Archives vendues, archives volées, et la société du spectacle

Document des archives Sanguinetti (avec Guy Debord).

en espagnol

en portugais

Gianfranco Sanguinetti fut un compagnon de Guy Debord et un des leaders des situationnistes en Italie. Essayiste, il publia sous le pseudonyme Censor un livre titré Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie dans lequel, prétendant être un haut commis de la bourgeoisie conservatrice cultivée, il prônait l’alliance entre le patronat et le Parti Communiste, seul capable de mater les révoltes ouvrières. C’était un pamphlet sous « faux drapeau », qui trompa tous les commentateurs. Il est aussi connu pour avoir dévoilé l’implication des services secrets italiens dans l’attentat de la Piazza Fontana en 1969 dans son texte Le Reichstag brûle-t-il ?. Dans un autre registre, il a bien connu Miroslav Tichý et a écrit un des plus beaux textes sur lui, Miroslav Tichý, Les Formes du vrai (2011). Ayant accumulé d’importantes archives sur ces différentes facettes de sa vie et de ses engagements politiques (au-delà de l’Internationale Situationniste dissoute en 1972), il les stockait dans sa cave à Prague, ville où il vit depuis trente ans, et elles étaient inaccessibles aux chercheurs historiens.

Document des archives Sanguinetti (avec Miroslav Tichý).

En 2013, la maison de vente aux enchères Christie’s vendit pour $650 000 ses archives à la Bibliothèque Beinecke de l’Université de Yale, laquelle avait déjà tenté vainement d’acheter les archives de Guy Debord à sa seconde épouse Alice Becker-Ho (mais la BnF organisa un dîner de donateurs à 10 000€ le couvert pour contribuer à lever la somme demandée par Alice Becker-Ho, et les archives Debord restèrent en France). Beinecke a acquis d’autres archives de situationnistes, dont celles de Jacqueline de Jong (ce qui permit l’édition de ce livre) et les met en libre accès gratuitement aux chercheurs. Un traducteur et éditeur américain de l’univers post-situationniste, Bill Brown, se sentant floué par cette vente, s’insurgea contre Sanguinetti dans une lettre insultante qu’il rendit publique sur Internet (j’avais moi aussi essuyé son agressivité quand il traduisit mon billet sur l’exposition Debord à la BnF).

Vue d’exposition, Lisbonne.

L’artiste du Malawi Samson Kambalu (né en 1975), alors relativement inconnu, travaillait sur une thèse sur William Blake à la bibliothèque Beinecke, fut conduit (ou incité) à s’intéresser aux 62 boîtes des archives Sanguinetti à Yale (sous le prétexte assez obscur de la psycho-géographie chez Blake) et entreprit de photographier clandestinement environ 3000 de ces documents, pendant quatre mois, en contradiction avec les règles de la bibliothèque. Ses motivations exprimées de manière assez confuse dans son discours étaient de protester contre cette vente, de s’affirmer lui-même comme situationniste (ou post-situationniste) et, dans une logique de potlatch, de « rendre les archives à l’Italie », ce qu’il fit en les exposant à la Biennale de Venise en 2015 dans un stand au titre de Sanguinetti Breakout Area (les archives concernaient certes beaucoup l’Italie, mais l’avaient quitté des décennies plus tôt quand Sanguinetti s’était installé à Prague); il incitait les visiteurs à photographier les documents présentés et à les partager en ligne. Outre l’ex-galerie de Kambalu, cette exposition eut le soutien du British Council  et de la Ford Foundation, dont on ignorait jusque-là l’intérêt pour les situationnistes. On notera au passage la similitude (sûrement involontaire) de l’expression hyper-nationaliste « rendre à l’Italie » avec celle de Vincenzo Peruggia, le voleur de la Joconde. On ne manquera pas de se demander comment, alors que la quasi totalité de l’archive est en français et en italien, Kambalu, ne parlant aucune de ces deux langues, a pu faire sa recherche dans ces documents. On remarquera aussi que l’entrée à la bibliothèque de Yale est gratuite (mais certes réservée aux étudiants et chercheurs, comme dans toutes les bibliothèques universitaires) alors que l’entrée à la Biennale de Venise coûte, je crois, 25€ pour une seule entrée : le passage du monde de la sélection sur la base des compétences scientifiques à celui de la sélection par l’argent n’était pas exactement un « retour au domaine public », au contraire. Et on notera enfin que Kambalu fut payé pour sa participation à la Biennale, et que de plus il y avait mis en vente trois exemplaires d’un gros « livre d’artiste », Theses, qui était une simple reproduction d’une partie des archives de Sanguinetti, au prix de 8.500 £ l’exemplaire.

