Dürer, Panofsky et les seins (gravés)

Erwin Panofksy, La Vie et l’Art d’Albrecht Dürer, Paris, Hazan, 2012 [1987, 2004]

en espagnol

Je relis La vie et l’art d’Albrecht Dürer de Panofsky, cette fois en traduction française chez Hazan (l’original, en anglais, fut publié en 1943, à partir de conférences autour de 1938), et je souhaite simplement partager deux moments de ma lecture.

Panofksy , alors exilé aux États-Unis à cause du nazisme, commence le livre en expliquant éloquemment pourquoi l’Allemagne « n’a jamais donné le jour à l’un de ces styles universellement reconnus ». Quels styles ? Voici le premier paragraphe du livre (p.11) :
«  L’évolution de l’art de l’Europe occidentale, à partir de la haute floraison médiévale, peut se comparer à une grande fugue, dont le thème principal sera repris, avec des variations, dans les différents pays. Le gothique se crée en France ; le style Renaissance et le baroque, nés en Italie, se perfectionnent grâce à l’appui des Pays-Bas ; le rococo et l’impressionnisme seront français ; le néo-classicisme et le romantisme, essentiellement anglais. »

Quatre pages plus tôt, dans sa préface, François-René Martin (docteur en science politique, docteur en histoire de l’art, professeur d’histoire générale de l’art à l’ENSBA, coordinateur de la recherche à l’École du Louvre) écrit (p.xii) :
« Selon Panofksy, l’évolution de l’art de l’Europe occidentale peut se comparer à une grande fugue, dont le thème principal a été repris à chaque fois par un pays. Le gothique se crée en France, n’hésite pas à écrire Panofsky ; le style Renaissance et le baroque apparaissent en Italie mais se perfectionnent aux Pays-Bas ; le rococo et l’impressionnisme sont français ; le néo-classicisme, enfin, et le romantisme sont essentiellement français. »

Bon, respirez un bon coup et relisez posément. Vu ?

Il y a ainsi des erreurs qui sont tellement révélatrices. Et depuis 2004, personne n’a corrigé …

 

Deuxième bribe à partager dans ce livre érudit, riche et passionnant, qui donne toute la mesure de l’intelligence de Panofsky.

Pages 106-108, Panofsky explique la technique de la gravure au burin, si différente de la pointe sèche. Il note en particulier que les contours « ne consistent pas en lignes droites mais en des courbes plus ou moins complexes [qui] ne peuvent s’exécuter par la seule action du burin et présupposent le contre-mouvement de la plaque. Celle-ci est placée sur un petit coussin rempli de sable, qui permet au graveur de la faire tourner de la main gauche tout en poussant son burin. »

Notant plus loin (p.111) à propos de la Vierge au Singe ou au Macaque de 1498 que, malgré les progrès accomplis depuis 1495, « Dürer éprouve encore de la réticence à traiter par une méthode strictement graphique une matière aussi délicate que les chairs », Panofsky explique que Dürer va surmonter cette réticence grâce à l’évolution d’un détail caractéristique, le sein féminin : « Entre sa forme sphérique et les lignes courbes du burin, il y a une sorte de correspondance naturelle qui suggère, qui exige presque, le plus simple et le plus géométrique des traitements graphiques. Dürer sera pourtant relativement lent à percevoir cette harmonie préétablie. »

Voici, illustrée par mes soins, la suite de la démonstration de Panofksy :

Albrecht Dürer, La petite Fortune, 1496, gravure sur cuivre, détail

Albrecht Dürer, la Pénitence de Saint Jean Chrysostome, vers 1497 , gravure sur cuivre, détail

Albrecht Dürer, les Quatre Sorcières, 1497, gravure sur cuivre, détail

« Dans ses premières gravures montrant des nus féminins – la Petite Fortune (1496), la Pénitence de Saint Jean Chrysostome (vers 1497) et surtout la planche dite les Quatre Sorcières (1497) – les lignes de modelé du sein sont moins systématiques que les autres.

Albrecht Dürer, Le Songe du Docteur, vers 1497/1498, gravure sur cuivre, détail

Albrecht Dürer, Le Monstre marin, vers 1498, gravure sur cuivre, détail

On remarque un progrès vers la systématisation dans le Songe du docteur (vers 1497/98) et, beaucoup plus encore, dans le Monstre marin (vers 1498).

Albrecht Dürer, Hercule, 1498/1499, gravure sur cuivre, détail

Mais ce n’est pas avant 1498/99 que la solution toute naturelle apparaît à l’artiste. Dans sa gravure Hercule (1498/99), le modelé est rendu par deux systèmes, se recoupant, de lignes absolument concentriques et équidistantes , semblables aux lignes de latitude et de longitude tracées sur une mappemonde.

Albrecht Dürer, Adam et Eve, 1504, gravure sur cuivre, détail

Une fois établie, cette méthode demeurera inchangée pour l’essentiel. Dans l’Adam et Ève de 1504, lorsque Dürer voudra conférer au corps d’Ève une suavité satinée jusqu’alors inconnue, il lui suffira de recourir à une qualité encore plus fine de ‘réseau’ pour dissoudre certaines lignes en pointillés et pour ajouter une troisième série de courbes, qui divisent en triangles incurvés les rhomboïdes sphériques. »

Voilà. Après avoir lu cela, plus jamais vous ne regarderez un sein de la même manière, en tout cas en gravure.