Sommaire de Mai 2006

27 billets écrits ce mois-ci.

1898 visiteurs uniques quotidiens en moyenne ce mois.

3 Mai: Danseuse(s) espagnole(s) (Miro)
4 Mai: Parier sur l’avenir (reGeneration)
6 Mai: Holbein (par holbein)
7 Mai: Censure (Brandeis)
8 Mai: Polémique
9 Mai: Biennale du Whitney
10 Mai: Vive la force de l’Art ! (1)
11 Mai: Vive la force de l’Art ! (2)
12 Mai: Art sans frontières ?
12 Mai: Cézanne & Pissarro
13 Mai: Sima paysages. Mémoires: 2 oeuvres (+1) pour un musée rêvé
15 Mai: C’est le Pérou !
15 Mai: Gloria Victis !
16 Mai: Photographes d’Afrique
17 Mai: Mais pourquoi est-ce que je n’arrive pas à aimer Cindy Sherman ???
18 Mai: Closky Concept : Manège
20 Mai: Edouard Levé
21 Mai: Marathon Life (Julien Discrit)
22 Mai: Peau, ultra peau
23 Mai: Envolée Lyrique
24 Mai: Moi, Monsieur, je n’aime pas l’art moderne (Felice Varini)
25 Mai: Picasso et Crommelynck
26 Mai: Patrice Hamel, magicien des lettres
27 Mai: Bollywood revisité
28 Mai: Paravent
29 Mai: Sénégal contemporain
31 Mai: Premier regard (Fayoum)

Je ne sais pour quelle raison, mais, ce mois-ci, Rebecca Horn a été la requête la plus fréquente  pour accéder à mon blog via les moteurs de recherche.

Premier regard

Fayum_4 C’est un des premiers vrais portraits de l’histoire du monde: pour la première fois, un personnage y apparaît dans sa singularité, dans son unicité. Ce n’est plus une statue de beauté idéale comme en Grèce, ni une fresque stéréotypée comme en Crète ou à Pompéi, mais, c’est, pour la première fois, la tentative de représenter un individu, une femme, de nous montrer sa beauté, son caractère, à travers ses traits.

Et c’est le portrait d’une morte, peint sans doute juste après son décès pour orner son sarcophage. Mais c’est le premier portrait vivant justement, le premier qui, à travers le regard de cette femme, nous donne accès à sa vie, à son âme.

Il y en a seize comme celui-ci sur ce mur, seize dont les yeux nous fixent, seize dont, pour la première fois au monde, on regarde le regard. C’est un portrait du Fayoum, datant du 2ème siècle, comme il y en a d’autres au Louvre et au British Museum. Celui-ci est au Musée Pouchkine, à Moscou. Certains sont moins expressifs, un représente un couple uni dans la mort, Fayum_5 cet autre un homme d’une beauté grave, sensuelle et désespérée.

On vous dira que le Fayoum annonce l’art byzantin, mais, à côté de ces portraits funéraires, la plupart des icônes paraissent si figées, si normées, le regard de leurs saints si vide, que c’est plutôt vers Giotto, ce précurseur, qu’on fait un saut dans le temps.

La jeune femme ci-dessus, Égyptienne au teint légèrement mat, nous regarde d’au delà de la mort. Légèrement de trois-quarts, sa pose est ferme et assurée. Ses cheveux très noirs dégagent son front, des reflets de lumière s’accrochent aux perles de ses boucles d’oreille. Ses lèvres finement ourlées soulignent un menton qui tremblerait presque de sanglots réfrénés. Mais c’est dans ses yeux que l’on va se noyer, dans l’infinie et discrète tristesse de cette jeune femme qui va mourir, qui vient de mourir; son regard est un cri de détresse maîtrisée, une "apostrophe muette" à nous autres, survivants.

De cet endroit unique est alors née une vraie révolution: pour la première fois, l’expression d’émotions via la peinture.

Grrd_kochubey Et, dans ce même musée Pouchkine, un étage plus haut, va savoir pourquoi, arrêt devant le Portrait de la Princesse Kochubey, par François Gérard. Elle est bien vivante, elle, en 1809, aristocrate riche dont le mari est ambassadeur de Russie à Paris. Sa peau est claire, sa gorge attire les regards, mais c’est l’ébauche d’un pâle sourire sur ses lèvres et la tristesse de son regard qui te ramènent 1600 ans plus tôt. 