Gianfranco Sanguinetti, Theses, livre compilé par Samson Kambalu à partir des archives et vendu £8500.

À la suite de cette exposition à Venise, Sanguinetti intenta un procès à la Biennale de Venise, qui demanda la mise en cause de Kambalu, et il perdit. La sentence du juge vénitien Luca Boccuni en date du 7 novembre 2015 semble davantage être une opinion esthético-morale plutôt qu’une décision juridique; on peut y lire « l’oeuvre de Kambalu a mis en évidence la contradiction entre la lutte théorisée contre la marchandisation de l’œuvre de l’intellect de Sanguinetti et la mise en vente des œuvres de la part de Sanguinetti » et « l’installation de Kambalu est dédiée à la « fuite » de Sanguinetti de son idéal situationniste. » 

Lettre de Bill Brown à l’exposition de Venise, partiellement occultée.

L’exposition Sanguinetti Breakout Area qui consiste quasi exclusivement en photographies des documents des archives que Kambalu tient dans sa main (ce qu’il définit comme son « intervention artistique ») et d’un livre les regroupant, a ensuite été montrée en divers lieux ; elle comprend aussi la lettre de Bill Brown, sans l’autorisation de l’auteur, qui protesta, et à demi dissimulée (car, dit Kambalu, il craignait d’enfreindre le droit d’auteur de Bill Brown !). Ce fut, à 40 ans, le début de la reconnaissance par un certain monde de l’art contemporain de Kambalu en tant qu’artiste, alors qu’il avait peu exposé auparavant. A l’occasion d’une exposition à Ostende au Mu Zee, Kambalu tourna un film de fiction de plus de deux heures représentant un faux procès (ce dont beaucoup ne furent pas conscients, ce journaliste trouvant même Kambalu « nerveux » dans l’attente du jugement) avec des acteurs jouant le juge, son greffier, un expert en « situationnisme » et les avocats, lequel reprend plus ou moins les thèmes du procès vénitien, mais dans un style moins « stalinien » et plus légaliste. On notera pour mémoire que tant l’ « expert », Sven Lütticken (dont, sauf erreur, le site personnel ne mentionne aucun texte dont le titre comprendrait les mots Debord, société du spectacle ou situationnistes ; en cherchant un peu, on trouve un article dans Grey Room ; sans doute aurait-on pu trouver des « experts » plus experts …) que Kambalu utilisent à profusion le mot « situationnisme », mot que les situationnistes ont toujours récusé, refusant d’en faire une idéologie en « isme ».

Samson Kambalu, projet pour la 4ème plinthe de Trafalgar Square, maquette dans l’exposition Culturgest.

Culturgest, à Lisbonne, consacre jusqu’au 6 février une exposition à Kambalu. Deux des salles sont allouées au Sanguinetti Breakout Area, y compris ce film, les six autres salles montrent divers travaux de l’artiste, des étoffes, des cartes postales, des petits films absurdes (qu’il définit comme l’esthétique nyau), et son projet pour la 4ème plinthe de Trafalgar Square (aux lauréats de qualité très inégale), un homme noir qui refusa en 1914 d’ôter son chapeau devant des Blancs : peu de choses à en dire. La légitimité fondatrice de Kambalu semble se réduire à ce Sanguinetti Breakout Area, datant de 2015, le reste n’ayant guère de densité. C’est l’occasion de rappeler, puisque cette exposition est à Lisbonne, que, en portugais, situacionista signifie « celui qui soutient la situation politique dominante », une définition qui ne s’applique ni à Debord, ni à Sanguinetti, mais qui pourrait bien convenir à Kambalu.

Capture d’écran du film.

Les arguments juridiques présentés par Kambalu dans le film et dans ses écrits sont de trois ordres. Premièrement, Sanguinetti ne serait pas l’auteur de l’archive, puisqu’elle comprend des lettres signées par d’autres et des documents dont il n’est pas l’auteur. Tant juridiquement que moralement, cet argument est rapidement démonté, le créateur d’une archive étant reconnu comme faisant œuvre d’auteur.

Capture d’écran du film.

