
Belle initiative de la maison d’édition The Eyes que de réunir dans un même livre peintures de Francis Bacon et photographies d’Antoine d’Agata. Ce très beau livre est fait de deux cahiers accolés, l’un du peintre avec 24 tableaux et lithographies, l’autre du photographe avec 32 images (dont 4 grilles), cahiers qui sont dépliables et permettent donc, à la différence d’un leporello, de composer toutes les comparaisons combinatoires possibles entre les oeuvres de l’un et de l’autre : la possibilité ainsi donnée au lecteur de construire ses propres montages, de mettre en scène les confrontations qu’il choisit, crée un espace d’autonomie qu’on pourrait qualifier de politique. Il y a aussi un petit livret détaché avec trois textes (en français et en anglais), en petits caractères rouges sur fond noir : Bruno Sabatier sur le rapport de Bacon à la photographie (voir à ce sujet le livre de Martin Harrison), Perrine Le Querrec avec un poème enflammé, et Léa Bismuth avec une analyse des liens entre les oeuvres des deux artistes. C’est sans doute la première fois que les oeuvres de ces deux artistes sont confrontées, et les analogies sont évidentes. Tous deux montrent des corps, nus, tourmentés, tordus, violentés, parfois entremêlés ; tous deux montrent des chairs, plus que des êtres. Tous deux montrent des univers clos, claustrophobiques, étouffants, des chambres-cages. Tous deux jouent de l’esthétique du flou, de l’imprécis, de l’indécis (même si d’Agata, dont le flou est pourtant une signature, a prétendu que c’était accidentel, qu’il ne savait pas bien faire la mise au point). Tous deux font vibrer la couleur dans une tension parfois criarde. Tous deux mettent en scène le mouvement, l’un avec des triptyques découpant l’action, l’autre avec des grilles planches contact (du Muybridge, en plus figé).

Au-delà de ces similitudes formelles, qu’elle juge faussement évidentes, Léa Bismuth argumente que le rapprochement des deux artistes est davantage dans l’intensité de leur geste artistique et dans leur implication personnelle dans l’acte créatif. C’est une thèse assez convaincante, qui, s’éloignant d’une lecture formelle, privilégie une investigation dans la psyché de l’artiste. Elle les relie tous deux « aux déformations serpentines, aux ambiguïtés érotiques et aux jeux formel [sic] de l’école manièriste », non seulement les Italiens du XVIe, mais aussi dit-elle, Goya, Manet et Vélazquez : une recherche de la fièvre, citant Bataille. Cette différence entre similitudes formelles et proximités créatives était d’ailleurs frappante à la Strozzina il y a huit ans, où, à côté d’artistes formellement proches de Bacon et sans plus (Nathalie Djurberg, Adrian Ghenie), d’autres atteignaient une forme de parenté spirituelle avec lui, comme Arcangelo Sassolino, et surtout Annegret Soltau, bien au-delà des ressemblances formelles, et, à mes yeux, davantage que d’Agata.

Il n’en reste pas moins que les photographies de d’Agata souffrent de la comparaison : non que son implication personnelle et son intensité soient moindres que celles de Bacon, mais sa trop grande proximité, son manque de distance par rapport à son sujet, sa plongée dans ces univers, confèrent à son travail une moins grande densité. Là où Bacon sait sublimer ses émotions et transformer ses douleurs et ses passions par le biais d’un geste créatif libératoire, ces photographies de d’Agata ne s’élèvent guère au-dessus du niveau du réel. Est-ce parce que ce sont des photographies et non des peintures, des « humbles servantes » (Baudelaire) incapables de se démarquer du réel, de l’index ? Rien d’essentiel pourtant : il y a tant de photographes qui ont su s’évader de la prison du réel que ce manque de distance n’est pas dû au médium, mais bien aux choix de l’artiste.
Livre reçu en service de presse