Gérard Fromanger à Lisbonne

Vue de l’exposition Fromanger, salle Le Rouge, ph. Rita Carmo

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Curieuse idée que de programmer Gérard Fromanger (décédé il y a quelques mois) pour l’exposition phare de la saison France-Portugal à Lisbonne, au Musée Berardo (jusqu’au 29 mai). Ce n’est pas l’artiste français le plus emblématique de ces dernières décennies, et il n’a guère eu de liens avec Lisbonne. Son travail politique ravive certes la nostalgie militante de nos lointains vingt ans, mais reste assez loin des préoccupations esthétiques actuelles. Ce travail, Rouge, est d’ailleurs relégué ici dans une petite salle au fond. Le reste de l’exposition se veut plutôt apolitique et mettant l’accent sur ses talents de peintre avant tout.

Gérard Fromanger, Corps à corps, bleu, Paris-Sienne, 2003-06 (série Sens dessus dessous), huile et acrylique sur toile, 205x310cm, coll. Centre Pompidou

Et c’est plutôt réussi, d’ailleurs. Comme je l’écrivais en 2008, « j’aborde en général le travail de Gérard Fromanger avec circonspection : un peu trop daté, un peu trop normativement politique, un peu trop esthétiquement correct. » Et cette circonspection continue, mais est prise en défaut ici, non point cette fois par ses dérives de flâneur comme alors à Nantes, mais plutôt par sa maîtrise de la couleur.

Gérard Fromanger, Splendeur Roseline, 1976 (série Splendeur II), huile sur toile, 130x97cm, coll. Anna Kamp

Sa décomposition des formes, qu’il s’agisse de la multiplication des personnages (plus haut) ou de ce tronçonnage du corps humain, sont des inventions, peut-être pas révolutionnaires, mais suffisamment radicales pour attirer le regard. Figuration narrative, pop-art, certes, mais aussi admiration pour Giacometti : le commissaire de l’exposition est un peintre, son ami Éric Corne, et ça se voit. 

Le paradoxe portugais à Tours

Maria Helena Vieira da Silva, Moi réfléchissant sur la peinture, 1936-37, huile sur toile, 41.4x24cm, Fondation ASVS, Lisbonne (p. 33)

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L’excellente exposition sur les femmes artistes portugaises, que j’avais vue à Lisbonne en juillet dernier, ouvre dans quelques jours au Centre de Création Contemporaine Olivier Debré (jusqu’au 4 septembre), dans le cadre de la saison France-Portugal. Que ce soit dans un bâtiment conçu par les architectes de l’agence portugaise Aires Mateus, rend cette exposition encore plus pertinente et indispensable. Je reprends ci-dessous avec de légères modifications (en particulier sur le scandale de la Biennale de Venise) mon article de juillet 2021.

Si on vous demande de nommer des artistes portugais, il y a de fortes chances que la grande majorité des noms dont vous vous souvenez soit des noms de femmes : Maria Helena Vieira da Silva, Helena Almeida, Paula Rego, Joana Vasconcelos, peut-être aussi Lourdes Castro ou Ana Vieira (et de ce fait, je parlerai moins des plus connues ici). Et c’est, je crois, le seul pays où ce soit le cas, le seul pays pour lequel la plupart des gens ne mentionnent pas spontanément le nom d’un homme (faites l’exercice et dites-moi). Mais comment cette prédominance féminine est-elle compatible avec la culture d’un pays latin, catholique, conservateur, et qui, de plus, connut la plus longue dictature d’Europe occidentale au XXe siècle, près de 50 ans (1926-1974) ? Serait-ce que l’art fut une « bulle » égalitaire dans un monde machiste, un espace préservé ? Pas vraiment. Les amatrices de statistiques féministes sont promptes à pointer que les femmes artistes ne représentent qu’une minorité des oeuvres dans les collections des musées (Gulbenkian, Serralves, Culturgest, EDP), entre 20 et 30%. Quel est donc ce paradoxe portugais, cet écart entre l’image internationale et la réalité locale ? Le Musée Gulbenkian présentait une exposition sur les artistes portugaises du XXe siècle (avant, il n’y en a quasiment pas, excepté Josefa de Obidos, ou, en tout cas, on n’en parle guère), exposition qui devait aller à BOZAR avant l’incendie, et qui vient à Tours. C’est la quatrième exposition que je vois en un mois sur des artistes femmes, après celles de l’époque 1780-1830 au Luxembourg, les Africaines au MAMVP et l’abstraction à Pompidou, de découverte en découverte, et ce n’est pas la plus mauvaise, loin de là. Mais je ne suis pas sûr que ledit paradoxe y soit élucidé. Juste un autre rappel pour déminer les stéréotypes français sur le Portugal : six ans avant Orsay, le Musée Gulbenkian avait déjà organisé à Paris la première exposition d’envergure sur des femmes photographes, mais elle n’est jamais mentionnée par nos « militantes ».