Sénégal contemporain

Au Musée Dapper, jusqu’au 13 Juillet.

Reproductions des œuvres de Dimé et de Lo retirées à titre conservatoire, suite à une demande de l’ADAGP représentant les artistes.  

Ce qui m’attire dans l’art contemporain africain, ou en tout cas dans certains de ses courants, c’est sa capacité à y intégrer des courants traditionnels, à les revisiter, non en s’en inspirant, mais en s’y ressourçant. Dans cette exposition d’une dizaine d’artistes sénégalais, le sculpteur Moustapha Dimé (mort en 1998, et exposé à l’Hôtel de Ville de Paris en 1999) en est emblématique. Formé par des sculpteurs traditionnels (laobé), s’étant initié à la culture Dogon, il affirme toutefois que son travail n’a rien à voir avec la tradition: ses thèmes sont modernes, laïcs, quotidiens, ses maîtres sont autant les surréalistes que Moore ou Brancusi, mais son approche de la sculpture semble néanmoins fortement irriguée par la sculpture traditionnelle. Non seulement certains de ses matériaux, clous, bois, calebasses, en sont évocateurs, mais aussi sa manière de les utiliser, de les investir.

Regardez ce Gardien : son corps est fait d’un bois ramassé sur une plage, creusé de mille trous, friable et fragile; sa tête aiguisée le projette vers l’horizon. Des dizaines de clous le renforcent, comme des vecteurs d’énergie, si évocateurs des sculptures à clous traditionnelles. Et son pénis est un immense clou qui le déséquilibre vers l’avant, qui rompt son harmonie. De quoi est-il le gardien, sinon de traditions, de rites cérémoniels, de conservatismes aussi ?

A côté cette Femme nue est faite de calebasses et de cordes, matières creuses et fluides. Dans l’utilisation même des matières (au lieu du bois brut et du fer) s’affirme la différence des sexes. La calebasse creuse affirme bien sûr la féminité des seins et du giron. De son minuscule pagne fait d’une cordelette, pendent trois languettes de bois comme des gousses de vanille géantes: symbole sexuel ? évocation de l’excision ? mimétisme olfactif avec la vanille ? Au bout d’une jambe tressée de grosse corde, un pied informe, boule de ficelle; l’autre jambe est infirme.

Parmi les autres artistes présents, j’ai trouvé l’installation sur les moustiques, par Henri Sagna, à l’entrée, trop anecdotique, trop « porteuse de message », ne tenant pas suffisamment par elle-même. J’ai vu ailleurs de meilleures pièces de Soly Cissé. Cheikh Diouf, fait apparaître, à l’intérieur des têtes noires de ses sculptures dépouillées en fil de fer, d’étranges petites têtes blanches: démarche rituelle ou message politique ?

 L’installation de Ndary Lo, Les Os de mes ancêtres (« Sama a Yakhi Maam« ), est particulièrement impressionnante: six squelettes en fil de fer habillés d’os, huit petits récipients en fer et un grand en bois, plein d’os blanchis, des guirlandes de fil de fer et de vertèbres tressées, tout y évoque la mort, le respect dû aux ancêtres, la commémoration de l’esclavage aussi. C’est un sanctuaire, un autel, mais, je ne saurais vous dire pourquoi, j’ai trouvé que cette installation dégageait non pas une atmosphère lugubre ou triste, mais au contraire une énergie, une force étonnante, presque réjouissante.

Vous en verrez plus ici et ; lisez aussi ceci.

Poursuivez ensuite votre visite dans le musée pour voir l’exposition de masques. Ce site vous parlera des masques, et en particulier de cette exposition, mieux que je ne saurai le faire.

Makonde A l’entrée un « masque » de femme enceinte, sans tête, des seins lourds, un ventre rond, et de petits ornements en perles entre les seins et autour du nombril proéminent (à défaut de celui exposé au Musée, photo ci-contre d’un masque similaire). C’est un masque makonde (les makonde seraient nés de l’union d’un artiste et d’une de ses sculptures féminines). Plus loin, au milieu de masques tous aussi beaux les uns que les autres, un très bel extrait d’un film de Jean Rouch sur une cérémonie funéraire chez les Dogons, le Dama d’Ambara (cérémonie pour « transformer les défunts en ancêtres »). En tête du cortège, le masque du renard, « maître du désordre » danse la mort du dieu son père et cherche inlassablement sa jumelle perdue. C’est une culture dont je ne sais rien ou presque, et je me laisse simplement prendre par la magie des images et des mots.