 Deuxièmement, les situationnistes étaient opposés à la notion même de droit d’auteur, de copyright et la revue Internationale Situationniste portait la mention « Tous les textes publiés dans I.S. peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication d’origine ». Cette position de principe des situationnistes est présentée comme moralement en contradiction avec la volonté de Sanguinetti de faire respecter ses droits, mais Il y avait dès le début une ambiguïté évidente : l’anti-copyright avait une valeur purement discrétionnaire et non juridique, ainsi que le montra l’action contre l’éditeur italien De Donato, qui avait publié une fausse traduction de Debord. De plus, il avait été spécifié pour la revue et non pour les livres : aucun livre de Debord ne porte cette mention. Et Debord fut publié d’abord par Champ Libre, puis, après l’assassinat de Lebovici, par Gallimard, Arthème Fayard et Flammarion qui, tous, n’hésitaient pas à faire respecter ses droits le cas échéant. Cette position de principe concernant les articles de la revue Internationale Situationniste (1958-1969) autorisait-elle Kambalu à reproduire ces documents en licence ouverte ? Alors que le curieux jugement de Venise faisait grand cas de cet argument, le faux juge d’Ostende dans le film ne le retient pas : juridiquement, dit-il, Sanguinetti a le droit de changer et d’avoir sur ce sujet une opinion différente en 2015 de celle de 1969. Certains pourront sans doute critiquer moralement Sanguinetti sur ce point, comme le fait Kambalu, et s’étonner qu’il ait porté plainte, mais tant historiquement que juridiquement, cet argument ne tient pas.

Troisièmement, y a-t-il eu intervention artistique de Kambalu du fait que ses doigts sont visibles dans la plupart des photographies des documents ? Le juge du film (là encore plus prudent que celui de Venise) a soigneusement évité de définir si c’était là de l’art ou pas, considérant que ce ne pouvait être là qu’une opinion subjective (et donc à chacun de nous de juger si l’inclusion de deux doigts, qu’ils soient noirs ou blancs, dans une photographie constitue un acte artistique). Mais il a considéré qu’il s’agissait là d’une parodie, n’empêchant pas l’accès à l’original et basée sur le détournement humoristique, et donc permise par la loi. Sur ce motif il a débouté Sanguinetti (dont, en tout cas dans ce film, l’avocate n’était pas de première qualité).

Document des archives Sanguinetti.

Au final, lequel est le moins situationniste des deux ? Celui qui vend son archive et défend son droit d’auteur, ou celui qui construit sa notoriété en s’appropriant l’œuvre de l’autre sous prétexte de critique et de détournement ?

Documents des archives Sanguinetti.

Face aux incongruités de cette histoire, il faut tenter de poser des questions plus larges : vu l’incohérence de son discours, Kambalu a -t-il été instrumentalisé, et par qui ? Fut-ce une opération qui le dépassait et dont il ne fut qu’un simple outil, bien récompensé ? Y a-t-il un lien avec l’ouvrage de Jean-Marie Apostolidès dénigrant Debord, Debord le Naufrageur, paru chez Flammarion la même année que la Biennale, et fort controversé (et basé lui aussi en bonne partie sur les archives Sanguinetti, lequel l’a dénoncé comme une imposture) ? Toute cette affaire semble être une magnifique illustration de la Société du Spectacle, qui reste un livre incontournable pour comprendre notre monde.

Note déontologique : l’auteur a contribué un texte à l’exposition d’une partie des œuvres de Tichý de la collection Sanguinetti en 2017 à Marseille.

Dans un esprit kambalusituationniste, les photographies provenant du site de Kambalu ne sont pas créditées et vous êtes encouragés à les reproduire et les diffuser.

Des sons (et un arbre)

Laura Belém, Escutura, 2001-2005; photo de l’auteur

en espagnol     

 

Quelles images vous montrer de cette exposition invisible, de sons, de bruits et de paroles, au centre d’art Culturgest à Lisbonne (jusqu’au 10 janvier), sinon des photographies de casques audio et de hauts parleurs, comme ci-dessus ? C’est une version différente de l’exposition présentée en Espagne (Vigo et Grenade), puis en Israel en 2006/2008 (mais le catalogue -en espagnol et en anglais-, lui, n’a pas été refait; il comprend plusieurs essais très intéressants et inclut un CD, avec 21 morceaux). Treize artistes communs (dont On Kawara, Rodney Graham, Bruce Nauman, Michael Snow), six en moins (dont Victor Acconci et Louise Bourgeois), au moins douze en plus (dont Marinetti et Tacita Dean). Beaucoup d’oeuvres historiques des avant-gardes, comme celles de Haussmann, de Marinetti, de Russolo, de Schwitters.