Maria José Aguiar, S.T., 1974, huile sur toile, 130×159.7cm, Fondation Gulbenkian, Lisbonne (p. 188-189)

Quarante artistes sont présentées là; celles nées après 1980 n’ont délibérément pas été incluses, pour des raisons clairement énoncées. Toute liste exclut, bien sûr, mais ici, à l’exception de Leonor Antunes et de Ana Perez-Quiroga, ce choix me semble plutôt complet (même si je suis loin d’être expert en la matière), et au moins (pas comme là), les choix sont explicités. Et, là encore, je réalise que je connaissais à peine la moitié des artistes incluses dans l’exposition. Elles sont présentées en seize salles thématiques (le regard, le corps, la politique, l’espace, la maison, l’affirmation de soi, …). Mais ces thèmes ne s’imposent pas aux oeuvres comme des carcans intellectuels, au contraire ce sont les oeuvres elles-mêmes qui nous les font découvrir. On retrouve donc des oeuvres différentes de plusieurs des artistes dans diverses salles. Seules six à huit d’entre elles ont été vraiment actives dans la première moitié du siècle; la moitié d’entre elles est née après 1950, et bien sûr la Révolution des Oeillets en 1974 fut un accélérateur. 24 d’entre elles sont vivantes; à Lisbonne, la doyenne était Lourdes Castro, née en 1930 et décédée en janvier 2022.

Aurélia de Sousa, Autoportrait, 1900, huile sur toile, 45.6×36.4cm, Musée Soares dos Reis, Porto (p. 39)

L’exposition démarre sur un contraste. En 1900, Aurélia de Sousa, alors âgée de 34 ans, ex-élève de l’Académie Jullian, vivant une existence aisée et bourgeoise dans la somptueuse maison familiale à Porto (où elle mourut en 1922), peint cet autoportrait au manteau rouge; ce n’est pas son premier autoportrait (un autre, de 1895, est plus intime, plus fragile), mais elle s’affirme là avec une force inhabituelle, et c’est l’oeuvre qui, symboliquement, ouvre ce siècle et cette exposition. La femme n’est plus objet, modèle et muse, elle est sujet et peintre : certes, c’est déjà le cas ailleurs (voir l’excellent livre de Frances Borzello), mais c’est peut-être une des premières fois au Portugal (ceux-ci étant discutables). En écho à cette affirmation féministe avant l’heure, trois grandes toiles de Rosa Carvalho, évoquant Rembrandt, Boucher et David, où le personnage féminin a été effacé : objet du désir évanoui, voyeurisme frustré (encore que Madame Récamier n’était pas exactement un objet sexuel, mais plutôt une femme indépendante et affirmée, mais bon, il faut faire simple …). Un autre tableau d’Aurélia de Sousa, en 1902, la montre travestie en homme, et qui plus est, en saint auréolé, en saint emblématique du Portugal, Santo António, une audace alors impensable, une transgression des genres, une défi faisant discrètement allusion à son identité sexuelle, peut-être.