Photos provenant du catalogue (excepté le masque makonde).

Paravent

Paravent9A la Bibliothèque Forney, jusqu’au 29 Juillet.

Ça aurait pu être une bonne idée, montrer comment la peinture – ou d’ailleurs, d’autres arts plastiques – peut devenir différente quand son support n’est plus une toile rectangulaire, mais un objet articulé de plusieurs panneaux posé au sol, un paravent.

Malheureusement, la quasi-totalité des pièces présentées dans cette collection ne tirent aucun parti de la spécificité du support. Si vous dépliez le paravent, vous auriez une toile, c’est tout. Paravent3Il y a quelques peintures de qualité, et pas mal de peintres du dimanche (paysage au bord de la mer, etc.), il y a quelques oeuvres qui vont au delà du panneau peint, intégrant du sable, ou travaillant le verre ou le métal. Cette calligraphie de Tazuko Shimamoto (en haut) est assez réussie, mais n’aurait-elle pas été aussi belle sur une simple toile ?

Paravent4 Seuls deux artistes jouent délibérément de la forme. L’un, Miki Tica, présente un paravent biscornu, fait de formes triangulaires mornes et mal peintes. Celui qui sauve le lot est Pascal Proust (photos ci-contre et ci-dessus) qui, avec son "paravent à système" est le seul à jouer de l’espace et des formes, avec des volumes blancs très purs, comme du papier découpé et plié, comme un origami dépouillé. Les jeux de lumière et de transparence font ressortir les formes incongrues de ce paravent fait abstraction, intelligemment placé devant la seule fenêtre de l’exposition.

Les brosses, c’était bien mieux !

Photos de l’auteur.   

Bollywood revisité

A l’Espace Louis Vuitton, jusqu’au 25 Août.

Rimoux_4 Dans ce très beau lieu, des artistes indiens, et des Français retour des Indes. Un peu de tout, photos, vidéos (dont le superbe Pulse de Stephen Dean, aussi montré ici), installation (recyclage de déchets en bâtiments détruits, de Anita Dube), architecture (Chandigarh), sculptures (le vélo indien en bronze, par Subodh Gupta, consacré comme objet d’art). Pas vraiment de ligne de force.

Rimoux_5 Les beaux portraits de nobles traditionnels et de cadres supérieurs hyper-modernes de Bharat Sikka sont un peu gâchés par les explications naïves de l’artiste ("J’ai fait exprès de le photographier à côté de touffes herbeuses pour suggérer une analogie avec sa barbe blanche"). Les photos kitsch de Pushpamala N ont un charme étrange. La déclinaison du mot "amour" dans la centaine de langues indiennes (par Béatrice Ardisson et Guillaume de Saint-Phalle) est assez envoûtante, mais la sculpture (?) pop-art au milieu de l’installation ne vous aide guère à rêver à l’amour.

Rimoux_1Une exposition assez moyenne, donc, si je n’avais pas découvert le travail étonnant de Patrick Rimoux. On dirait des tableaux lumineux, des objets plans, mais éclairés comme dans une troisième dimension. Rimoux utilise la pellicule de films de Bollywood, qu’il regarde image par image; il colore, noircit ou raye alors certaines images, découpe la pellicule en bandes, et les enferme dans une cage en plexiglas. de loin, un tableau montrant des fenêtres, un échiquier, une mosaïque, un cylindre; de près, des centaines d’images minuscules et une histoire d’amour de Bollywood. C’est le contraire d’un palimpseste.

Photo 1 provenant du site de l’artiste. Photo 2 de l’auteur. Photo 3 : Humdum (Travail graphique sur les pellicules originales des films indiens déposées sur du plexiglas rétro-éclairé; Février 2005), copyright Patrick Rimoux.

Patrice Hamel, magicien des lettres

Vous pourrez voir sa dernière oeuvre dans le cadre de Magenta Éphémères au Marché Saint-Quentin (jusqu’au 15 Septembre). Il expose jusqu’au 26 Mai au Site Odéon°5 , mais c’est surtout en vous promenant dans Paris, Gare du Nord ou à Stalingrad que vous verrez son travail.