On peut rester des heures confiné dans le labyrinthe de ces salles vides aux murs blancs, séparées par de lourds rideaux en feutre insonorisant; on va d’un son à l’autre, ici assis dans un canapé le casque sur les oreilles, là errant dans une salle d’un haut-parleur à l’autre, et c’est un enchantement. À Denis Oppenheim qui tape ses mains sur le mur, répondent les fusillades de Christian Marclay. Il y a bien quelques histoires contées (Joan Jonas par exemple, ou Juan Muñoz expliquant comment tricher au poker), mais ce ne sont pas les plus intéressantes; on est bien plus fasciné par ceux pour qui leur voix est un instrument, comme Joseph Beuys qui pendant 65 minutes répète en chantonnant Ja Ja Ja Nee Nee Nee, ou Kurt Schwitters avec Ursonate (on regrette au passage l’absence incompréhensible de Ghérasim Luca, le plus grand artiste vocal du siècle à mes yeux, un véritable sculpteur de sons, qui, pour moi, surclasse la plupart des artistes présentés ici).

Si la plupart des pièces sont simplement faites pour l’écoute, d’autres impliquent une mise en scène, comme celle de Ricardo Jacinto où on doit s’asseoir sur des chaises pour écouter des bruits de pas autour de nous, des fantômes qui passent. Dommage que Janet Cardiff, présente dans les expositions espagnoles, soit absente ici, son théâtre n’aurait pas déparé. Dans le corridor où est installée « Escutura » de Laura Belém (photo en haut), en fermant les yeux, on se retrouve, entre insectes, oiseaux, chiens et déluge, plongé dans une forêt tropicale, moite et oppressante. Il faut fermer les yeux (et ouvrir les oreilles) pour « voir » cette exposition invisible.

Gabriela Albergaria, Arvore, 2004-2020, photo Renato Cruz Santos

L’autre espace de Culturgest est consacré à une rétrospective de l’artiste portugaise Gabriela Albergaria, titrée « Dans la nature, il n’y a pas de lignes droites ». Il y est question de l’impact (néfaste) de l’homme sur la nature et des frontières entre nature et culture. C’est franchement assez banal et assez peu subtil (sur l’écoféminisme, cette exposition était bien plus dense, bien meilleure). Cet arbre, un acacia, occupe toute une salle : ses branches ont été coupées et reclouées par l’artiste, sans doute une allusion pesante à la greffe, intervention humaine sur la nature. Votre serviteur, à l’air dubitatif, est à gauche sur la photo.

 

Michael Biberstein, peintre du nuageux

Michael Biberstein, Double Landscape, 1990

en espagnol

Michael Biberstein, né en Suisse, formé aux Etats-Unis et ayant longtemps vécu au Portugal, où il est mort il ya cinq ans, a droit à une belle rétrospective à Culturgest (jusqu’au 9 septembre). Ses débuts sont secs et conceptuels, inspirés par la sémiotique et la philosophie analytique : une forme au sol et son dessin au mur, un trait sur une toile et un trait parallèle sur le mur voisin. Une décomposition méthodique, intellectuelle et, à mes yeux, sans grâce, de tous les éléments de la peinture, mur, cadre, toile, couleur, trait. On pense, mais on ne sent rien.

Claude-Joseph Vernet, Naufrage, 1750, 76.5×138.5cm

Heureusement, son panthéon culturel ne se limite pas à Wittgenstein, mais comprend aussi Monet, Turner, Caspar David Friedrich, Rothko. Visitant le musée d’art classique de Lisbonne, il tombe un jour en arrêt devant ce Naufrage de Vernet; celui-ci en a peint un grand nombre, qui sont à Washington, Bruges, St Petersbourg, Avignon, Troyes, Munich, Philadelphie,… mais celui de Lisbonne est peut-être le plus étrange. C’est certes, comme les autres, un tableau romantique, la scène d’une catastrophe, où le sublime et l’informe se mêlent, où le sujet dramatique et l’émotion du spectateur sont censés être en harmonie. Mais il est unique car la masse noire centrale semble d’abord échapper à l’analyse visuelle immédiate : un rocher ? une tornade ? une vague gigantesque ? Rocher en équilibre, aux contours quasi anthropomorphes, comprend-on rapidement. Mais cet instant d’incertitude nous a laissé un instant perplexes, décontenancés, avec un sentiment d' »inquiétante étrangeté ».

Michael Biberstein, Big Wide & Very Large Attractor, 1991

A la suite de sa découverte de ce tableau, Biberstein fait une composition en deux toiles, un dessin et une pièce sonore, qui est entièrement reconstituée ici. Ses toiles sont brumeuses, évanescentes; nulle forme ne s’y distingue, nul indice de la réalité. Nous sommes devant sa recherche d’un paysage, ou plutôt de la possibilité d’un paysage, d’un concept de paysage. La sécheresse conceptuelle initiale a laissé la place à un riche combat plastique avec l’informe.

