L’étreinte du silence (Julia Dupont)

Julia Dupont, Surfaces profondes # 9, 2020

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Feuille de salle de l’exposition à la galerie Pedro Oliveira à Porto (jusqu’au 28 octobre)

Il y a, dans l’histoire de la peinture, nombre de tableaux, principalement religieux, qui visent à témoigner d’une révélation, d’une apparition, le plus souvent en racontant une histoire en image : les Pèlerins d’Emmaüs qui soudain comprennent, entre doute et émerveillement, que l’homme avec qui ils ont cheminé est le Christ ressuscité (chez Rembrandt par exemple), ou bien Saul sur le chemin de Damas et la lumière éblouissante qui l’enveloppe, le submerge et le convertit (chez Murillo par exemple). Et il y a dans la littérature quelques exemples, moins fréquents, d’une telle expérience, comme Paul Claudel contant sa stupéfiante conversion à dix-huit ans lors des Vêpres de Noël, derrière un pilier de Notre-Dame-de-Paris, une « révélation ineffable », ou bien, dans le domaine profane, l’extase sensuelle qui s’empare de Stephen Dedalus dans Le Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce quand il voit la jeune fille sur la plage de Dollymount Strand et abandonne sur le champ ses inclinations ecclésiastiques pour une vocation artistique. Même si aujourd’hui le terme « épiphanie » ne désigne plus guère que la Fête des Rois mages, son étymologie, du grec epiphaneia, « manifestation, apparition soudaine » indique une révélation, une compréhension subite, presque miraculeuse, du sens ou de l’essence de quelque chose. Une épiphanie, c’est un moment de grâce, une fusion entre la conscience d’une personne et l’aura d’une réalité se révélant en venant à sa rencontre.

Julia Dupont, Surfaces profondes # 2, 2019

Les Surfaces profondes de Julia Dupont sont le fruit de nombreuses épiphanies : l’artiste évoque des apparitions lumineuses, des saisissements, des images qui s’imposent à elle, qui exigent d’être prises en photo. Devant de telles révélations soudaines, elle ressent, dit-elle, une nécessité absolue, une obligation impérieuse à laquelle elle ne saurait échapper : ce ne sont pas des photos prises par elle comme tant d’autres, mais des images qui se donnent à elle, qui la pénètrent et la fécondent, presque une transverbération extatique. Elle les accepte en elle, non point passivement, mais en transformant cette sensation lumineuse en photographie, afin de partager la puissance de cette perception sensorielle. Non seulement son regard, mais son corps tout entier s’y immergent. La survenance de ces images déclenche en elle étonnement sensible et contemplation inquiète.


Julia Dupont, Surfaces profondes # 20, 2022

Surprenantes, ces images surgissent de manière inopinée, mystérieuse, mais elles sont le fruit de son attention aigüe au monde. Elles ne naissent pas d’un plan déterminé, d’un programme précis, mais apparaissent le plus souvent lors de ses errances, de ses déambulations à la dérive. Elles ne sont pas le résultat d’une quête, d’une chasse, mais d’un guet. Julia Dupont, en flâneuse baudelairienne toujours aux aguets, attend et reçoit ; dans cette série elle ne cherche pas, ne pourchasse pas, mais, réceptive, attentive, patiente, elle accueille ces épiphanies, ces instants dont elle capte la vibration pour la retransmettre.

Julia Dupont, Surfaces profondes # 4, 2018

Parfois, elle n’est pas prête, ou bien les conditions ne sont pas réunies pour transformer la révélation en image, elle doit revenir un autre jour, une autre année, réitérer, avec obstination et constance.

Mais que sont ces apparitions ? Des images de lumière. Mais toutes les photographies sont par définition, par étymologie même, des images de lumière. Certes, mais celles-ci ne sont rien d’autre que cela, elles ne font que montrer la lumière. C’est la lumière qui y sculpte l’espace, surgissant du fond de l’ombre, ouvrant les volumes. Cette présence singulière de la lumière que l’artiste a saisie change la vision, elle se colore de tonalités blanches, grises, bleutées, ocre, jaunes, entre chaleur et froideur, avec parfois, rarement, des nuances plus sensuelles, plus charnelles, du bleu, du rose.

