Lucrèce

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Le livre de l’historien d’art suisse Henri de Riedmatten sur Le suicide de Lucrèce (Actes Sud, 2022, 300 pages, 84 illustrations N&B et 16 planches couleur dans un cahier central ; service de presse) est une somme très complète sur la représentation de ce suicide dans la peinture (et, marginalement le dessin et la sculpture) du XV et XVI siècles tant en Italie qu’en Allemagne et en Flandres. Il commence par une analyse historique et littéraire, à partir du texte de Tite-Live et de quelques autres sources antiques, montrant la double nature de ce suicide : réaction de Lucrèce à son viol, et acte fondateur de la République romaine. Dans ce premier chapitre, il analyse aussi l’ambiguïté chrétienne face à ce drame : éloge de la vertu et de la chasteté, ou blâme du suicide, introduisant alors la suspicion augustinienne que Lucrèce se tue parce qu’elle a éprouvé du plaisir lors de son viol par Sextus Tarquin, le fils du roi.

Marcantonio Raimondi, d’après Raphaël, Le Suicide de Lucrèce, vers 1510-12, burin, 21.2x13cm, Amsterdam, Rijksmuseum

Le chapitre titré « Lucrèce politique » analyse la dimension fondatrice de cet acte : témoin du suicide, Brutus jure de venger Lucrèce en expulsant les rois, transformant un drame privé en acte politique. L’auteur replace ces représentations, en particulier par Botticelli et Raimondi d’après Raphaël, dans le contexte des Médicis, tant à Florence qu’à Rome avec le cardinal Jean de Médicis (pape Léon X) qui composa un poème en l’honneur d’une statue antique de Lucrèce trouvée dans le Tibre. Il note aussi la similitude des représentations de Lucrèce avec un type de Vénus dit « Louvre-Naples ». Chaque tableau ou gravure fait l’objet d’une étude approfondie et comparative des formes et des gestes, qui enrichit le regard.

Francesco Vecellio (attr.), Lucrèce, vers 1530, huile sur toile, 102.3×64.7cm, Hampton Court Palace (Surrey)

Le chapitre suivant, « Lucrèce érotique », note que Lucrèce est le plus souvent représentée avec la poitrine dénudée, voire entièrement nue, bien plus que ne le nécessiterait l’absence de tissu pour mieux porter un coup de poignard au cœur. Il y a évidemment une dimension très érotique dans l’image de Lucrèce, en partie due à l’hypothèse de son plaisir supposé lors du viol. Cela s’accompagne parfois d’une ironie certaine comme ce poème satirique sur la Lucrèce de Giovanni Antonio Bazzi, surnommé (non sans raisons) Sodoma : « Sodoma pédéraste ; Lucrèce, pourquoi t’a-t-il faite si vivante ? / C’est qu’il prend mes fesses pour celles de Ganymède ». C’est en particulier à Venise que les tableaux de Lucrèce sont le plus érotiques, comme celui-ci attribué à Francesco Vecellio (le frère de Titien), où elle voile pudiquement son visage pour mieux exhiber son pubis : la comparant à des statues d’Aphrodite, Riedmatten écrit que son suicide « ne serait plus uniquement le résultat d’une réaction chaste et innocente face à un outrage moral, mais aussi le châtiment qu’elle s’inflige en réponse à sa complicité vénusienne dans le crime. »

Lucas Cranach l’Ancien, Suicide de Lucrèce, 1533, huile sur bois de hêtre rouge, 37.3×23.9cm, Berlin, Gemäldegalerie

Dans ce même chapitre, l’auteur étudie aussi minutieusement des Lucrèce de Dürer (nue, mais chaste et héroïque, virile) et, nombreuses, de Cranach (bien plus sensuelle, au point que l’une d’elles fut pudiquement repeinte sous Maximilien 1er, et affublée d’une hideuse tunique) : c’est bien une Lucrèce séductrice et langoureuse (malgré cette oreille difforme) que peint Cranach à maintes reprises : « elle met en avant sa nudité nonchalante et voluptueuse et reçoit le regard du spectateur masculin; regard qu’elle lui rend de façon pour le moins ambiguë et qui interpelle de sorte à jeter le doute, si ce n’est le discrédit, sur la nature de l’acte, et peut-être même des intentions de cette figure héroïque … Lucrèce par son attitude séductrice encourage une réponse sexuelle de la part du spectateur : la peinture instille en lui le fantasme du viol, l’invitant à prendre la place de Sextus Tarquin ». Sans doute une lecture néo-féministe du tableau de Cranach (Lucrèce figure d’ailleurs dans ce Dîner) serait-elle différente …