Hamel_1 Patrice Hamel est un illusionniste, un magicien qui fait apparaître sous nos yeux des mots que nous voyons sans les voir, réalité trompeuse qui dépend de notre position, dedans/dehors, devant le miroir ou derrière. Ses Répliques sont, au delà de l’artifice des recherches formelles sur l’expression des lettres et graphèmes. La forme des lettres est imperceptiblement modifiée, si bien qu’à partir d’une seule suite de lettres, nous lisons, selon notre point de vue, des mots différents. A la différence du point de vue unique de Varini, Hamel nous offre des "vues" différentes.

Il décrit ainsi la Réplique n°34, version n°1 (2006) : néons bleus et leurs reflets, au Marché Saint-Quentin : " Trois points de vue sont envisagés permettant de lire deux mots différents isolés lorsqu’on se trouve dans l’une ou l’autre rue. L’un (entre) rend compte de l’oeuvre qui semble pénétrer dans le bâtiment, l’autre (vue) de la vision qui en résulte. Un mot unique (entrevue), constitué des deux autres lorsqu’on se trouve à l’angle, signale leur rencontre, à moins qu’il ne souligne ce qui est à moitié vu."

Hamel_2 Et vous êtes sans doute passé cent fois devant son installation à la Gare du Nord (verrière face à la rue de Saint-Quentin). Regardez bien, utilisez un miroir. Puis allez sur son site voir la diversité de ses interventions (avec, par ailleurs, la mise en scène d’un "opéra").

Par ailleurs, Patrice Hamel a écrit quelques textes théoriques sur son travail; je commence à lire son livre qui vient de paraître aux Éditions MF.

Photos d’André Morin.

Picasso et Crommelynck

Au Musée de la Vie Romantique, jusqu’au 11 Juin.

Piero Crommelynck fut LE graveur de Picasso à partir de 1963. Si vous vous intéressez beaucoup à la gravure, cette petite expo est passionnante, montrant les différents états d’aquatintes et d’eaux-fortes. Si, comme moi, vous n’avez qu’un intérêt modéré pour la technique, allez néanmoins voir cette exposition pour la qualité des oeuvres qui y sont présentées : vous serez admiratifs devant l’inouïe habileté de Picasso à tirer parti de ce médium.

 Et vous ne manquerez pas la série de gravures sur Raphaël et sa maîtresse, la Fornarina. L’idée, paraît-il, germa dans l’esprit de Picasso après avoir vu à la télévision la visite de Paul VI à Bogota. « L’art n’est pas chaste, dit-il. L’art est dangereux. Ou, s’il est chaste, ce n’est pas de l’art ». Dans cette série de gravures érotiques, que la galerie Louise Leiris ne montra d’abord que dans un « enfer », les ébats de Raphaël et de sa maîtresse (dans les bras de laquelle il mourut d’épuisement) sont fréquemment observés par le pape voyeur (Jules II, pas Paul VI). Il n’y a guère de rituels amoureux, plutôt une frénésie sexuelle brutale, et Raphaël, tout en pénétrant sa maîtresse, ne quitte pas sa palette et son pinceau; toujours, à l’arrière plan, un tableau. Sexe et énergie créatrice se confondent. Et toujours un voyeur : le pape, le graveur, le spectateur.

Et relisez le catalogue de Picasso Erotique, au Jeu de Paume en 2001.

Mais il y a aussi des gravures plus sages….

Reproduction des oeuvres de Picasso retirées pour des raisons de copyright.

Moi, Monsieur, je n’aime pas l’art moderne

  • Et pour quelle raison, Monsieur ?
  • Pour des raisons personnelles !
  • Mais, Monsieur, on peut évoluer; ainsi quand vous étiez petit, vous n’aimiez sans doute pas les betteraves, et maintenant vous les aimez.
  • Non, Monsieur !
  • Alors, je ne sais pas, les carottes ?
  • Monsieur, je vous parle de l’art et vous me parlez de carottes !