Ofélia Marques, S.T., s.d., graphite et crayon de cire sur papier, 34.2x48cm, Fondation Gulbenkian, Lisbonne (p. 78)

Au début du siècle, si les jolies mièvreries de la belgo-portugaise Milly Possoz ne font pas rêver, on est par contre frappé par l’audace des dessins érotiques d’Ofélia Marques : si on la connaît surtout comme gentille illustratrice de livres pour enfants et comme caricaturiste acerbe, on connaît moins ses dessins de couples lesbiens (qui, fait remarquer Emilia Ferreira dans le catalogue, ne sont pas exempts de domination d’une partenaire sur l’autre), qui ne furent montrés qu’après sa mort, en 1988; peut-être peut-on lire en eux une forme de tristesse, une solitude, une résignation. Avec son mari le peintre Bernardo Marques, cette artiste dilettante vécut à Berlin, à Paris, à New York, s’enrichissant d’expériences et de contacts inhabituels dans son milieu social. De retour à Lisbonne, désespérée par la médiocrité ambiante et par sa séparation, elle se suicida à 50 ans, fin 1952. En écho, une toile (plus haut) de Maria José Aguiar (née en 1948) qui semble être une explosion de phallus : la dimension érotique, consciente et provocatrice de ses tableaux conjugue le désir et la violence, parvenant à un épuisement du sens, à une banalisation ironique de l’érection. Mais, selon la notice de Laura Castro, elle déclarait il y a peu être lasse de l’instrumentalisation de son oeuvre pour tenir un discours politiquement correct.

Maria Helena Vieira da Silva, La partie d’échecs, 1943, huile sur toile, 81x100cm, Centre Pompidou (p. 88)

Parmi les toiles de Vieira da Silva (qui ne signait pas de son prénom, se voulant peintre avant d’être femme), le petit tableau montré en haut de ce billet, Moi réfléchissant sur la peinture, est un signal d’affirmation « impérieuse et obsessionnelle » d’une artiste hors pair. D’elle aussi, une collection de galets sur lesquels sont peints des yeux, aux côtés d’une toile couverte d’yeux tourbillonnants comme un plumage de paon, mais surtout le tableau ci-dessus, de 1943, le premier où elle structure l’espace par un quadrillage d’apparence tridimensionnelle, aux antipodes du cubisme, ouvrant la voie vers ses compositions architecturales bien connues (qui sont absentes ici, et ce n’est pas plus mal, leur absence permet de mieux comprendre la formation de l’artiste avant-guerre). La représentation réalistique s’y dissout dans cette démultiplication des formes et des lignes.

Filipa César, Memogramma, 2010 & Insert, 2010, capture d’écrans, ph. de l’auteur

Plusieurs artistes portugaises jouent entre peinture et écriture : Salette Tavares, Ana Hatherly, Lourdes Castro, Joana Rosa, et ce pourrait être une exposition en soi. Mais je voudrais mettre l’accent sur trois des artistes qui tiennent un discours politique (elles ne sont pas les seules, on peut citer aussi les affiches décollées d’Ana Hatherly après la Révolution des Oeillets, le beau monument pour une poétesse défunte d’Ângela Ferreira, l’installation de Carla Felipe, ou le regard acide sur le tourisme de Patricia Almeida), et il se trouve que, pour des raisons de scénographie, chacune de ces trois-là bénéficie d’une salle dédiée. En 1948, Maria Lamas, qui animait le Conseil national des Femmes portugaises, dissous par l’État Nouveau, publie le livre « As Mulheres do meu Pais » (les femmes de mon pays) dont textes et photographies témoignent d’un travail ethnographique en profondeur, allant à l’encontre de la gangue salazaro-catholique alors imposée aux Portugaises. Filipa César revisite sur deux écrans, dans deux films aux rythmes différents (vus aux Açores il y a six ans) le camp de relégation des salines de Castro Marim, où étaient envoyés les dissidents sous Salazar : parmi ces relégués, un couple d’homosexuelles, coupables d’un crime contre la morale et la famille, que César montre avec pudeur, douceur et tendresse, en contrepoint d’une pyramide de sel.

Grada Kilomba, A World of Illusions, part II Oedipus, 2017-2019, installation vidéo