Michael Biberstein, K-Wide, 1991

Et c’est désormais sur cette ligne qu’il va travailler. Ses toiles sont souvent immenses, jusqu’à 12 mètres de long, on y plonge, elles vous entourent complétement; mais, alors que, par exemple, les Nymphéas généreraient plutôt des sentiments de paix, de douceur, voire de joie, au-delà de leur dimension esthétique formelle, les toiles de Biberstein inciteraient plutôt à une contemplation mélancolique, légèrement inquiéte, parfois même mystique, comme devant le « tunnel » quasi symbolique de la toile tout en haut. Si on aperçoit (par exemple dans ce même tableau) ce qui pourrait être un rocher, le sommet d’une montagne, on est essentiellement devant une abstraction, devant l’évocation mentale d’un paysage (alors que les paysages chinois, auxquels on pense évidemment, font le mouvement inverse, une réduction de la réalité à des motifs abstractisés).

Michael Biberstein, ST, 1990

Pour structurer cet éther, cette vibration, Biberstein l’accompagne parfois de ce qu’il nomme (improprement, par un détournement de sens) une prédelle, bande de coton noir, verticale ou horizontale, bordant la toile comme un contrepoint visuel. Il joue parfaitement de ce contraste entre forme et informe, entre non-couleur et couleur, entre vide et plein, et on retrouve alors certaines de ses préoccupations de jeunesse sur l’essence de la peinture, désormais traduites de manière plus sensible et plus audacieuse. A noter une oeuvre posthume (à viister avant ou après l’exposition) : l’artiste avait prévu de peindre un ciel sur la voûte d’une église de Lisbonne, ce qui ne fut réalisé qu’après sa mort. Une médiation vers le Paradis ?

 

 

Séries et expérimentations photographiques

em português

en espagnol

Jorge Molder, Vilarinho das Furnas, 1975-77

Ce n’est pas parce que l’exposition Le Photographe Accidentel (peut-être plutôt traduire par « Occasionnel) – au centre culturel Culturgest (qui appartient à la banque CGD) à Lisbonne (jusqu’au 3 septembre), son commissaire étant le nouveau directeur des arts plastiques de Culturgest, Delfim Sardo – ne concerne que des photographes portugais, pour la plupart assez peu connus en dehors du pays, qu’elle n’a pas une dimension bien plus large, comme on peut le remarquer dans son sous-titre, Sérialisme et Expérimentation. Si l’exposition adresse fort bien la question de la série, j’ai été moins convaincu, comme je le dirai plus bas, par sa définition de l’expérimental ( » ce qui est conceptuellement exploratoire »), qui n’est pas la mienne. Les dix photographes présentés sont tous (excepté Ernesto de Sousa, 1921), nés un peu avant-guerre (Helena Almeida 1934, Alberto Carneiro 1937, Ângelo de Sousa 1938) ou juste après, entre 1947 et 1949; la période couverte est 1968-1980, six ans avant et six ans après la fin de la dictature. Par ailleurs, l’exposition sœur, dans l’autre partie du centre, titrée « Simultanée » explore, à partir d’œuvres de la collection de la CGD, les rapports entre photographie et peinture de manière très intéressante pour certains des artistes concernés.

Angelo de Sousa, de la série Londres, 1968, diapositive

De chacun des dix photographes présentés, on ne voit ici que des séries, non point des images uniques, autonomes, liées à un instant décisif, mais des ensembles, des constructions d’oeuvre à partir d’une série de photographies, de séquences temporelles, mais aussi géographiques et politiques, dont le sens collectif est plus riche que celui de chaque image. Si la série en peinture remonte aux meules de foin, aux peupliers et aux cathédrales de Rouen de Monet, elle ne se développe vraiment en photographie qu’avec les conceptuels comme les stations d’essence et Sunset Boulevard d’Ed Ruscha à partir de 1963 (nonobstant le court texte de Moholy-Nagy en 1946). La plupart de ces séries sont présentées sous forme d’installations, que ce soit le choix original de l’artiste ou celui du commissaire (4 des 10 artistes sont décédés).

