Sommaire de Mai 2007

21 billets écrits ce mois-ci.

3300 visiteurs uniques quotidiens en moyenne ce mois.

3 Mai :  Kudo
4 Mai :  Sargent et Sorolla (1)
5 Mai :  Sargent et Sorolla (2)
8 Mai :  David Lynch
9 Mai :  Sarkis (1)
11 Mai : Sarkis (2)
13 Mai : Le legs Caillebotte
14 Mai : Le nom des étoiles, inversé (Detanico & Lain)
15 Mai : Séduction et jardin d’amour (Shonibare)
16 Mai : Des filles non désirées, des femmes rejetées (Sheikh)
17 Mai : Dans le parc du château
18 Mai : Déshabillez-moi (Tran Ba Vang)
20 Mai : A mi chemin (de’Pazzi)
21 Mai : Le voyeur inspiré (Bourcart)
23 Mai : Beautés coréennes
24 Mai : Monsieur, et Madame, séparément
25 Mai : Philippe Mayaux, Prix Marcel Duchamp
27 Mai : Même heure, même endroit, dos à dos, face à face
28 Mai : Après la pluie
29 Mai : Déserts et glaces (Lynn Davis)
30 Mai : La chapelle des anges (Cardiff & Bures Miller)

En moyenne, 253 heures de connection quotidienne.

La Chapelle des Anges

C’est la récente extension du Musée d’Art Contemporain de Barcelone (MACBA), lequel exposait jusqu’au 1er Mai Janet Cardiff et George Bures Miller. L’exposition, intitulée The Killing Machine and other stories, est terminée (vous pouvez la voir à Darmstadt jusqu’au 28 Août), mais, à Barcelone, l’installation de la chapelle continue jusqu’au 6 Juin. Ces deux artistes canadiens, dont j’avais vu Paradise Institute l’été dernier à Oslo, travaillent à partir de la voix et du son et créent ainsi de surprenantes installations, où, comme ici, les sensations visuelles vous assaillent dès que vous fermez les yeux.

cardiff-miller-motet-macba.1180548844.jpgDans cette chapelle du XVème siècle, 40 hauts-parleurs sont assemblés en cercle, chacun sur son support. Leur place est délimitée par un marqueur au sol, comme pour des danseurs sur une scène. Ils sont regroupés en huit ensembles, chacun de cinq hauts-parleurs, avec un interstice entre chaque ensemble, sur tout le pourtour du cercle. Au début, indiscret, on s’approche de l’un ou l’autre haut-parleur et on entend un homme raconter une histoire, bavarder; puis tous se raclent la gorge, le silence se fait.

Alors le chant éclate : c’est le Choeur de la cathédrale de Salisbury, qui interprète, a capella évidemment, un motet pour 40 voix, Spem in Alium, de Thomas Tallis, composé vers 1575 (audible ici et ici dans d’autres versions). C’est un soprano qui démarre, un jeune garçon. Chaque ensemble de cinq chanteurs / hauts-parleurs comprend une basse, un baryton, un alto, un ténor et un soprano. Il y a 40 chanteurs. Chaque haut-parleur correspond à un chanteur et à lui seul. Peu à peu le chant vous enveloppe, vous saisit de partout; vous êtes au milieu du choeur, les voix viennent de tout autour de vous.

Certains spectateurs restent sagement assis au centre du cercle; d’autres adoptent un chanteur, un haut-parleur et lui sont fidèles pendant les 14 minutes du motet, debout près de lui, puis passent à un autre. D’autres, comme moi, déambulent au hasard des éclats, allant d’une voix à l’autre, explorant leurs sensations en différents points du cercle. Les jeunes catalanes ont le sourire aux lèvres, les yeux brillants, les lèvres humides et entrouvertes, la musique les possède et les embellit.

C’est plus que ce qu’un concert peut vous offrir, c’est une expérience physique où vos sensations auditives ouvrent la voie à des perceptions sensorielles presque hallucinogènes. L’installation théâtrale de ces deux artistes m’avait impressionné l’été dernier; là, j’irais bien à Darmstadt cet été…

Photo provenant du site du Musée, copyright J. Cardiff et G. Bures Miller, 2007.