Après ces deux oeuvres sur le temps de la dictature (César a aussi beaucoup travaillé sur le post-colonialisme, en particulier en Guinée-Bissau), Grada Kilomba, qui est la seule artiste non-blanche de toute la sélection, et qui avait présenté à São Paulo un travail remarquable autour des mots, de la décolonisation du savoir, montre ici toute la richesse de son talent d’écrivaine, de psychanalyste, de disciple de Fanon. Elle raconte sous une autre perspective les histoires de Narcisse, d’Oedipe (seul montré ici, 45 minutes) et d’Antigone (Un Monde d’Illusions) dans un dispositif sur deux écrans, avec elle, en griotte, lisant son poème assise sur des marches noires, et les protagonistes hiératiques, vêtus de blanc, de noir et de rouge sur un fond blanc éblouissant, actant sur le grand écran voisin : comment ces histoires éternelles, fondatrices, peuvent-elles s’incarner aujourd’hui, et ce dans des corps noirs ? comment ces violences figées dans l’histoire peuvent-elles hanter notre présent ? C’est sans doute l’oeuvre la plus forte de cette exposition, la plus actuelle. Or, du fait de manoeuvres racistes et machistes, Grada Kilomba a été éliminée comme représentante du Portugal cette année à la Biennale de Venise; à sa place le Portugal sera représenté par un fade artiste « non-binaire ». Un scandale montrant bien la difficulté de ce pays à affronter son passé colonial.

Rosa Ramalho, Animal, 1960, matériaux inorganiques et terre cuite peinte, 14.6×7.6×8.8cm, Musée de Olaria, Barcelos (p. 52)

Si Grada Kilomba est la seule artiste afro-descendante ici, la seule prolétaire est Rosa Ramalho (1888-1977) : au moins jusqu’à récemment, toutes ces artistes venaient de l’aristocratie (comme Clara Menéres), de la grande bourgeoisie (comme Vieira da Silva ou Menez) ou de familles d’artistes (comme Helena Almeida). Mais Rosa Ramalho est une paysanne, mariée à un meunier, et qui, de son mariage à son veuvage, cessa de produire, cantonnée à son rôle d’épouse et mère. Elle vendait ses petites céramiques sur les marchés et ses productions se démarquaient tellement de l’artisanat traditionnel qu’un peintre la remarqua en 1956 et la fit connaître. Au lieu de la joliesse habituelle de ces statuettes folkloriques, ses personnages ont une violence, une sexualité, un caractère grotesque ou sadiste, quelque part entre surréalisme et art brut. Si la carrière artistique de Rosa Ramalho fut en effet inhibée par son mariage, si on fait grand cas de l’étouffement du travail artistique de Sarah Affonso du fait de son mariage avec Almada Negreiros, on doit contrebalancer ce discours victimaire par les artistes dont les conjoints, eux aussi artistes, acceptèrent et soutinrent la carrière (Ana Vieira et Lourdes Castro, entre autres) et noter au passage que Árpád Szenes ou Victor Willing sont bien moins connus et cotés que leurs épouses, et que l’architecte et sculpteur Artur Rosa abandonna quasiment sa carrière pour devenir le collaborateur de son épouse (Gulbenkian montre en « réparation » une sculpture murale de lui). « Derrière chaque grande femme artiste se trouve un homme » écrivais-je à propos d’une exposition sur ce thème d’Ana Vidigal.

Patricia Garrido, Meubles au cube (A.L.T.), 2013, bois, ferrures et colle, 95x95x95cm

La maison, enfin. Celle d’Ana Vieira, vue à La Monnaie il y a 4 ans, toute de transparence bleutée, révélant ce que les murs dissimulent, faisant entendre les bruits secrets du foyer, invitant à une déambulation paresseuse tout autour d’elle. Celle de Patricia Garrido, ces « meubles en cube » à échelle de son corps, montage disparate de caisses récupérées, assemblées comme des livres, où on croit deviner des traces, des mémoires, des douleurs et des joies passées, des vestiges d’une archéologie personnelle. Et aussi celle, plus secrète, plus intime de la perturbatrice sonore Luisa Cunha, qui colonise les WC du musée en en oblitérant les miroirs avec du papier kraft, et les remplace par de tout petits miroirs dans les cabinets de toilette, diffusant en boucle « Are you there? Can you hear me? Hello! ». Enfin, d’autres dont je n’ai pas parlé et qui m’ont aussi impressionné : les motifs géométriques de Maria Keil, les empreintes corporelles de Maria José Oliveira, les toiles expressionnistes de Graça Morais, la performance conceptuelle d’Armanda Duarte, les sculptures de Fernanda Fragateiro, de Susanne Themlitz et d’Inês Botelho.