Leonel Moura, Leituras, 1977, chaque 50,5×76,5cm

C’est d’abord vrai pour des séries d’images purement représentatives, la série introduisant, au-delà de la simple représentation, une dimension conceptuelle, philosophique, voire politique : un barrage du nord du pays à Viarinho das Furnas, fut asséché l’été 1975, très chaud et sec (été chaud politiquement aussi, du fait des turbulences politiques après le 25 avril) et un village submergé quatre ans auparavant redevint visible ( ce village était autogéré communautairement depuis les Wisigoths). Pour avoir vu, quand j’avais dix ans, la réapparition d’un village dans un barrage de Dordogne, je sais à quel point une telle vision peut être impressionnante. Mais ce que fit le jeune Jorge Molder (dont ce fut, je crois, le premier travail exposé) n’est en rien un reportage, une série d’images narratives et pittoresques : c’est au contraire un travail sur la ruine, une réflexion mélancolique sur le temps, sur la disparition, sur la ré-émergence du passé et, aussi, à ce moment-là, peut-être un regard désabusé sur le monde et les aléas du changement, après l’espoir révolutionnaire. Quatre ans plus tard, en 1979, le barrage fut délibérément vidé, et deux autres photographes, Ernesto de Sousa (dont le film est aussi présenté) et José Barrias, réalisèrent aussi des séries sur ce village, d’où ressort une tragique mélancolie. Ces séries-là ne se contentent pas de montrer différentes vues du village (on croirait parfois voir des ruines mycéniennes), elles construisent un sens à partir d’un montage (on peut penser aux films de Eisenstein et à la centralité du montage dans son travail).

Ângelo de Souza, Umanistas, 1968-70

De la même manière, quand Ângelo de Souza photographie les passants depuis sa fenêtre, quand Vitor Pomar photographie son atelier, quand Juliao Sarmento met en scène (en alternant avec des peintures monochromes) des vues de la chambre où il fut conçu (prétendument : la série se nomme 1947 et il est né le 4 novembre 1948 ..), ce ne sont pas seulement des photographies de passants, de tableaux ou d’un lit, ce n’est pas seulement une histoire, une description, une narration. C’est d’abord un travail sur l’acte photographique, sur la relation du photographe à l’image. On peut dire que c’est une tentative d’approcher une essence photographique : la construction esthétique, philosophique, comportementale, logique compte plus que l’image elle-même.

Helena Almeida, Ouve-me, 1980, 30x50cm

Un autre type de série concerne la représentation de la performance, défi constant depuis les tableaux vivants de rendre compte de ce qui est par nature éphémère, non seulement en la documentant, mais en faisant une oeuvre nouvelle à partir de ce témoignage. L’exemple emblématique en est sans doute la feuille contact de Ugo Mulas pour la performance de Kounellis fin 1970 à Rome. Ici,  les deux artistes concernés, Helena Almeida et Alberto Carneiro, ne sont pas des « performeurs » au sens propre, car ils n’ont pas de public, leurs actions n’ont lieu qu’en privé, et donc la construction photographique qui en rend compte est le seul moyen d’approcher leur travail (à la différence des performances d’une Marina Abramovic, par exemple, dont des milliers de personnes peuvent témoigner directement, sans passer par le bais de ses vidéos et photographies). Il y a ici un ensemble remarquable de  Helena Almeida (dont la majorité fut présentée au Jeu de Paume) autour de la série Sens moi, Ecoute moi, Vois moi : ce qui est plus apparent ici est sa mise en abyme sérielle : une série est toujours une partie d’une série plus grande.

Alberto Carneiro, Operaçao estetica em Vilar do paraiso, 1973, coll. Serralves

D’Alberto Carneiro, récemment disparu, trois ensembles : deux (Opération esthétique à Vilar do Paraiso, 1973 & Opération esthétique au haut de São João Aregos, 1974-75) sont des installations spatiales murales  linéaires combinant photographies, textes et symboles (dont Fibronacci), l’une sur fond rouge, l’autre sur fond jaune, ont un caractère quasi sculptural, le montrant s’affrontant à des arbres, à des branches, à des rochers. La troisième (Elemesmo/outro, Luimême/autre1978-79), dans une autre salle carrée, combine les quatre points cardinaux et quatre niveaux de prises de vue, du sol au ciel, comme un épuisement de la vision. Dans ces séries performatives, l’image photographique n’est pas rencontrée au hasard des regards du photographe, elle est convoquée, prédéfinie, mise en scène (et c’est l’assistant ou le mari qui appuie sur le déclencheur, simple mécanique sans contribution artistique), elle est conçue avant de naître.