Déserts et glaces

au Musée Thyssen Bornemisza à Madrid, jusqu’au 29 juillet.

lynn-davis-iceberg-2.1180476327.jpgDans le hall du musée (gratuit), sur deux murs, une vingtaine de grandes photos en noir et blanc de Lynn Davis. D’un côté, elles semblent plus lumineuses : des photos d’icebergs, monuments de glace pure entre la mer noire et le ciel bas, gris et étouffant. Ce sont d’impossibles structures de glace suspendues entre deux mondes, sculptées par le vent en des formes improbables. Leur attaque dans l’eau est douce et arrondie, leurs superstructures sont tourmentées et dentelées. Pas le moindre signe de vie ou presque. Lynn Davis s’est aventurée aux extrêmes limites du monde (ici au nord du Groenland), là où n’a plus cours notre civilisation, là où tout est force brute, au bord de ce désert mortel, là où nous ne sommes plus rien.

lynn-davis-persia.1180476347.jpgSur l’autre mur, ses photos ont des tons plus doux, un peu bruns, un peu sépia. Ce sont des vues de la Perse Antique, riche empire autrefois, terre aride aujourd’hui. Ces photos parlent de splendeurs passées, de civilisations disparues, de rites religieux quasi oubliés (ainsi de ces temples zoroastriens). Outre d’étranges maisons de glace coniques, elle nous montre des tombeaux : celui de Darius dans la falaise de Rostam et celui de Cyrus, le fondateur de l’empire, à Parsagades. C’est une petite construction modeste en haut de quelques marches, à peine plus qu’un pavillon de banlieue. Autrefois entourée d’un jardin somptueux, il est submergé aujourd’hui par la poussière aride, terre dont on l’a construit. Lynn Davis l’a pris en contre-plongée, jouant du contraste entre le mur éclairé et celui dans l’ombre, élevant presque le tombeau de la terre vers le ciel. C’est une photo sur la vanité, sur la modestie que l’histoire a imposée au Roi des Rois, au premier empereur perse. C’est une photo sur la méditation de la photographe face à l’histoire, rejoignant la photo d’iceberg dans une leçon de modestie et de respect.

Photos copyright Lynn Davis.

Après la pluie

au Musée de Rochechouart, jusqu’au 10 Juin.

Une des plus vieilles familles de France, un château du XVème siècle, des fresques, un dadaïste allemand, Raoul Hausmann, réfugié là pendant la guerre et qui fait don de ses oeuvres, une collection d’art contemporain avec beaucoup d’Arte Povera, un jeune et énergique conservateur qui vient d’arriver, sa première exposition, poétique et mélancolique. Plutôt qu’un discours théorique trop intellectualisé, des correspondances, des clins d’oeil, des ambiances, des faces à faces entre artistes confirmés et plus jeunes.

richard-long-1.1179786073.JPGDans une longue salle ornée de fresques en grisaille retraçant les travaux d’Hercule, au sol, un éblouissement de pierres blanches rappelle une marche de Richard Long dans la région (Rochechouart Line, 1990). Aux pérégrinations d’Hercule à travers le monde antique, de Gibraltar à la Perse, et des Enfers à l’Olympe, répond le parcours linéaire de l’artiste dans la campagne limousine, obstinément, posément, pas après pas.

stephan-balkenhol-1.1179786153.JPGDans la salle voisine, sur un fond de scènes de chasse à courre autour du château, les statuettes en bois mal dégrossi de femmes nues de Stephan Balkenhol contemplent la chasse; elles paraissent si fragiles, si dérisoires qu’on craint de les voir écrasées, piétinées. Et que fait donc leur compère, plus grand, debout, décapité, sa tête à la main ? Ce pourrait être une statue votive, céphalophorie d’un martyr, que ses habits et sa pose nonchalante rendraient contemporaine.

