exposition ici est plus « sage »; elle impose un parcours obligé avec numéros de salles et flèches impératives au sol. Si une grande partie de l’exposition tourne autour du corps féminin, nous verrons que cette fascination s’accompagne aussi de jeux de langage et de jeux de montage.
Julião Sarmento, Guibert, 2007-08
Les femmes de Sarmento n’ont le plus souvent pas de visage : soit, en peinture ou en sculpture, il est coupé net, absent, avec parfois un simple menton, soit il est voilé. Une des premières installations de l’exposition montre une femme en cire, vêtue d’un négligé moulant, la tête enfoncée dans un sac noir empêchant toute perception, et qui, assise à une table, se mire, aveugle, dans un miroir. Ces femmes qui pourraient être désirables sont inatteignables, hors du monde. Seule la petite danseuse de Degas (en bas), dénudée, le corps luisant, en double est entière. Sur les Peintures blanches, des dessins à peine ébauchés de corps de femmes, toujours dans ce petit négligé noir, sont toujours acéphales : ces dessins sont accompagnés de reprises, de marques, de taches de coulures, tout un jeu de fabrication. Ce sont des images énigmatiques, qui surprennent et interrogent.
Julião Sarmento, S.T. (Bataille), 1976, détail
D’autres oeuvres autour du féminin sont des compositions, des ensembles de photographies, des déclinaisons sérielles. L’une joue sur la tonalité des peaux et leur bronzage, une autre sur l’interaction entre la peau de la femme et la fourrure de l’animal dans laquelle elle s’enveloppe. Celle-ci, dédiée à Georges Bataille et accompagnée d’extrait de ses livres (en caractères minuscules, à peine lisibles pour ne pas trop choquer le bourgeois) décline des jeux de lumière et d’ombre sur un corps nu. « Dès le commencement il y a ton ombre qui lèche mon corps et dès que mon corps se laisse lécher par ton ombre, mon corps se fait en brume. »
Julião Sarmento, Sombra, 1976 (film super 8, couleur, sans son, 65′ 57 », capture d’écran
Des films aussi, certains courts et enlevés (comme Pernas, un joli jeu de jambes), d’autres durant plus d’une heure pendant laquelle la caméra explore le corps féminin au gré de variations d’éclairage dans une lumière chaude et ambrée, en gros plan et en boucle : une femme sans tête, une odalisque immobile.
Il y a là tout un art du montage, évident dans la structure de ses films en séquence, mais aussi très visible dans ses tableaux composites où abondent les citations visuelles parfois énigmatiques (serait-ce un Caravage ?) avec aussi des textes (systématiquement non sourcés, à vous de retrouver Foucault, Kant, Woolf ou Bataille) collés sur la toile, inscrits comme des pseudo-légendes (« I want you », « I can’t live without you ») sans grand lien avec l’image. Et aussi ses assemblages de photographies et de textes.
Julião Sarmento, Art is a matter of consciousness, 1976, détail
C’est que Sarmento aime les mots, la construction des phrases, la définition d’un protocole, le schéma d’un processus comme le montre la proposition ci-dessus.
Julião Sarmento, Fourth Easy Piece, 2014, détail
Le catalogue n’est pas encore sorti et c’est bien dommage. Mais on ressort de cette exposition assez complète et fort intelligente de son travail avec le sentiment d’une oeuvre énigmatique qui offre un miroir à nos propres fantasmes et obsessions.
Certes l’exposition de Manuela Marques au Musée du Chiado à Lisbonne (jusqu’au 29 janvier) se nomme Échos de la nature; certes elle montre des images des paysages et des milieux naturels en France, au Portugal (continental) et aux Açores ; certes on peut la regarder comme une réflexion sur le concept artistique du paysage, sublime, romantique, naturel ; certes on peut y percevoir une attention soutenue aux phénomènes telluriques, et en particulier aux éruptions volcaniques, et à la magie atlantique. Et c’est bien là le point de départ de l’artiste.
Manuela Marques, Île 2, 2022, 48x64cm
Mais il semble qu’ensuite les images (ou en tout cas la plupart d’entre elles) lui aient échappé et aient acquis leur autonomie propre, leur discours indépendant, qu’elles se soient dépouillées de leur argument naturel pour devenir de purs objets culturels : oubliez ce que nous représentons, disent-elles, ne lisez pas les cartels, contentez-vous de nous regarder fixement, longuement, avec attention. Nous sommes des objets, de la matière, des sculptures plates, des compositions de formes et de couleurs abstraites ; ne tentez pas de nous déchiffrer, de nous « comprendre » et abandonnez-vous à la contemplation, à la méditation. Celle-ci est une déchirure blanche dans un fond noir : cela ne suffit-il pas pour la goûter, pour jouir de cette découpe en dentelle, de cette inquiétude sombre qui dévore la lumière. C’est un lac de montagne, c’est, nous dit-on, une île, une partie d’archipel, d’autres sont voisines au mur, et on évoque bien sûr l’Atlantique et les Açores, mais est-ce nécessaire ? Vous sentez-vous plus riche, plus heureux de savoir que cette photographie a été pensée et construite ainsi ?
Manuela Marques, Onde 3, 2022, 50x75cm
Celle-ci est une forme parfaite, éternelle, archaïque, on peut l’imaginer pierre dans la main d’un Néandertalien, ou bien idole primitive, symbole androgyne. Sa surface est piquetée, grêlée, comme des traces d’une histoire inconnue. Et on est presque déçu de lire le cartel, Onde, et de comprendre que c’est un jeu de lumière sur le sable au bord de la mer : non que ce ne soit pas aussi une piste intéressante, nous emmenant vers une fusion sensuelle des éléments, mais parce que ce n’est que ça, que ça limite mon regard, ma fantaisie, que ça me détache de la forme pure pour me contraindre à une seule lecture.