Catalogue de l’exposition

Beau catalogue de 336 pages, richement illustré, avec un texte détaillé (en portugais et en français) sur chaque artiste (pas une notice Wikipedia comme trop souvent, mais, à chaque fois, une critique argumentée; une douzaine sont rédigées par des hommes, pas d’ostracisme ici, la qualité a primé) et plusieurs pages d’illustrations de leurs oeuvres présentées. L’essai introductif, par les deux commissaires Helena de Freitas et Bruno Marchand, a d’abord l’intelligence de préciser l’objectif et les limites de l’exposition, ni identitaire, ni excluante, mais un rééquilibrage face à la sous-représentation de ces artistes (soulignant que bon nombre d’entre elles, dont Vieira da Silva, refusèrent de se déclarer féministes). On remarque aussi que, des six préfaces, quatre sont signées par des femmes (la Ministre et les trois directrices ou présidentes des musées), les deux hommes étant l’éditeur et le banquier … Au passage, notons que Joana Vasconcelos est présente ici avec des oeuvres de jeunesse (dont le lustre en tampons hygiéniques) avant qu’elle ne succombe au marketing (et devienne politiquement incontournable), mais que, m’a-t-on dit, aucun critique portugais de qualité n’a voulu écrire sur elle : il a donc fallu faire appel à une critique française, laquelle a fait une lecture féministe du travail de Vasconcelos, ce qui a beaucoup fait sourire à Lisbonne … Bibliographie un peu sommaire, et les bios des contributeurs n’auraient pas été inutiles, mais sinon, c’est un excellent catalogue. Livre reçu en service de presse.

L’Image sans l’Homme

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Il y a bien des manières de faire des images sans personnages humains, natures mortes, paysages, abstraction. On peut représenter des nuages, comme Boudin, Turner, Le Gray ou Stieglitz, on peut s’inspirer de Baudelaire et de sa diatribe contre « l’univers sans l’homme », on peut jouer sur la disparition du personnage, comme Isabelle Le Minh qui gomme les représentations humaines chez Cartier-Bresson, Anne Deleporte qui les massicote, ou William Bornefeld qui les interdit, on peut ne montrer que des non-humains, zombies ou robots. Le livre L’image sans l’homme des Carnets du BAL, dirigé et présenté par Thomas Schlesser, explore certaines de ces avenues (mais pas toutes, loin de là). Il s’organise en quatre parties : Histoire enfouie, Écrans dépeuplés, L’art anthropofuge, et Sens humain du « sans humain ».

La première partie, Histoire enfouie, est sans doute la plus faible : le psychiatre Yves Sarfati explore l’art de la préhistoire, dont il n’est pas spécialiste, pour y étudier non point l’absence de l’être humain, mais la quasi absence du mâle : les mains soufflées n’ont pas de genre, et les grottes sont pleines de vulves peintes et sculptées, auquel on doit rajouter les Vénus, ce qui fait que le rare homme au bison de Lascaux fait piètre figure. L’auteur se base exclusivement sur les hypothèses d’Alain Testart, ce qui donne un texte séduisant, mais pas convaincant. L’essai suivant présente le travail sonore de Bernie Krause sur la nature et les animaux, intéressant mais qui a peu à voir avec le sujet; ensuite l’essai long et confus de Marielle Macé sur comment les choses parlent est lui aussi assez peu pertinent. Heureusement, le reste du livre est bien plus intéressant.

La section « Écrans dépeuplés » commence avec un texte de Vincent Lowy sur deux films de Werner Herzog où l’homme manque : dans les scènes apocalyptiques de La Soufrière, la ville est vide et livrée aux animaux, les habitants ont fui l’explosion volcanique; dans Leçons de ténèbres, les paysages désolés du Koweit incendié ne montrent plus que des traces humaines. Lowy articule le travail très particulier de Herzog avec une critique pertinente de l’infospectacle. Ensuite on voit le travail de Trevor Paglen, The Last Pictures : ce sont cent images de l’humanité confiées à un satellite afin qu’elles restent visibles après la destruction de notre planète, après la disparition de l’homme sur Terre : un peu comme un mourant qui, à l’heure de sa mort, revoit sa vie, son histoire en un flash. Enfin Elsa Boyer analyse de manière très documentée et avec beaucoup de recherches historiques les paysages des jeux vidéo : des décors désertés, des lieux dépeuplés; elle cite le travail d’Harun Farocki (mais pas Thibault Brunet).

