Albrecht Dürer à l’Albertina

Albrecht Dürer, Prestel / Albertina, 2019; en couv. Albrecht Dürer, Aile de corneille bleue, 1500/1512, aquarelle sur parchemin, 19.6x20cm, détail; Albertina, Vienne

en espagnol

Le livre Albrecht Dürer (Prestel, 2019, 488 pages, 325 illustrations, en anglais; existe aussi en allemand) accompagnait l’exposition de deux cents des oeuvres d’Albrecht Dürer, dessins et aquarelles (135), gravures et xylographies (une cinquantaine) et une dizaine de tableaux, à l’Albertina à Vienne, qui s’est terminée début Janvier, et que je n’ai pas vue; elle a eu lieu 16 ans après la première grande exposition Dürer qui marqua la réouverture de l’Albertina. Les trois quarts des oeuvres exposées provenaient de l’Albertina, les autres avaient été prêtées par d’autres musées autrichiens (4), d’Allemagne (17), de France (8), d’Italie (7), d’autres pays européens (9) et des Etats-Unis (4). A l’inverse de catalogues qui sont plutôt des monographies ou des recueils d’essai (comme celui-ci), ce catalogue-ci parle des oeuvres exposées auxquelles, en dix chapitres, sont consacrées plus des trois quarts des pages. Les trois essais introductifs, sur sa biographie, son approche et l’historique de cette collection, soit un peu plus de 50 pages, remplissent leur rôle de présentation de manière succincte mais intelligente. La biographie (p.37-43), par Julia Zaunbauer, (assistante commissaire de l’exposition et conservatrice assistante à l’Albertina) est très agréable à lire (ce qui n’est pas si fréquent) et offre une pointe d’humour quand l’auteure se moque un peu de l’idolâtrie autour de Dürer et de la fascination qui l’a entouré, déjà de son vivant. Elle souligne la dimension intellectuelle de Dürer, auteur de plusieurs ouvrages autour des proportions, des mathématiques et de l’architecture, à la recherche d’une forme de perfection à la fois mathématique et esthétique; Dürer a sans doute eu le loisir de poursuivre ces recherches intellectuelles car il avait organisé son atelier de manière quasi-industrielle, déléguant à son épouse et à ses représentants tout un travail de propagande et de diffusion de ses oeuvres, avec une approche qu’on qualifierait aujourd’hui de marketing (ainsi son monogramme, à partir de 1495). Au passage, l’auteure questionne la légende de son épouse mégère, digne de Xanthippe, riche et âpre au gain (il est amusant que l’article Wikipedia sur la violence féminine soit illustrée d’un faux Dürer, d’ailleurs très éloquent et abondamment repris).

Albrecht Dürer, Un Eclair (verso de Saint Jérôme Pénitent), vers 1494, huile sur bois de poirier, 23.1×17.4cm; National Gallery, Londres