Julia Dupont, Surfaces profondes # 14, 2020

Ce sont des lumières perçues, reçues, et non point construites à la manière d’un Dan Flavin, des lumières naturelles ou artificielles qui traversent, épousent ou caressent des formes architecturales, des surfaces la plupart du temps planes, lisses, désincarnées (une seule présente des aspérités, des irrégularités, une seule est véritablement matérielle : une plaque de cheminée chez sa grand-mère). Non seulement on ne reconnait rien, aucun lieu, aucun bâtiment (à l’exception, pour les plus avisés, d’un élément de la Casa da Música à Porto), mais on est bien incapable la plupart du temps de saisir l’échelle, de mesurer la distance séparant la photographe de l’objet. Afin de recréer la seule sensation de la lumière, l’artiste a voulu écarter les détails trop réalistes, éviter toute reconnaissance, elle a choisi des angles de vue privilégiant la partie sur le tout, l’isolant de son environnement.

Ces éléments architecturaux sont de pierre, de bois, de métal, de verre, presque toujours des formes dures, droites, rectangulaires ; seul un escalier tournant s’en démarque, plus rond. On perçoit des volumes et des plans, des pleins et des creux, des portes, des fenêtres, des pignons, des seuils ; des formes vernaculaires ou classiques, et d’autres modernistes, voire brutalistes. Et la lumière joue avec elles toutes, indirecte, oblique : des lumières incidentes, des fuites de lumière, des traits lumineux, une diffraction, un jaillissement hors d’un trou noir. Les volumes se démarquent de toute forme de représentation, et ne deviennent plus que des supports de lumière.

Julia Dupont, Surfaces profondes # 12, 2020

Et ces formes silencieuses semblent quasi abstraites. Ce sont, pourrait-on presque dire, des images de dévotion devant lesquelles le spectateur devrait méditer et, à son tour, se laisser pénétrer pour atteindre l’épiphanie, voire l’extase. Méritant, il pourrait ainsi, en s’y immergeant, accéder à une vérité supérieure et goûter à ces projections visuelles d’un monde intérieur que seule l’abstraction permet. Ce sont des instants de jouissance pure où s’abolissent le temps et l’action.

Julia Dupont, Sans titre (Polyptyque), 2021-2023

Dans son Polyptique, une évolution de sa série Surfaces profondes, Julia Dupont introduit une dimension temporelle. Ce sont cinq images du même motif, une évolution de la lumière sur un élément architectural pendant plusieurs heures jusqu’à la nuit. Ce jeu des variations de la lumière, au fil du jour ou au fil des saisons, évoque bien sûr Claude Monet face à la cathédrale de Rouen ou aux meules de foin et, en photographie, la série Stage de Fernando Calhau, des photographies expérimentales visant à enregistrer un mouvement dans sa durée (dès 1977), celle de Jan Dibbets (The Shortest day at my House in Amsterdam) en 1970 ou certaines des Verifiche d’Ugo Mulas à la même époque. Avec cette expérience, Julia Dupont montre comment la lumière évolue et la forme se transforme au long des heures. Ce sont les points de suspension d’une révélation restant indicible, d’une perception à la fois avivée et détachée du temps qu’on pourrait dire mélancolique. Comme une forme de saudade.

Des images recueillies depuis quatorze ans en tous lieux, Portugal et France, bien sûr, mais aussi Espagne, Italie, Grèce, Allemagne. C’est un travail qui vient après sa série Épure sur le couvent de Sintra, qui déjà jouait avec l’abstractisation des formes. Un travail qui n’est pas fini, qui reste ouvert, l’artiste restant aux aguets, toujours prête à accueillir de nouvelles épiphanies. Elle le poursuit avec sa série parallèle et antithétique Geometrias do Ó, sensuelle et incarnée, ronde et terrienne.

Toutes images © Julia Dupont : ADAGP, Paris, 2023, courtesy de l’artiste.

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