La section « L’art anthropofuge » commence par un entretien avec Abraham Poncheval contant ses expériences coupées du monde humain, proches du monde animal. Le travail de Bruce Conner, Crossroads, revisite les milliers de photographies et de films pris par l’armée américaine lors de l’explosion atomique de Bikini en 1946 : une normalisation de la catastrophe, son esthétisation et sa mise en oeuvre politique (sachant que les Américains interdirent pendant longtemps la diffusion des images prises au sol à Hiroshima et Nagasaki, qui, elles, montraient les conséquences concrètes, physiques, humaines de cette catastrophe). Bertrand Tillier analyse ensuite les travaux de trois photographes de lieux désertés : Alexandre Guirkinger montre la ligne Maginot, privilégiant les formes plutôt que l’histoire (tout comme Paola de Pietri dans un autre zone de combats); Guillaume Greff montre une ville morte (avec mosquée, bien sûr), qui est en fait un camp d’entraînement au combat urbain des commandos de l’armée française (un bon sujet déjá exploré par bien d’autres, ainsi Broomberg & Chanarin et Yarom Leshem qui avaient montré Chicago, un faux village palestinien utilisé pour entraîner les soldats israéliens d’occupation); et Nicolas Moulin vide la ville et la bétonne (comme l’étaient certaines maisons de Berlin jouxtant le mur). Enfin Catherine Grenier produit un texte très complet sur Sophie Ristelhueber, qui dépasse le champ de ce livre, mais analyse fort bien ses séries « inhumaines », des ruines de Beyrouth aux traces dans le désert; et c’est aussi le récit d’une fuite, de ce que l’artiste n’a pas fait, n’a pas pu faire.

La dernière section , « Sens humain du ‘Sans humain' » commence avec un essai sur le « fukeiron« , approche dans laquelle le Japon n’est montré que comme des paysages sur lesquels le pouvoir étatique, invisible et in-humain, se superpose, un « empire des signes » : Pauline Mari analyse un film de Masao Adachi sur un tueur en série qu’on ne voit jamais à l’écran. Marc Leschelier analyse divers modes d’architecture sans homme. Alec Soth présente des individus coupés du monde. Et Maxime Bondu raconte quelques histoires incongrues de disparition, le chapitre le plus plaisant pour conclure ce recueil qui n’est pas une théorie ou une histoire de la disparition dans l’image, mais ressemble plutôt aux actes d’un colloque, avec des contributions plus ou moins intéressantes, plus ou moins pertinentes.

Livre reçu en service de presse.

Retour à Bagdad ? (Michael Rakowitz)

Michael Rakowitz, Return, 2006, capture d’écran vidéo

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Michael Rakowitz est le petit-fils d’un Irakien juif, Nissim Isaac Daoud bin Aziz, qui, comme un millier d’autres (sur 150 000) quitta l’Irak pour l’Inde en 1941 après le massacre Farhoud, puis s’établit aux États-Unis en 1946 (et y changea alors son nom en David). Et contrairement à bien des Arabes juifs, il ne nie pas son ascendance, ne la gomme pas, mais la revendique (dans un style différent, mais avec la même fierté que Ariella Aïsha Azoulay, qui reprit le prénom de sa grand-mère berbère). Son exposition au FRAC Lorraine (jusqu’au 12 juin) comprend quatre volets, tous liés à l’Irak (et à la guerre).

Michael Rakowitz, The invisible enemy should not exist, 2007- , exposition FRAC Lorraine, photo: Fred Dott

La plus grande partie de l’exposition montre des dizaines de reproductions d’oeuvres d’art mésopotamiennes qui furent volées au Musée de Bagdad après l’invasion américaine. Ces reproductions grossières ont été faites avec des emballages de produits alimentaires irakiens ou moyen-orientaux. Chacune est accompagnée d’une notice historique sur l’objet, comme au Musée, et d’une citation, le plus souvent d’un historien ou archéologue, mais parfois de Donald Rumsfeld affirmant que ces pillages sont bien tristes, mais que c’est le prix à payer pour accéder à la liberté et à la démocratie. Ce sont des fantômes qui nous hantent.