Reproductions des œuvres retirées à titre conservatoire, suite à une demande de l’ADAGP représentant l’artiste.  Ce dialogue ahurissant a eu réellement lieu entre un habitant de la place de l’Odéon et Felice Varini, étonnamment serein et ironique, au moment de l’installation par ce dernier de Sept droites pour cinq triangles lors de la Nuit blanche 2003. Il apparaît dans le film d’Antoine de Roux tourné à l’occasion de cette installation, et qui était montré jusqu’au 21 Mai au Musée Bourdelle. Ledit voisin refusait que soient collées sur le mur de son immeuble les bandes rouges qui matérialisent l’oeuvre de Varini, et l’artiste tentait de le convaincre.

L’exposition du Musée Bourdelle (musée qui accueille volontiers des plasticiens contemporains, avec bonheur)est terminée. Il y avait dans le grand hall des plâtres monumentaux, l’installation Une ligne, mille et une droites (photo ci-contre) où les lignes vermillon rebondissent contre les sculptures, allant d’une main levée à la crinière du cheval.

Le plus captivant y était la juxtaposition, l’inter-croisement de deux installations dans une enfilade de pièces, Quatorze triangles à la diagonale, en acrylique bleu, et De l’angle au rectangle, une spirale en abîme en pastel orange. L’une se voyait dans un sens, l’autre à l’autre bout de l’enfilade, mais, regardant une installation, on ne pouvait ignorer l’autre, dont la vue était alors partielle et cassée. Cette collision créait des interférences vibrantes.

 Et, depuis lundi, vous pouvez aller boulevard Magenta, près de l’Hôpital Lariboisière, et y voir une nouvelle installation de Sept droites pour cinq triangles. Reliant l’hôpital, superbe bâtiment 18ème, à la Gare du Nord et à quelques immeubles d’habitation, ces lignes rouges rebondissent sur la peu remarquable rosace ornant la Maternité et, comme une jeune femme le remarquait malicieusement, barrent la publicité au premier plan.

Le travail de Varini est hyper-simple et hyper-complexe. Simplicité de moyens, d’abord : des bandes de papier collant apposées sur les immeubles après un traçage fait à partir d’une projection lumineuse. Simplicité d’accès, ensuite : tout un chacun, passant par là, comprend vite qu’il y a un point de vue central, s’émerveille du procédé, et regarde dès lors différemment les points du paysage (ou de la salle) où les lignes rebondissent. Les passants l’autre soir boulevard Magenta se pressaient, rigolaient, prenaient des photos, trouvaient ça amusant, dérangeant, mais complexe aussi.

Pour moi, la complexité de ce travail vient d’abord du fait qu’il se joue du débat classique sur la troisième dimension: un schéma établi à deux dimensions, projeté dans l’espace et réalisé dans trois dimensions, puis regardé comme s’il était dans un plan et rendu (photographié) à deux dimensions. Mais surtout elle vient de ce qu’il met de l’ordre, un certain ordre, dans la vision de notre environnement. Il y a un point et un seul où tout s’organise, tout se comprend, tout a un sens. Et vous devez vous trouver là. Si vous échappez à ce point, si vous divaguez (comme on dit des chiens errants), l’harmonie disparaît, l’explication n’est plus, les lignes sont heurtées, se chevauchent, vous avez alors non plus un point de vue unique et harmonieux, mais une infinité de points de vue qui vous sont personnels, et qui sont dissonants.

Cette installation, que vous pouvez aller voir jusqu’à une date non précisée (mais pendant longtemps, je crois), fait partie du programme Magenta Éphémères. Pour se faire pardonner (?) les embouteillages gargantuesques sur le boulevard Magenta (grâce auquel je manque régulièrement un train ou un avion), la Ville de Paris a organisé ce petit festival dans la rue pour la fin des travaux. Si les banderoles couleur magenta de Marylène Negro font un peu trop fête foraine, j’ai bien aimé Philippe Hamel, dont je vous parlerai après-demain. Notez aussi une installation de Ugo Rondinone sur la Bourse du Travail à partir du 30 Mai, et surtout, le 28 Juin, la performance des commandos poétiques, les Souffleurs, sur le boulevard : je les avais admirés l’an dernier au Musée Rodin, et ne manquerai cela pour rien au monde.

Photos de l’auteur (sauf l’Odéon : Photo d’André Morin, courtoisie Site Odéon 5).