pistoletto.1179786033.JPGLa frontière entre collection permanente et exposition est ici volontairement floue. Parmi la demi-douzaine d’artistes venant de l’Arte Povera présentés dans l’exposition, le Mur de chiffon de Pistoletto est une défense dérisoire faite de moellons enveloppés de chiffons multicolores, ligne droite, dure, formelle, derrière laquelle, dans le même charivari de couleurs, les chiffons s’entassent mollement, sans ordre, sans structure : opposition des formes et unité des motifs. Ces chiffons, pauvres rebuts du monde moderne, présumés glanés dans les poubelles par des chiffonniers, symbolisent l’histoire, ce qui en reste après le filtre de la mémoire, pour rappeler le mot de Benjamin. Mais c’est surtout une pièce de contraste, qui structure l’espace autour d’elle: pour la voir, dois-je me placer du côté du mur, à l’extérieur, attaquant face à sa dureté, ou à l’intérieur, prisonnier dans son magma informel ? Ou, comme l’auteur-photographe, entre les deux, sans choisir, en tentant vainement d’adopter les deux points de vue ? Est-il indifférent que cette installation date de 1968 (dont l’héritage n’a pas encore été éradiqué par nos nouveaux gouvernants)?

giovanni-anselmo.1179785924.JPGA côté de Luciano Fabro, et d’Alighiero e Boetti, l’autre oeuvre d’Arte Povera qui m’a impressionné dans cette exposition est celle où Giovanni Anselmo tente de changer le cours du monde, Interférence sur la gravitation universelle (1969). Il retarde le coucher du soleil par sa seule volonté, marchant vers l’Ouest de toute sa vitesse et photographiant tous les vingt pas le soleil au dessus de l’horizon, comme immobile. Tache désespérée, aussi absurde que la flèche de Zénon d’Elée, aussi vouée à l’échec ultime, et qui pourtant affirme l’homme, sa volonté, son ambition dérisoire de changer le monde, d’interférer avec ses lois.  

Le dernier étage est principalement occupé par Guillaume Leblon. Il réinvente, dans April Street, le travelling, il montre un grand miroir enveloppé de bandes d’alliage qui l’occulte complètement (Grande Chrysocale), et, au fond, un arbre gingko biloba repose sur un tréteau : arbre fossile, résistant aux explosions atomiques, aux feuilles blanchies par la radiation. Négation du temps, force de la vie, pour la quatrième fois, le mot dérisoire s’impose.

anya-gallacio-1.1179785884.JPGPour finir sur une note joyeuse, Anya Gallaccio, une des Young British Artists, occupe une salle entière au parquet ancien avec une nappe ovale de poudre blanche, lisse, impeccablement lisse, brillante, éblouissante sous les projecteurs. En la fixant un moment, la brillance est telle que vous voyez, non seulement des arcs-en-ciel (l’installation se nomme Chasing Rainbows, 1998), mais aussi des mirages. Essayez. Après la pluie…

Photographies de l’auteur.    

Même heure, même endroit, dos à dos, face à face

à l’Abbaye de Maubuisson, jusqu’au 3 Septembre.

 

 

olga-kisseleva-1.1179679788.JPGUne grande salle médiévale, avec, au centre, un écran double face. De chaque côté, chacun pour un public distinct, un film différent projeté, silencieux : pas d’interférence, pas de communication, deux mondes séparés, un pour chaque film, dos à dos. D’un côté, vous voyez une maison de thé de village, comme on en voit tant sur la route de la soie, celle-ci se trouve en Afghanistan. Des hommes mûrs en robes colorées devisent en buvant leur thé, assis, calmes, intemporels. On ne sait si c’est le conseil des vénérables d’un village paisible ou s’il s’agit d’une réunion secrète de talibans comploteurs. Pas de femmes bien sûr, parfois un enfant passe, un bélier broute. Au centre, une porte vers l’intérieur ouvre vers un autre monde. On aperçoit des ombres à peine visibles, des formes grises indistinctes qui s’agitent, comme en filigrane.