Maître du Saint-Sang, Lucrèce, vers 1520-25, huile sur panneau de chêne, 57.7×43.3cm, Bruxelles, Musées royaux

Le dernier chapitre « Lucrèce religieuse » propose une troisième lecture de la figure de Lucrèce sous l’angle de son analogie avec le Christ et de son sang sacrificiel avec, en particulier ce tableau du Maître du Saint-Sang dont un détail est en couverture du livre : on ne peut toutefois en nier la dimension sexuelle avec la double mandorle telle une vulve, « la bordure de martre dénotant une érotique de la pilosité féminine, déclarant une fois de plus l’ambiguïté ontologique constitutive de telles images » et « le filet de sang s’écoulant de la vraie plaie pour rejoindre le bas-ventre, reliant littéralement les deux lieux de transgression faite au corps, entre viol et suicide ». En conclusion, un livre passionnant, érudit, fort bien documenté (38 pages de bibliographie ; trop pour ce critique) dans lequel une analyse précise et détaillée des oeuvres est mise au service d’une pensée originale et créative.

Henri de Riedmatten avait prononcé en 2021 une conférence à l’INHA sur deux Lucrèce de Rembrandt conservés l’un à Washington et l’autre à Minneapolis et datés de 1664 et 1666 (donc postérieurs à la période du livre ci-dessus) qui a été éditée (64 pages, 12 illustrations) : à partir d’une trace découverte lors d’une restauration, il développe une nouvelle lecture de ces tableaux. Dans le tableau de Minneapolis, on ne voit pas vraiment la blessure elle-même, mais le sang absorbé par la chemise de Lucrèce : or ce sang et cette fente oblique n’ont ressurgi qu’après une restauration en 1956 : un surpeint avait occulté cette « obscénité », une fente et du sang, ce redoublement du viol, cette allusion sexuelle. Riedmatten fait aussi là une analogie avec le sang du Christ, et déchiffre le cordon dans la main gauche de Lucrèce : non point une sonnette (mécanisme alors inconnu), mais un cordon de rideau, pour un dévoilement. Il conclut ainsi : « Dans une double transgression, elle vient d’ouvrir le corps et l’image, d’actionner le couteau et le rideau. » Un remarquable petit livre : c’est ainsi qu’on devrait toujours réfléchir sur les tableaux.

Quelques livres de photographie

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Lisen Stibeck, Undertow, Max Ström, 2021, avec un court texte d’Amanda Svensson. Un travail inspiré par les rêves de la photographe suédoise, son inconscient, les traces mémorielles de ses blessures et de ses joies. Des photographies noires, blanches et ocre, dans lesquelles l’image se dissout, se défait, où apparaissent des textures étranges qui déforment et occultent la représentation, sur lesquelles des griffures, des marques, des taches ont laissé leur empreinte, au point de parfois leur faire perdre toute référence au réel, tendant vers l’abstraction. Des photographies au collodion humide et des polaroids retravaillés. Enchâssé dans le livre, un tirage original titré Reborn montre une jeune femme nue, de dos, avec une massive tresse blonde, confrontant deux autres femmes de face, vêtues, dont les visages sont occultés par des coulures de l’émulsion photographique : réel face à la fiction, vérité face à l’illusion, nature face à la culture peut-être.