Le commissaire de l’exposition et conservateur à l’Albertina Christof Metzger est l’auteur des deux autres essais introductifs; l’un (p.51-67) étudie scientifiquement les péripéties advenues aux dessins de Dürer après sa mort : 1000 dessins originaux, dont l’Empereur Rodolphe II put acquérir 400, dont 120 sont encore à l’Albertina. Deux anecdotes illustrant cet article fort sérieux : le légat Hans Khevenhüller, chargé par l’Empereur d’acquérir à Madrid la collection de dessins de Dürer du Cardinal de Granvelle, s’acquitte de sa tâche, mais écrit à l’Empereur le 20 juillet 1587 « Mir, Warhait zu sagen, gefelt’s nit sunders » (à vrai dire, ils ne me plaisent pas beaucoup). Et le vol d’une centaine de dessins de Dürer à Vienne en 1809 fut le fait, non de l’armée napoléonienne elle-même (comme ce fut le cas en Egypte ou en Italie), mais, à titre personnel, de son chef, le Comte d’Andréossy et du toujours actif Vivant Denon, et ce avec la complicité du Français François Lefèbvre, alors conservateur de la collection de dessins du Duc Albert de Saxe-Teschen qui les avait acquis de la Cour Impériale en 1796. L’autre essai de Metzger (p.37-49) met l’accent sur le talent de dessinateur de Dürer et l’importance donnée à la ligne, au crayon et au burin plutôt qu’au pinceau, il souligne l’inspiration mentale, intellectuelle de l’artiste, à la fois à partir de l’observation de la nature et de la connaissance scientifique. Il montre aussi, que, plus qu’un simple atelier de peintre, l’entreprise Dürer était avant tout une imprimerie et un éditeur de gravures, avec un important réseau de distribution, tout en ayant parfois des allures d’académie. Enfin, il souligne que la plupart des dessins n’étaient ni des travaux préparatoires pour des tableaux, ni des oeuvres destinées à la vente, mais, paradoxalement, des oeuvres en soi destinées à la bibliothèque de l’artiste, et parfois réutilisées ultérieurement comme motifs. Ci-dessus, une peinture étrange de Dürer : une boule de feu, un météore, la météorite d’Ensisheim, (était-il présent ?), une explosion, une scène de l’Apocalypse ? C’est le verso du Saint Jérôme Pénitent, et le coeur de l’explosion correspond, au recto, au coeur du Saint qui le frappe avec une pierre pour se mortfier. C’est le premier tableau occidental ayant comme thème unique une lumière éblouissante; apprenant la mort de Dürer, Erasme écrivit : « il avait réussi à peindre ce qu’on ne peut pas peindre : feu, rayons de lumière, tonnerres, éclairs, et même – comme on le prétend – des nuages sur le mur ».

Albrecht Dürer, Autoportrait nu, vers 1499, dessin, 29.1×15.3cm, Klassik Stiftung Weimar

Le premier des dix chapitres du catalogue est consacré à une oeuvre emblématique, son Autoportrait nu. Il n’y a (et c’est dommage) dans cette exposition que deux autoportraits de Dürer, celui à treize ans, magistral, et celui-ci, alors que l’autoportrait est un élément très important de la compréhension de la psyché et de l’art de Dürer, bien plus que pour beaucoup d’autres artistes (excepté Rembrandt, certes) : pourquoi se représente-t-il en Christ (Erwin Panofsky en parle fort bien) ? Pourquoi en noble vénitien ? Ces thèmes ne sont pas abordés ici, mais c’est une lacune de l’exposition, non du catalogue. Son autoportrait nu, est, semble-t-il, le premier de l’histoire de l’art : quelle signification ? quelle motivation ? L’essai (d’Erwin Pokorny, p.70-73) n’aborde guère cette thématique; il souligne surtout la facture du portrait, la précision du trait mais aussi l’inachèvement (là aussi, on pourrait conjecturer les raisons de ce bras incomplet), et le fait que c’est certainement un assemblage de plusieurs dessins faits face à un miroir, puisque le regard du spectateur (et donc du dessinateur) est, horizontalement, à la fois à la hauteur du visage et à celle du sexe, les deux zones les plus détaillées. L’auteur fait justice du soupçon d’homosexualité de Dürer, basé sur ses échanges potaches, voire ribauds, avec son ami et protecteur Willibald Pirckheimer (on peut lire la traduction de ses lettres de Venise à son ami en 1506, non dénuées de plaisanteries grivoises). Ce dessin nu marque un moment essentiel, novateur et audacieux de l’histoire de l’auto-représentation; sauf erreur, il n’y aura pas de nouvel autoportrait masculin nu avant Richard Gerstl en 1908, quatre siècles plus tard (et deux ans avant Egon Schiele). Quant aux femmes, si on peut supposer que Lavinia Fontana fut peut-être en 1613 la première (mais sans le revendiquer, car elle a peint, officiellement, un tableau de Minerve), ou bien Artemisia Gentileschi en Cléopâtre la même année (ce qui, incidemment, met quelque peu à mal le discours féministe sur les nus féminins objectivés par des peintres masculins dominants), le premier autoportrait féminin nu revendiqué est celui de l’étonnante Olga Rozanova en 1914. Il y aurait (y a-t-il ?) un livre à écrire sur l’autoportrait nu.