Michael Rakowitz, The invisible enemy should not exist (Nortwest palace of Nimud), 2018-, exposition FRAC Lorraine, photo: Fred Dott

Le plus impressionnant est la reconstitution des panneaux du site de Nimroud, dont beaucoup, détruits par Daesh en 2015, sont manquants. Rakowitz a proposé à un musée (non identifié) de lui offrir sa propre reconstitution d’un génie protecteur mésopotamien (un lamassu) en échange de la restitution d’un lamassu dudit musée à l’Irak.

Michael Rakowitz, The Ballad of Special Ops Cody, 2017, capture d’écran vidéo

Un film (en « stop motion ») part d’une revendication d’une milice irakienne anti-américaine diffusant la photographie d’un soldat américain sous la menace d’une arme, qui sera exécuté si des prisonniers irakiens ne sont pas libérés. Or ledit soldat américain est en fait une figurine, Special Ops Cody (ici dans sa version afro-américaine; une autre version est « caucasienne ») que les militaires américains en Irak achètent et envoient à leur famille. Rakowitz met en scène cette figurine dans l’Institut Oriental de l’Université de Chicago : Cody va à la rencontre des statuettes mésopotamiennes de l’Institut, s’excuse, tente de les convaincre de rentrer au pays, et, à la fin, décide de rester avec elles dans leur vitrine, un geste fraternel et désespéré.

Michael Rakowitz, Return, 2006, capture d’écran vidéo

Mais c’est dans l’autre film que Rakowitz s’investit le plus personnellement. En 2006, soixante ans après l’arrivée de son grand père à New York, et trois ans après « Mission accomplished », Michael Rakowitz, ayant obtenu un financement pour une performance artistique, reconstitue la boutique de son grand-père, Davisons & co, sur Atlantic Avenue à Brooklyn. Non seulement il en fait un lieu de rencontres et d’échanges pour les Irako-américains, musulmans, chrétiens ou juifs, qui éprouvent une nostalgie du pays lointain (le mot propre est « zikra »), et viennent se rencontrer là, mais il décide d’importer des dattes irakiennes. Or les produits irakiens ne peuvent entrer aux États-Unis que déguisés, reconditionnés ailleurs, comme cette boite de syrop de dattes. Alors que les sanctions douanières ont été officiellement abrogées, il affronte donc toutes sortes de blocages de la part des autorités américaines, et, après moult péripéties, parvient à recevoir quelques dizaines de kilos à prix d’or : un périple aussi complexe et aussi entravé que celui des réfugiés. On peut lire le journal quotidien de cette action.

Couverture de Michael Rakowitz, Silvana Editoriale, 2019, avec une image de The Ballad of Special Ops Cody

Michael Rakowitz (que j’ai rencontré il y a douze ans à Ramallah pour ce projet) combine ici trois des thèmes importants de son travail : c’est d’abord, évidemment, un travail politique, mais qui aborde les questions politiques de manière indirecte, détournée et ironique; et il touche ici aux questions de pillage et de restitution d’oeuvres d’art volées aux pays du Sud, un sujet qui, en France aussi, est controversé. C’est ensuite, toujours, un travail basé sur la rencontre, l’échange, un environnement social où on partage, on communique, on se confronte sans s’affronter. Et enfin, et cela je l’ai réalisé dans cette exposition, c’est un travail centré sur l’objet, sur sa matérialité, que ce soit la reconstruction d’un artefact antique avec des emballages ou la conception de l’emballage des dattes (avec un des lions encore à Babylone, et la porte d’Ishtar, aujourd’hui à Berlin). Et aujourd’hui, on le nomme Michael Daoud Rakowitz … Pour aller plus loin, je viens d’acheter son catalogue Whitechapel / Castello di Rivoli, dans lequel plusieurs essais mettent l’accent sur cette double culture des Arabes Juifs.

Voyage depuis Paris pris en charge par le FRAC.

À la recherche du génie de Graciela Iturbide

Graciela Iturbide, Sardaigne, 2010.