De l’autre côté, un immeuble de bureaux impersonnels accueillent des hommes et des femmes en costumes gris, pressés, affairés, la serviette pleine de dossiers à la main ; il s’agit d’un des immeubles bruxellois de l’Union Européenne. Aucune couleur dans cette grisaille, aucun répit dans cette précipitation brownienne. Au centre, une porte vers l’extérieur, la ville, un autre monde. On aperçoit des ombres à peines visibles, des formes colorées indistinctes qui restent immobiles, comme un filigrane.

olga-kisseleva-2.1179679807.JPGDeux mondes qui n’ont rien en commun, à des kilomètres de distance, dans deux cultures, deux systèmes tout à fait différents, sans adhérence. Jusqu’au moment où toi, spectateur, tu t’impliques, tu t’engages, tu fais un pas en avant, un simple pas qui te fait entrer dans le faisceau de lumière du projecteur. Alors ton corps, massif ou fluet, s’interposant, va projeter une ombre sur l’écran, va occulter partiellement l’image projetée derrière toi. « Ton » film va bien disparaître, mais, au lieu de la zone noire et sans image que tu escomptais, c’est l’autre film, celui projeté de l’autre côté que tu vas maintenant voir dans cette zone. Ce que tu voyais précédemment comme des ombres indistinctes, c’était en fait cet autre film que tu ne pouvais voir, tant était dominant celui projeté de ton côté, tant son discours t’empêchait de percevoir l’autre. Ce qui n’était qu’en filigrane devient soudain réel, présent.

Car maintenant que tu as  fait ce geste volontaire, ce pas en avant, les eurocrates se retrouvent au cœur du village afghan, qu’ils semblent piétiner de leur suffisance : c’est en tout cas ce que la plupart des commentateurs ont vu. Mais on peut aussi voir, de l’autre côté, l’intrusion du monde afghan, sale, bruyant, pauvre, puant, dans l’univers aseptisé des bureaux bruxellois : cette intrusion, cette ingérence  rendent le tiers-monde présent, perceptible dans une organisation internationale qui ne s’en préoccupe que de loin. Ou peut-être est-ce l’irruption du terrorisme, talibans et al-Qaida, au cœur de nos valeurs européennes démocratiques ? En tout cas, deux mondes dos à dos, qui, par l’intervention du spectateur, par son pas en avant, soudain s’interpénètrent.  Et, puisque ce sont des ombres en filigrane qui soudain ont olga-kisseleva-3.1179679830.JPGacquis du poids, de la réalité, rappelons-nous que le filigrane d’un billet, c’est ce qui l’authentifie, le rend réel, crédible. Un monde rend-il l’autre ainsi plus authentique ? 

A côté de cette installation, baptisée Doors, l’artiste russe Olga Kisseleva présente aussi deux films face à face, sur deux écrans muraux de part et d’autre d’une salle, Borders / No borders. Sur l’un, on voit des occidentaux faisant la queue à un contrôle d’aéroport, passeports, douanes, sécurité ; maladroits, gênés, contraints, ils s’immobilisent un instant avant de repartir vers leur destination. En face, une danseuse indienne en maillot jaune court sur un sol rayé de noir et de blanc. Libre, aérienne, elle ne connaît pas de contraintes, pas de frontières.

 

grace-ndiritu-1.1179679733.JPGgrace-ndiritu-2.1179679766.JPG

 

Dans cette exposition, aisément accessible de Paris, intitulée donc Même heure, même endroit, j’ai revu avec un très grand plaisir les vidéos de Grace Ndiritu montrées à Diva l’automne dernier. J’ai été de nouveau très impressionné par sa vidéo Desert Storm : Grace Ndiritu, nue, enveloppée dans un voile transparent, est sur un sol qui reproduit une carte du monde. Elle se tord dans tous les sens, ne peut rester immobile, ses bras et ses jambes se déchaînent. Est-ce du plaisir ? de la douleur ? Découvrant son pubis dans les premières secondes, nous ne verrons son regard qu’à la fin, regard dur et pénétrant (ci-dessus). C’est une danse chamanique énigmatique, une performance érotique et chaste. En bas défilent les noms des pays qui ont connu la guerre, Timor, Kosovo, Algérie, Palestine,.. La musique, lancinante, pure vient des Adrar des Ifora.