Angelo de Sousa, A Mão (2nde série), 1976-78, diapoisitive

Dans un troisième type de séries, l’image elle-même, tout en restant reconnaissable, perd tout intérêt particulier. Les photographies du village englouti ou celles des performances, même si elles n’avaient tout leur sens qu’au sein d’une série, pouvaient le cas échéant être appréciées individuellement, même si ce n’était pas là l’intention de l’artiste. Mais des photographies d’une femme, toujours la même, dans la même position, lisant des livres de philosophie et d’esthétique en en montrant ostensiblement le titre (Leonel Moura) des photographies de la peau d’une main gauche (Ângelo de Souza en 1976-78, six ans avant John Coplans) ou des photographies d’oiseaux accompagnées d’une notice (Julião Sarmento), ont individuellement assez peu d’intérêt en elles-mêmes et n’existent que parce qu’elles appartiennent à une série. Un peu dans la lignée de Kosuth, Leonel Moura en 1976-77 (voir en haut) poursuit un travail analytique et conceptuel sur la théorie et l’histoire de l’art, qu’il choisit de formaliser par des couvertures et des pages de livres. Ângelo de Souza travaille sur le geste, sur l’outil primordial du peintre et sa main est le sujet de peintures, de dessins et de photographies, qui composent un corpus sur le concept de main. Dans l’installation Don Juan (1978), Julião Sarmento utilise ces oiseaux (et un oiseau vivant en cage dans l’exposition) comme la matière première d’une réflexion sur la liste et le catalogage (il évoque Leporello, le valet de Don Juan, listant ses conquêtes dans le fameux air : Madamina), sur l’accumulation, sur l’exhaustivité, qui s’exprime par le bais de la complexe installation montrée ici. Cette conceptualisation de la série est une marche de plus dans cette construction.

Fernando Calhau, Stage, 1977, 11x23cm, coll. Gulbenkian

Enfin, et c’est seulement là qu’à mon sens on peut parler de photographie expérimentale, l’image peut perdre sa fonction représentative ; non point la négliger, la mettre au second plan comme dans les cas précédents, mais ne plus y être liée. Nous avons alors des photographies « célibataires » comme dit M. Poivert, des photographies qui n’engendrent rien, ni représentation, ni réflexion sur le monde, ni concept, des photographies auto-réflexives qui ne parlent que d’elles-mêmes et quasiment de rien d’autre, qui traduisent un processus et non une vision, et qui ainsi brisent les règles du système photographique, de l’apparatus flussérien. Le représentant ici de cette approche expérimentale est Fernando Calhau. Sa série Stage (1977), 36 photographies soigneusement alignées au mur, montre le même motif, a priori difficilement identifiable : des pierres taillées photographiées en plan serré. Ce pourrait être un mur, mais un renflement fait penser à la base d’une colonne ; mais clairement, le but n’est pas de représenter une base de colonne 36 fois de suite. Avec un peu d’attention, on voit que certaines photos paraissent par endroit floues, comme si une ombre, un fantôme était passé là : vraiment des photos de mauvaise qualité, qu’un laboratoire aurait étiquetées comme ratées, tirage gratuit offert par la maison. Or ce qu’a fait là Calhau, en 1977, est proprement révolutionnaire et va contre les règles de la photographie bien faite, celles que tous les manuels vous enjoignent de respecter. Il a simplement laissé son objectif ouvert pendant plusieurs minutes, l’appareil, étant sur un trépied, a donc enregistré le passage bref de personnes dont seule une trace furtive a impressionné la pellicule. Comme, depuis la fin du XIXe siècle, la photographie est, par définition, instantanée, ce que fait Calhau (et qu’ont fait depuis, par exemple, Michael Wesely ou Estefanía Peñafiel Loaiza) est une rupture avec les règles, avec le progrès historique vers une photographie toujours plus rapide, avec le sens de l’histoire en somme. Ce n’est plus la capture d’un événement, d’un instant décisif, c’est l’enregistrement d’une durée, c’est, comme dit Ariella Azoulay, une rencontre photographique. L’image ne compte plus, seul importe le concept de la série, le processus et le positionnement de l’artiste à l’encontre des règles. Sur ce stage, cette scène, les acteurs ne font que passer, ils n’ont ni identité, ni forme propre, seule compte leur présence fugitive, leur ombre invisible (et l’ombre dans la photographie, et dans l’art en général, est un sujet fascinant : lire Victor Stoichita), seule compte l’idée de mouvement et sa personnification anti-cinématographique ; en fait seule compte ici la question : qu’est-ce que la photographie ? Calhau se penche aussi sur la nature matérielle de la photographie dans sa série de um ponto ao infinito (#86, 1976), où il agrandit un tirage photographique en huit échelles de plus en plus grandes, jusqu’à parvenir aux sels d’argent eux-mêmes, interrogation physico-chimique qui rejoint celle de Giulio Paolini en 1969 et de Ugo Mulas en 1971.