Envolée Lyrique

Au Musée du Luxembourg, jusqu’au 6 Août.

Reproductions des œuvres d’Estève  retirées à titre conservatoire, suite à une demande de l’ADAGP représentant les ayant-droits de l’artiste.  Pour moi, comme pour beaucoup de ma génération, c’étaient eux, l’art moderne, quand nous étions adolescents. Picasso était déjà dans les musées, Pollock était encore inconnu, et l’avant-garde, pour des provinciaux petits-bourgeois pas spécialement éclairés d’avant Mai 68, c’était Debré, Soulages, Poliakoff ou Manessier. Pas Mathieu, trop commercial, pas Staël, en marge. Et puis nous avons grandi, nous avons voyagé, découvert, ouvert nos esprits. Et si aujourd’hui, nous avons pris de la distance, les retrouver ensemble dans une exposition comme celle-ci est un voyage en nostalgie, dont je ne sais trop comment vous parler.

Cette abstraction chaude, poétique, lyrique, m’émouvait plus que Mondrian ou Malevitch, sans doute parce qu’alors je recherchais de l’émotion plus que du concept. La liberté, le souffle, l’éclat sont les mots qui me viennent à l’esprit quand je revois ces tableaux. J’ai donc fait au Luxembourg une sorte de pèlerinage devant les griffures de Mathieu, les mosaïques de Vieira da Silva, les vitraux de Riopelle, les immenses coups de brosse de Soulages, les traits fins de Hartung, le noir dense de Marfaing, les cartographies de Bissière, les envolées célestes de Debré ou de Zao Wou-Ki, les joyaux de couleur d’Estève, les puzzles heurtés de Poliakoff, le tumulte de Schneider, les cloisonnés de Bram van Velde, les pâtes de Fautrier, et tous les autres, Lanskoy, Manessier, Bazaine,..

Bien sûr, Pollock a balayé tout ça, et les installations, et les nouveaux média. Bien sûr, Paris n’est plus le centre du monde. Bien sûr, peindre aujourd’hui est infiniment plus difficile. Bien sûr, ils sont presque tous morts aujourd’hui, et les survivants octogénaires, Soulages, Zao Wou-Ki, ne peignent plus guère.

Toutes les oeuvres présentées sont reproduites sur le site. J’en ai choisi une seule pour illustrer ce billet, de Maurice Estève, Ardentes en Berry, une toile de 1949.

N’achetez le catalogue que pour les reproductions: les textes (20 pages sur 280) y sont d’une indigence honteuse. Le numéro spécial de Connaissance des Arts (à 9€ au lieu des 32€ du catalogue) est beaucoup mieux fait. 

Peau, ultra peau

Au Palais de Tokyo, jusqu’au 21 Juin.

Reproductions des œuvres de Nicole Tran Ba Vang retirées à titre conservatoire, suite à une demande de l’ADAGP représentant l’artiste.  C’est une étrange exposition, non seulement sponsorisée par Nivéa, mais conçue conjointement avec cette marque de produits pour la peau. J’avais l’impression d’être à la Villette, en un peu moins didactique et un peu plus créatif. L’exposition a un site propre*, d’ailleurs très bien fait. La visiter est instructif, amusant, distrayant, olfactif aussi, et il y a quelques belles photos: dès l’entrée, Nicole Tran Ba Vang nous montre des jeunes femmes nues dont la peau est comme envahie par les motifs du papier peint qui les entoure, comme une lèpre. Il y a aussi Carla Van de Puttelaar, Ingrid Mwangi, Gérard Rancinan. Une salle vidéo, incommode et inconfortable au possible, mais avec quelques belles séquences évoquant de plus ou moins loin des sensations cutanées: vous pouvez les voir sur le site, en cherchant bien.

Mais bon, et alors ? Je ne sais que penser de cette exposition hybride. A la limite, je m’y suis senti plus mal à l’aise que chez Vuitton. Et vous ?  Lui l’a trouvée zen, lui pubarde, lui pas assez didactique, elle ne s’avance pas mais montre quelques photos, lui aussi mais est déçu mais heureux d’y avoir croisé Jean Nouvel (!), et les beauty experts sont contents. Et vous ?

  • Le site a été détourné ici, et ceci n’est pas non plus le site du Palais de Tokyo.

Photo provenant du site de l’artiste.