Les autres pièces montrées là (description plus complète ici) comprennent une installation un peu simpliste de Carlos Castillo, un Oval Office de Benoît Broisat bien conçu, mais qui n’a pas la force de sa Place Lizst, une vidéo aussi un peu trop évidente de la Coréenne Seulgi Lee, et une immense salle (ci-contre; décrite ici; conformément aux demandes de l’ADAGP, qui représente Pascal Convert, la photo de son installation a été ôtée du blog à la fin de l’exposition) occupée par Pascal Convert en hommage à Anna Politovskaïa, avec, entre autres, cette souche de chêne peinte à l’encre de chine sur un piano noir laqué : discutable. Mais, ne serait-ce que pour Grace Ndiritu et Olga Kisseleva, cette exposition mérite largement un périple en banlieue.

Photos de l’auteur.

Pascal Convert (copyright ADAGP: la photo de son installation a été retirée du site à la fin de l’exposition, conformément aux exigences de l’ADAGP, qui représente l’artiste).

Philippe Mayaux, Prix Marcel Duchamp

Au Centre Pompidou, jusqu’au 13 Août.

Conformément aux demandes de l’ADAGP, qui représente Philippe Mayaux, les photos ont été retirées du blog à la fin de l’exposition.

Philippe Mayaux est le lauréat du Prix Marcel Duchamp 2006 et expose donc à l’Espace 315 du Centre, exposition intitulée A Mort l’Infini. il y a longtemps que cet Espace 315 n’avait été aussi resplendissant. Où que vous tourniez le regard, vos yeux se posent sur des pièces joyeuses, attirantes, transcendantes, stimulantes.

Prenez le tapis rouge autour duquel tout l’espace s’organise, tournez le dos au drap blanc déchiré et ensanglanté qui s’anime derrière vous et avancez dans cette zone dédiée aux vanités. Les armoires cliniques renferment toutes de petites armes en blanc : le blanc nie leur violence, la dissimule, l’aseptise. Le même jour, dans la presse, on voyait la photo d’un avion repeint en blanc, couleur de l’ONU, travesti ainsi pour livrer des armes chinoises au Darfour. Il faut se pencher, regarder de près, investiguer pour voir toute la violence de ces vitrines.

La chambre d’amour centrale, toute en miroirs, marqués JTM et TUM (je t’aime, tu m’aimes) est peuplée de Menteurs : des nez, des trompes, des becs, des pénis tenant de beaux discours charmeurs « Je t’aimerai toute ma vie plus que tout, j’accomplirai tous tes désirs, etc.. », séduction à vingt balles, dérisoire et cacophonique.

En sortant, à droite, un buffet est dressé (Savoureux de toi), des desserts sous cloche, des assiettes appétissantes, des mets roses et doux : anatomies féminines, moulages du corps d’une femme, corps que l’amour absolu conduit à dévorer, la passion s’assouvissant dans le cannibalisme.

En face, des foufounes ventilées : sur ces moulages intimes, très duchampiens, de fort jolies plumes s’agitent, créant un agréable courant d’air, pour mieux nous rafraîchir de tant d’émotions (French Cancan, ci-dessous)

Après deux chiméres, la dernière salle comprend un cercueil sur des tréteaux. A chaque extrémité, un tabouret et un judas. Serait-ce son interprétation d’Etant donné ? On fait la queue, on s’installe et A mort l’infini : allez voir…

Exposition de contrastes, d’oppositions entre thèmes, formes, médiums et couleurs, enchantement magicien, fenêtre-trucage vers un érotisme déroutant : Philippe Mayaux est un digne héritier de Duchamp. Bravo !

PS: à propos de mon intérêt pour Philippe Mayaux, vous pouvez regarder ceci, maintenant que Art & You est de nouveau opérationnel.

Photos de l’auteur. Copyright ADAGP. Conformément aux exigences de l’ADAGP, les photos ont été retirées en août, à la fin de l’exposition

Monsieur, et Madame, séparément

Musée Thyssen Bornemisza, à Madrid.