Fernando Calhau, 67, Night works, 1977, 138x356cm

Une autre série de Calhau brise un autre tabou, celui de la lumière, ingrédient indispensable à toute photographie. Or, comme après lui Adam Fuss ou Bernar Venet (L’oeuvre noire), Calhau réalise deux séries titrées Night Works (#67, 1977 & #68, 1978), où on ne voit pratiquement rien, à peine ici une branche, un vague lampadaire ou un bout de ciel nocturne. Pour ma part, je n’y vois rien de romantique, mais un lien fort avec sa peinture monochromatique : ce sont là des images achromes, noires, sans motifs. Rompant ainsi avec les règles établies de la photographie (que ses collègues ici présents respectent), Calhau ne joue plus avec la représentation, mais avec le processus. Ce passage au noir évoque son film Destruição (qui n’est pas dans l’exposition) : une oblitération de l’image ou en tout cas de la représentation, un iconoclasme radical qui se conclut par un long plan noir interminable. Ses images inutiles car sans sujet aucun, même négligé, le positionnent, à mon sens, dans un autre champ, non plus une expérimentation autour de la représentation sérielle, mais l’expérimentation DE la photographie même, ce qui en 1977 était véritablement d’avant-garde.

Joaquim Rodrigo, peinture différente de celle dans l’exposition

Excepté Jorge Molder et (pour l’essentiel Helena Almeida), ces artistes ne sont pas seulement photographes, mais ils sont aussi peintres, sculpteurs et, pour Ernesto de Sousa, cinéastes. L’exposition parallèle montre certaines de leurs œuvres, et aussi quelques autres artistes portugais non photographes ; comme elle présente presque uniquement des œuvres de la collection de la CGD, le panorama ainsi exposé est très partiel. Les deux spectaculaires installations d’Alberto Carneiro méritent un article à elles seules. J’ai beaucoup d’intérêt pour Joaquim Rodrigo (le plus âgé de tous les artistes présentés, né en 1912), dont les toiles aux couleurs de terre semblent annoncer Basquiat ou le Bad Painting : parmi les peintres portugais des deux premiers tiers du XXe siècle, il est à mes yeux, un des très rares à ne pas regarder docilement vers Paris, mais à développer un langage original fortement inspiré par l’art populaire angolais et par l’art aborigène.

Vitor Pomar, peinture différente de celle dans l’exposition

Parmi les pièces en rapport avec la photographie (et non simplement concomitantes au travail photographique de ces artistes), j’ai remarqué une toile monochrome verte de Fernando Calhau qui reprend la trame pixellisée du bélinographe, et des toiles hyper réalistes de Luis Noronha da Costa, dont on hésite à dire que ce ne sont pas des photographies. Quant au travail pictural de Vitor Pomar montré ici, il peut être caractérisé comme « peindre d’abord, choisir ensuite » : l’artiste peint de très grandes toiles au sol dans une gestuelle performative qui évoque évidemment Pollock (dans la série photographique sur son atelier, on voit certaines de ces toiles « brutes »), puis, une fois la toile peinte, il en sélectionne certains morceaux intéressants et les découpe ; ce sont ces morceaux choisis par l’artiste qui sont des œuvres, et eux seuls, c’est l’œil qui crée l’œuvre a posteriori, et non la main a priori. Ce travail peut évoquer les photographies de nuages de Stieglitz (Equivalents) – et Pomar lui-même a photographié les nuages dans sa série Cieux ! en 1974 au Yucatan –  mais il me fait surtout penser à Transformance du photographe allemand Andreas Müller-Pohle : celui-ci prend des milliers de photos plus ou moins au hasard, puis, une fois celles-ci développées, il choisit celles qui sont des œuvres, celles qui le méritent. Comme l’a écrit Vilém Flusser dans sa préface au livre Transformance (1983), il inverse la séquence des gestes du photographe : au lieu de 1) prendre l’appareil, 2) regarder à travers le viseur, 3) choisir une vue et 4) appuyer sur le déclencheur, la séquence ici suivie est 1) prendre l’appareil, 2) appuyer sur le déclencheur, 3) regarder les images obtenues et 4) en choisir une. La liberté de décision du photographe s’exerce donc après la prise de vue, en dehors du programme de l’appareil, et selon des critères personnels, esthétiques et autonomes. Le hasard délibéré, accidentel, de la prise de vue lui permet ensuite d’exercer son choix, sa liberté. C’est cette même liberté expérimentale que Vitor Pomar exerce dans sa peinture.