Albrecht Dürer, Le Songe du Docteur (ou la Tentation de l’Oisif), vers 1498, gravure, 19×22.2cm; Albertina, Vienne

Les neuf autres chapitres du catalogue suivent un ordre mi-chronologique mi-thématique, en commençant par ses oeuvres de jeunesse (p.74-117, Zaunbauer et Metzger); je ne vais pas reprendre ici chacun d’eux, mais plutôt fournir quelques éclairages. La qualité d’observation de Dürer est soulignée dans plusieurs chapitres, et en particulier dans celui titré « Dürer, The Observer » (p.118-191, Metzger, Zaunbauer et Andrew John Martin) : qu’il s’agisse de paysages (Dürer fut, semble-t-il, le premier à peindre une aquarelle d’un paysage « sur le vif », en 1488), d’animaux (comme le fameux lièvre; mais le rhinocéros est fantaisiste), de plantes et fleurs, ou de costumes, on note toujours sa méticulosité, sa précision, son souci du détail, mais aussi, souvent, une certaine idéalisation du paysage (ainsi, p.130, l’auteur compare une vue du Val de Cembra en 1495 avec la topographie réelle de ces montagnes, moins hautes, moins imposantes). Les portraits sont aussi remarquables, combinant une représentation précise du moindre poil, de la moindre verrue, avec une traduction graphique de la psychologie du personnage. Outre l’Empereur Maximilien (à qui un chapitre est dédié, p.372-399, par Metzger), on remarque le portrait d’Erasme (que ce dernier ne trouva guère ressemblant : « Pinxit me Durerius, sed nihil simile », p.174, pas dans l’exposition), celui d’un homme africain (bien moins émouvant que celui de la servante Katharina à Anvers, en 1521, absent de l’exposition), celui d’un homme souffrant et celui de Philippe Melanchthon aux traits inspirés (Dürer eut une certaine sympathie pour les thèses de Luther).

Albrecht Dürer, Le Bain des Femmes, 1496, dessin, 23.1x23cm; Kunsthalle Brême

Soulignant l’influence de l’antiquité et sa proximité avec plusieurs peintres italiens (Mantegna, Pollaiulo, Giovanni Bellini qu’il rencontra, Raphaël qui lui envoya un dessin), le chapitre « The Influence of Classical Antiquity » (p.192-247, Metzger et Martin) s’attache principalement à la représentation du corps chez Dürer, à son souci d’une approche géométrique, construite, et à sa tentative de retrouver le canon antique de la beauté. Dürer déplore d’ailleurs la disparition de ce canon dans son traité Quatre Livres sur la Proportion Humaine (posthume; traduit en français en 1557). C’est dans ses études pour Adam et Eve que cette recherche mathématique de la perfection est graphiquement la plus évidente. On retrouve en particulier l’influence antique dans le contrapposto à la Venus pudica du Nu vu de dos du Louvre. Dans Le Bain des Femmes (ci-dessus), Dürer combine influence italienne et tradition gothique tardive, en particulier dans les anatomies féminines; on notera le regard émerveillé des deux jeunes garçons, ravis du spectacle, et le voyeur caché derrière les battants de la porte à gauche. Vasari, qui consacre plusieurs pages à Dürer (dans son chapitre sur Marcantonio Raimondi de Bologne), mais le dit par erreur Flamand d’Anvers, l’admire beaucoup et affirme que, s’il avait été exposé à l’art romain et italien, il aurait été le plus grand peintre de son temps, mais il juge que ses nus sont mal formés à cause de ses modèles, car, écrit-il, les Allemands, s’ils peuvent être élégants quand ils sont vêtus, sont en général lourds et difformes quand on voit leur corps nu. Au passage (et Vasari le mentionne), notons l’étrange Songe du Docteur (plus haut), tenté par une beauté massive (Vénus, sans doute),  avec un diablotin qui souffle dans les oreilles du dormeur et Cupidon qui joue avec des échasses (un livre qui pourrait peut-être nous éclairer; pas encore lu).