C’est un musée de grande qualité, et avec des oeuvres extraordinaires, mais pas toutes. Et, le visitant, on constate avec quelque effarement, qu’il y a en fait deux musées en un, la collection de Monsieur, Hans Heinrich, et la collection de Madame, Carmen (ex Miss Espagne et 5ème épouse du Baron). Peut-être y a-t-il à cela des raisons autres que la volonté de la Baronne de montrer que elle aussi sait collectionner, mais c’est très énervant d’avoir des toiles des mêmes peintres à deux endroits différents.

C’est d’autant plus effarant que la collection du Baron est assez pauvre en peinture française de la fin du XIXème et du début du XXème siècles. A part L’amazone de Manet et La danseuse en vert de Degas, les autres tableaux sont plutôt des oeuvres secondaires de grands peintres, un Cézanne médiocre, une Débacle à Vetheuil de Monet qui est, à mes yeux, le moins bon de tous ses tableaux de dégel, un Gauguin sans intérêt, un Toulouse-Lautrec de second choix. On se croirait dans un petit musée de province qui se sent obligé d’avoir de grands noms, mais n’achète que des oeuvres secondaires. C’est injuste et méchant, direz-vous, mais, à mon avis, après les splendeurs des autres salles, dont, parmi les modernes, les expressionnistes allemands et les abstraits américains, remarquablement représentés, le contraste est trop fort.

Et c’est d’autant plus dommage que, un peu plus loin, la Baronne, elle, montre d’excellentes toiles de ces mêmes peintres (excepté van Gogh, aussi mal représenté chez elle que chez lui). C’était ma grogne d’incompréhension de la semaine. Grogne renforcée par le fait que j’ai manqué cette exposition, que tous disent superbe.

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Pour nous consoler, j’avais prévu de vous montrer un somptueux Kupka, datant de 1912-1913, Localisation de mobiles graphiques, Eléments 1, mais l’ADAGP le protège. Alors voici une Nymphe allongée de Cranach, pour le plaisir des yeux et notre sérénité retrouvée.

Beautés coréennes

A la Cité Internationale des Arts, jusqu’au 2 Juin

J’ai déjà dit ici mon intérêt pour des artistes coréens contemporains, et cette exposition, Particules Libres, qui présente une vingtaine de jeunes artistes originaires de ce pays et vivant en Europe, l’a confirmé. Tout n’est pas excellent, mais j’y ai souvent vu une recherche et une fraîcheur qui m’ont charmé.

hwang-eun-ok.1179680703.JPGLe Triptyque de trois vidéos de Hwang Eun-Ok la montre tour à tour se couvrant de vêtements pour ne plus former qu’une boule de tissu d’où son visage émerge à peine, puis entourant son visage d’un fil qui entaille ses chairs (comme Sonia de Andrade l’avait fait en protestation contre la dictature brésilienne, puis Ernesto Neto), puis, et c’est le moment le plus fort, nue et recouverte d’une pâte gluante, s’en débarrasser non hwang-eun-ok-2.1179680731.JPGsans mal. Après s’être dissimulée derrière des habits en surnombre, puis s’être réduite au silence, elle se dénude en se débarassant de sa seconde peau, comme une renaissance, une pureté retrouvée. L’artiste présente son travail comme une réaction aux contraintes sociales; je l’ai davantage vu comme une redécouverte de sa féminité. Et je me suis demandé en quoi le fait de vivre à Paris pouvait avoir influencé sa démarche, comment se mariaient en elle ses deux cultures, ses deux féminités. En tout cas, ces vidéos (plus que son installation, Power Game, un peu trop aisée à décoder) est un des points forts de cette exposition.

shin-meekyoung-2.1179680807.JPGLes vases en savon de Shin Meekyoung (Traduction-Vase), beaux et odorants (comme vous pouvez le voir avec ces deux visiteuses), attirent irrésistiblement : citations d’oeuvres d’art anciennes, de vases antiques, recréés dans un matériau fragile, voué à disparaître, à fondre. C’est une manière élégante de nous parler du temps qui passe, de la beauté qui s’évanouit, des amours passées, et cette artiste le fait avec talent.