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C’est comme s’il y avait deux Graciela Iturbide dans l’exposition à la Fondation Cartier (jusqu’au 29 mai), une bonne photographe et une photographe géniale. L’étage inférieur est essentiellement consacré à des portraits (plus une amusante mais pas indispensable évocation de son studio, un bunker de briques, Calle Heliotropo 37, d’où le titre de l’exposition). Et les sujets qu’elle photographie sont, en eux-mêmes, très intéressants : des Amérindiens le plus souvent, les Séris dans le désert (pour lesquels elle note, étrangement : « j’ai fait leurs portraits car leur vie dans la Sierra est très réduite, très austère ») et les femmes de Juchitán, fières, corpulentes, émancipées, des rituels indigènes également. Et on admire aussi sa capacité à se faire accepter dans ces communautés, à gagner leur confiance. C’est encore plus vrai avec les Cholos, chicanos sourd-muets renfermés sur eux-mêmes, mais qui l’acceptent. Mais, si ces portraits sont intéressants de par leur sujet, il est rare qu’ils le soient par leur facture : ce sont, pour la plupart, des portraits évidemment bien faits, évidemment réalisés en confiance (ce qui n’est pas si fréquent, il faut quand même le dire), mais sans grande originalité formelle, sans recherche esthétique particulière.

Graciela Iturbide, Petit Ange, Dolores Hidalgo (Mexique), 1978.

Il y a, en bas, deux exceptions à mon jugement trop tranchant. D’abord, les images liées à la mort, aux cérémonies funéraires, sans doute parce que Graciela Iturbide, comme elle le dit, vient de perdre sa fille, et que ce travail photographique est aussi un travail de deuil. Et puis quelques photographies où le personnage photographié disparaît derrière un objet : une femme de Juchitán dissimulée derriére une toile tendue sur un cadre, un homme marchant avec un cadre vide sur l’épaule, trois nonnes équatoriennes portant une Véronique, patronne de la photographie.

Graciela Iturbide, Khajuraho, Inde, 1998

Mais c’est au rez-de-chaussée que ce talent explose et qu’on peut la qualifier de géniale : là, pratiquement plus d’humains, ou alors seulement leur ombre au sol, et Iturbide qui entre dans la ronde des ombres elle aussi (en haut). Pas d’humains, mais des matériaux, des textures, des atmosphères. Des vues du ciel en contre-plongée : nuages, certes, mais aussi poutrelles, poteaux, fils électriques, antennes, linge qui sèche, veste suspendue à une branche, nuées d’oiseaux tourbillonnant, toutes sortes d’échappées vertigineuses vers le ciel.

Graciela Iturbide, Benarés, 2010

Des images un peu mystérieuses aussi, comme celle-ci qui ne se laisse pas décrypter d’emblée : on croit voir une fenêtre ouverte vers on ne sait quoi, mais c’est un bloc de glace enveloppé dans un tissu. Et aussi des tissus froissés, des trous dans du béton (je crois, mais ce pourrait tout aussi bien être des marmites du diable), des plaques de marbre contre un mur, des ronces dans le sable. Peut-être qu’à côté de cette symphonie en noir et blanc, les récentes images en couleur d’onyx et d’albâtre ne font pas le poids, trop jolies, trop évidentes.

Graciela Iturbide, Jardin botanique de Oaxaca (Mexique), 2005.

Mais à côté, l’hôpital des cactus d’Oaxaca enchante : ces cactus aux formes étranges sont photographiés comme des personnes, avec la même attention. Les voiles qui les enveloppent, les cordages qui les soutiennent évoquent un étrange bondage exotique.

Graciela Iturbide, Un petit cheval pour (Gunther) Gerzso, Acadie, Louisane, 1997.

Et, dans un ciel strié de câbles électriques, ce cheval solitaire du bout du monde, tragique et mystérieux, est pour moi le frère du chien de Goya : une image qui ne se laisse pas déchiffrer, que sa composition décentrée rend plus forte et plus poignante.

Couverture du catalogue, avec Graciela Iturbide, Bolivie, 2013.

Le catalogue de 300 pages comprend plus de 200 reproductions en pleine page, plus des photographies de son studio par Pablo López Luz. Il y a une longue et intéressante interview de Graciela Iturbide par Fabienne Bradu, datant de 2002, mais revue et mise à jour; et aussi une nouvelle de l’écrivain guatémaltèque Eduardo Halfon, apparemment autobiographique, mais écrite autour de quatre photographies de Graciela Iturbide (catalogue reçu en service de presse). On regrettera toutefois que, ni dans l’exposition, ni dans le livre, les légendes ne soient traduites (tout le monde ne sait pas ce que signifie « zacate », par exemple).