Pages 366 & 367 : Albrecht Dürer, Mélancolie I, 1514, gravure, 24.2×19.1cm; Albertina, Vienne

Le chapitre titré « The Master of the Line » (p.316-371; Zaunbauer et Metzger) présente les gravures les plus fameuses de Dürer, dont la Mélancolie (ci-dessus; ici en peinture). Au sujet du grand cycle de la Passion, Metzger note que Dürer, en particulier dans ses xylographies, dépasse le stade de la ligne et du contour de ses prédécesseurs pour parvenir  à un rendu des volumes et à une profondeur spatiale jusque là inégalés. D’autres chapitres abordent son second voyage à Venise (p.248-279, Zaunbauer et Metzger), et en particulier la reconnaissance qu’il y gagne grâce à sa Vierge de la Fête du Rosaire, son voyage aux Pays-Bas ( p.400-425, Zaunbauer) dont nous reste son journal de route, traduit en anglais ici, (et où, dit Goethe, « il croit saisir sa chance en échangeant des œuvres d’art merveilleuses contre des perroquets et, pour s’épargner un pourboire, il fait le portrait des domestiques qui lui apportent une coupe de fruits. Un pauvre fou d’artiste comme lui me touche profondément »). Il y a aussi un chapitre sur sa peinture, sous-représentée en quantité et qualité dans cette exposition et donc dans ce catalogue (p.280-315, Metzger et Zaunbauer); notons nénamoins le poignant Saint Jérôme de Lisbonne et Jésus parmi les Docteurs, avec sa représentation affirmée de l’Autre et sa réthorique gestuelle que Victor Stoichita analyse fort bien. Le chapitre final sur ses dernières années (p.426-445, Metzger) évoque trop sommairement son activité principale à la fin de sa vie, la rédaction de ses traités sur la géométrie (ci-dessous; pages finales du 4ème volume montrant le dispositif voyeuriste de translation du modèle au dessin, bien connu par cette gravure), l’architecture et les fortifications, et, publié après sa mort, les proportions du corps humain (traduction française) : tout comme Piero della Francesca trente ans plus tôt, Dürer finit sa vie en intellectuel, ayant semble-t-il transcendé sa condition d’artiste et souhaitant désormais que sa plume reste à la postérité autant et plus que son pinceau. 

pages 432 & 433 : Albrecht Dürer, Underweysung der Messung, mit dem Zirckel und Richtscheyt, in Linien, Ebenen unnd gantzen corporen, 1525, livre imprimé par Hieronymus Andreae à Nuremberg; folios Q2v & Q3r, page 28.3×19.7cm; gravures sur bois (G. 13.6×14.8cm; D. 13.2×14.8cm); Albertina, Vienne

Ce livre est un excellent catalogue; il ne prétend pas présenter toute l’oeuvre de Dürer, mais les oeuvres de l’exposition sont remarquablement bien commentées et contextualisées. Les textes de présentation sont bien écrits et éloquents, même si on souhaiterait parfois que certaines pistes soient davantage explorées (comme pour l’Autoportrait nu  ou pour ses écrits). Les reproductions sont d’excellente qualité, avec une profusion de détails et d’agandissements. La liste des oeuvres exposées (p.446-465) donne tous les détails nécessaires; trois appendices répertorient trois des collections anciennes d’oeuvres de Dürer (p.466-479), et la bibliographie est de bonne qualité (p.480-486). Ni index, ni biographies des auteurs. Seul reproche, en fait : la numérotation des oeuvres n’est pas consécutive (par exemple la séquence 67, 66, 70, 68, 69, 72, 71 des pages 184-191), on perd un peu de temps à retrouver le bon numéro, mais ce n’est pas très grave.

Livre reçu en service de presse