sung-ji-yean-oiseau-blanc.1179680858.jpgJe vous mets au défi de ne pas rester longtemps devant chaque photo de Sung Ji-Yeon, une autre Coréenne de Paris (ci-contre, Oiseau blanc). Que se passe-t-il donc ? Quelle étrangeté, quelle solitude ! D’elle, comme de ses autres personnages, nous ne saurons rien, ni leur histoire, ni leur situation. Chaque photo est une énigme silencieuse et fascinante. Si le travail, le grain, le fond noir peuvent rappeller Edouard Levé, la mise en scène est plus subtile, elle ouvre une porte vers un inconnu où on aimerait plonger. Je ne sais si elle est aussi portraitiste, mais cette jeune photographe a un talent pour capter les regards qu’on voit rarement aujourd’hui.

yoo-jung-hyun.1179680887.JPGJe citerai encore les corps hérissés, écorchés, tatoués que peint Yoo Jung-Hyun (ci-contre, Les Spectateurs, Le Visage et Les Yeux) où se retrouvent calligraphie orientale et fresques médiévales, les photos rythmées de Sim Banya et les joyeux auto-portraits pop de Lee So-Yeun (ci-dessous, Lunettes de soleil).

lee-so-yeun-lunettes-de-soleil.1179680745.jpgPour rester en Corée, un peu plus loin, à la Galerie Gana-Beaubourg, Hahn Ai Kyu expose des terres cuites : les statues de femmes portant une fleur sont paisibles et sereines, mais dans la deuxième salle, au mur, des carreaux de terre-cuite avec la silhouette noire d’une femme dans un décor strié à peine esquissé sont plus tragiques, plus complexes.

Et je vous invite enfin à visiter ce site où Young-Hae Chang vous fera découvrir, entre autres, une Corée du Nord que vous ne soupçonniez pas…

Photos de l’auteur, excepté Sung et Lee, provenant du catalogue.

Le voyeur inspiré

au Jeu de Paume Sully, jusqu’au 3 Juin.

Les lauréats du prix du Jeu de Paume, qui relève d’une excellente initiative invitant le public à participer, sont présentés à l’hôtel de Sully. On n’avait pu juger de leur travail que sur papier et sur Internet, et voir leurs photos sur les murs fait une énorme différence. Jürgen Nefzger, lauréat élu par le public, montre des photos de paysages anodins et paisibles sur lesquels planent en arrière-plan une menace : les nuages de vapeur s’échappant d’une centrale nucléaire. Quels que soient vos idées en matière d’énergie, la série paraît plus fade, plus convenue que je ne l’avais sentie initialement.

bourcart-forbidden-city.1179683652.jpg

Par contre, j’ai découvert ici toute la force et la complexité du travail de Jean-Christian Bourcart, qui est le lauréat du jury. Par ses postures, ses artifices, il renouvelle le regard. Dans un bordel allemand, un temple SadoMaso new-yorkais ou un club échangiste parisien bien connu pour sa piscine, endroits où tout est permis, toutes les transgressions, tous les voyeurismes, sauf justement de photographier, il ose (Forbidden City). En secret, en prenant des risques sans doute. Peu importent les scènes, les personnages eux-mêmes; ce qu’il nous montre ici, dans des lumières rougeoyantes d’incendie néronien, c’est une quête impossible, une recherche de plaisir jamais atteint, une solitude obsessionnelle. Lui, photographe voyeur devenu invisible.  

bourcart-traffic.1179683694.jpgDe même, dans les embouteillages new-yorkais, il saisit au télé-objectif la mine renfrognée, distraite ou timide des automobilistes prisonniers de leur ennui, de leur voiture (Traffic). Là aussi, « vampire visuel », il vole l’identité de ses sujets. Ignorant pour la plupart qu’ils sont photographiés, dévoilent-ils davantage leur vérité ? Ce sont des photos avec des effets de couleur, de reflets, de flou très esthétisants, un peu trop séducteurs peut-être.