Manuela Marques, Sismique, 2019, 120x70cm
Celle-là est un magma fusionnel où des formes indistinctes s’entrelacent dans un embrassement infernal, et je suis heureux de n’y rien comprendre, de ne pas savoir de quoi il s’agit (et de m’abstenir de le demander à Manuela) : je ne veux pas savoir, je veux seulement plonger dans cette image, dans cette matière à la fois attirante et répulsive, et la laisser pénétrer mon corps, mon cerveau et mes tripes (et, grâces à Dieu, elle se nomme Sismique, ce qui ne dit rien de précis). De la même manière (en haut), un mur d’images en couleur, nommées Surfaces sensibles, offre à l’oeil une symphonie visuelle complexe, qui, pouvant évoquer la chimie des photogrammes, déroute à souhait, et c’est très bien ainsi.
Manuela Marques, Topographies 1-9, 2022, chaque 65×97.5cm; ph. de l’auteur
On baigne ainsi tout au long de l’exposition dans des ombres et des reflets, dans des miroitements et des déchirures, parcourant des frontières entre liquide et solide, entre visible et caché, entre explicite et mystérieux. J’avoue avoir moins goûté les rares images plus anecdotiques où l’humain apparaît, des mains tendues vers le ciel ou une scène verte à la Friedrich. Mais, déjà il y a huit ans, je privilégiais dans son travail le fait de se retrouver « quelque part entre le réel et sa représentation, ou plutôt au-delà de la représentation ».
Couverture du coffret « Manuela Marques, Echoes of Nature », éditions Loco, 2022 (image : détail de Explosion 1, 2022)
L’exposition a été précédemment présentée au Havre et à Kerguéhennec. Beau catalogue (reçu en service de presse) : dans un coffret, un livre comprenant les images pleine page, avec un index séparé reprenant toute la série en donnant titres et dimensions, et un cahier trilingue (français portugais anglais) avec un texte plutôt « nature » de Léa Bismuth et un texte plutôt « culture » de la commissaire portugaise Emília Tavares.
Le marché de l’art se nourrissant de chair fraîche « découvre » périodiquement un artiste inconnu et en fait la promotion : au-delà de la qualité propre du travail, il y a là un mécanisme économique assez évident. Je l’avais analysé à propos de Miroslav Tichý et de son « invention ». La commissaire qui a contribué au lancement de Vivian Maier présente aujourd’hui (jusqu’au 8 janvier), dans le même musée lisboète où elle montra Maier, sa dernière « découverte », Margaret Watkins, une relative inconnue (1884-1969), une photographe de qualité, mais plutôt une suiveuse qu’une pionnière.
Margaret Watkins, Symphonie domestique, 1919
Une inconnue, mais qui a toutes les chances de retenir l’attention. D’abord, c’est une femme, de plus jamais mariée, qui fut active entre 1908 et les années 1930, quand, bien évidemment, la photographie était davantage une activité masculine. Ensuite, quelqu’un qui cessa un jour de photographier (pour s’occuper de ses vieilles tantes …) et qui vécut alors en recluse pendant plus de trente ans. Mais, ô miracle, peu avant sa mort, elle donna à son jeune voisin, Joseph Mulholland, un carton scellé, que celui-ci n’ouvrit que trois ans plus tard, découvrant 1200 tirages. Après quelques expositions en galeries (dont celle ouverte par Joseph Mulholland), une exposition à la National Gallery du Canada en 2012 la rendit visible; la voici maintenant en Europe (Espagne, Hongrie, Portugal, ..), et on peut parier mécaniquement qu’une exposition sera prochainement organisée à Paris.
Margaret Watkins, Le Multiple de Blythswood (escalier), s.d.
Élève de Clarence White, elle passa d’un pictorialisme assez terne à une esthétique proche du Bauhaus et de la Nouvelle Objectivité, alors peu diffusée en Amérique du Nord. Comme bien d’autres, ce fut la publicité qui lui permit de construire des natures mortes audacieuses, anguleuses et s’approchant de l’abstraction. Ses photographies « domestiques », de sa salle de bain ou de son évier plein de vaisselle sale, développent la même esthétique froide, formelle et géométrique. C’est là son travail le plus fort, mais le moins séduisant, il ne déborde pas d’originalité par rapport aux photographes européens de l’entre-deux guerres, et de plus il a tendance à renvoyer la « femme photographe » dans son univers domestique, vaisselle et nettoyage.
Margaret Watkins, Nu, 1923
Les portraits qu’elle fait alors sont bien faits, les hommes plutôt chaleureux, mais sans grande originalité, alors que, dans les nus féminins transparaissent une sensualité et une attraction indéniables.
Margaret Watkins, Londres, années 1930
À partir de 1928, elle quitte les États-Unis, s’établit à Glasgow et voyage en Europe : Allemagne et France. Elle photographie la rue, les vitrines, les enseignes. On note alors des compositions urbaines intéressantes, avec des jeux d’ombre et des lignes architecturales toujours dans cette esthétique géométrique un peu brutale.
Margaret Watkins, Moscou, 1933
Sa dernière activité photographique intense semble avoir été un voyage en URSS en août 1933, deux ans après son ancienne élève Margaret Bourke-White, peut-être un témoignage de ses sympathies politiques, même si elle regarde avec humour le culte de la personnalité en vigueur. L’architecture moderniste soviétique la fascine, et elle réalise des compositions complexes à partir de bâtiments moscovites. Dans l’ensemble, une découverte certes mineure mais intéressante.
Excepté la première, photographies de la collection Mulholland.