bourcart-stardust.1179683679.JPGCette recherche d’une posture semi-clandestine du photographe, du regardant, sa série Stardust la pousse à l’extrême. Les images qu’il photographie sont les reflets sur la vitre séparant la cabine de projection de la salle dans un cinéma. Ce ne sont pas vraiment des images de cinéma (serait-ce Hitchcock ici ?), ce sont des images interdites, prises à même la source, en remontant à l’origine de la vision, à la naissance de l’image, avant le regard. Ces photos sont floues, indistinctes, comme la vision qu’un myope ou un nouveau-né a du monde. Elles témoignent d’une impossibilité de voir le réel autrement qu’indirectement, via des filtres, des écrans, des trous. On ne peut que penser à Duchamp et Etant donné (incidemment, bravo aux spéléos du Jura !).  

Enfin, plus que par ses vidéos, j’ai été très impressionné par son Autoportrait, Bardo, projection saccadée d’images où défilent sur un rythme hallucinogène des images qu’on entrevoit à peine : la conscience s’emballe, la musique lancinante vous emporte, on perd tout sens du réel.

Photos copyright Jean-Christian Bourcart.

A mi-chemin

à la Maison Européenne de la Photographie, jusqu’au 3 Juin.

Parfois la photographie se retrouve à mi-chemin, ni tout à fait de l’art, ni tout à fait autre chose. C’est souvent vrai pour des photoreporters : parfois, comme Luc Delahaye, ils s’affirment comme artistes; parfois il restent reporters, mais leurs photos relèvent clairement du portrait artistique, comme Bruce Davidson, par exemple. Mais, parmi les expositions en cours à la MEP, tout ou presque est entre deux. Non que ce soit mauvais, mais on se demande si ça a sa place ici ou ailleurs. Où ça, ailleurs ?

dans Gala : l’exposition Trash où Bruno Mouron et Pascal Rostain photographient le contenu des poubelles des stars de Hollywood.

dans L’Auto-Journal : Alain Fleischer photographie des matrices de carrosserie de Ferrari.

à La Cité des Sciences : Catherine Ikam et Louis Fléri vous font chausser des lunettes 3D, jouer à l’interactivité avec un visage sur un écran qui vous suit des yeux, et vous asseoir à la bonne hauteur sur un tabouret pour vous renvoyer votre image décomposée, fragmentée sur une dizaine de moniteurs. 

ricahrd-kalvar.1179682118.JPGdans Paris-Match : Magnum est une excellente agence, Richard Kalvar un très bon photographe, non dénué d’humour (voir son portrait décentré de Jean-Paul II), mais on a tellement vu ces images humanistes, ces scènes de rue parisiennes des années 50, avec Doisneau & co (et aussi, moins connu, Jules Aarons, à la Galerie Agathe Gaillard, pas loin), qu’on se lasse vite. Ici et là, toutefois, un petit joyau, comme la photo ci-contre (Tokyo, 1983) sur laquelle je vous laisse rêver : Scène de préliminaires dans un film porno ? Japonais cannibale ? Thérapie d’hallulingus (hallus)? D’autres suggestions ?

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de-pazzi-memento-mori-crypte.1179682898.jpgHeureusement, dans la partie la moins noble, la plus reculée de la MEP, derrière les chiottes et le bistrot, il y a un petit joyau, Memento Mori d’Edouard de’Pazzi. Quelques grandes photos en noir et blanc, d’autres se mêlant en diaporama sur un moniteur. Une atmosphère sobre, grave, un noir envahissant, tragique, une brume qui enveloppe tout, qui nimbe les êtres et les choses. Eros et Thanatos (2005), omniprésents. Une lumière mystique, biblique, affirmant une présence divine comme dans cette Crypte (2003). Ces quelques instants mélancoliques rachètent tout le reste, j’en suis sorti songeur, enchanté, troublé, et content d’avoir découvert un grand photographe. de-pazzi-memento-mori-venus-dechiree.1179682931.jpgEt je rêverai longtemps à cette Vénus déchirée (2006), si doucement sensuelle, si proche d’une Madonne, émergeant dans notre monde en crevant l’écran, rompant l’hymen ou le suaire.

Photos copyright Richard Kalvar et Magnum, et copyright Edouard de’Pazzi.