Joel Meyerowitz, Reheads, Damiani, 2022. Si vous aimez les rouquins, et surtout les rouquines, les taches de rousseur et les yeux verts, ce livre vous enchantera : près de 70 portraits faits il y a une quarantaine d’années, individuels ou en duos, de rouquines et rouquins, la plupart en maillot de bain, à la plage (principalement Cape Cod et Provincetown): on tolère toutefois la perruque rouge d’une drag queen, la teinture violette d’un jeune homme ambigu, et le petit ami noir de Patricia. Un dépliant central montre une trentaine de jeunes rousses et quelques roux sur une plage : accès aux non-roux interdit, mais on peut se teindre ou porter une perruque. Meyerowitz explique comment il a été séduit par l’exotisme sensuel des roux au soleil, mais surtout, dans un texte très personnel, il dit ce qu’est un portrait pour lui : non pas une bonne photographie, mais la « fraîcheur temporaire d’une expérience vitale au bord de l’inconnu ». Il ne fait d’ordinaire qu’une seule photo du sujet, ce qui lui évite de choisir ensuite (« dans celle-ci le sourire est chouette, mais dans celle-là, les cheveux sont mieux ») : si l’unique photographie ne fait pas ressortir la vérité du moment de la rencontre, il n’y aura pas de portrait.

Tendance Floue, Fragiles, Textuel, 2022, avec une préface très littéraire de Wajdi Mouawad; catalogue d’une exposition collective à Sète. 14 ensembles, plus un dédié à Caty Jan, photographe du collectif victime d’un accident cérébral, et deux cahiers collectifs où les auteurs ne sont pas identifiés. Pas vraiment d’unité entre ces différents travaux : des reportages sur des gens (migrants, Roumains, membres d’Extinction Rebellion) ou des lieux (Chili, Lens, une île du Rhône), des travaux plus personnels (la mère de Pascal Aimar, la famille de Bertrand Meunier pendant le confinement), des fantaisies (les chamans de Flore-Aël Surun, les funambules de Meyer). Mes trois préférés : la nuit à Saint-Louis-du Sénégal de Gilles Coulon, la Mer Morte et les dispositifs sécuritaires de la colonisation d’Alain Willaume et les glaciers de Grégoire Éloy, des images quasi abstraites de glace et de rochers, à la fois formellement superbes et alertant sur le désastre qui vient.

Terri Weifenbach, Giverny, une année au jardin, Atelier EXB, 2022, avec une introduction du directeur du Musée. Terri Weifenbach, dont j’avais apprécié le précédent livre, a photographié en six épisodes (Juin, Septembre, Novembre, Janvier, Mars et Avril) les fleurs, les plantes et les arbres du jardin du Musée des Impressionnismes à Giverny (avec, parfois, un insecte, un oiseau, un jardinier, un bâtiment). Au début, les images sont en gros plan, avec des effets de flou et un champ visuel coloré très « impressionniste », puis, à partir de Janvier, la photographe prend du recul, cadre des troncs d’arbre, des échappées vers la prairie, des plans plus larges. Au-delà de ces images fort belles, on aurait pu attendre un travail plus conceptuel : chaque mois, même jour, même heure, même point de vue, par exemple. Une autre démarche.

Stefan Gonert, The Düsseldorf School of Photography, Prestel, 2022, en anglais. Voilà enfin un ouvrage de référence sur cette école. L’auteur analyse la pré-histoire et l’histoire de l’école, les intentions des Becher et le fonctionnememnt de l’école. Il décrit ensuite le travail de six des stars de l’école en consacrant 4 à 5 pages à chacun (Candida Höffer, Axel Hütte, Thomas Struth, Thomas Ruff, Andreas Gursky et Jörg Sasse), puis des textes plus courts à quatre autres photographes moins célébres (Petra Wunderlich, Simone Nieweg, Laurenz Berges et Elger Esser) et la mention de deux abandons (Tata Ronkholz et Volker Döhne). Il n’est pas toujours évident de dégager des convergences esthétiques entre ces artistes, mais Gonert le tente pour ce qui concerne le format de présentation des photographies. Ensuite, de la page 73 à la page 301, chaque artiste, y compris les Becher, a droit à un portfolio conséquent (sans texte). C’est un livre qui laisse un peu sur sa faim, et on va alors revoir les monographies de chacun ou relire des analyses plus denses.

Sylvain Besson, Une Histoire de la Photographie à travers les collections du Musée Nicéphore Niépce, Textuel, 2022, avec une préface de Michel Frizot. Parcourant l’histoire technique, l’histoire de la diffusion, l’histoire sociale et l’histoire artistique, ce livre offre, par le biais de la visite des riches collections de ce musée (et en particulier de ses fonds de photographes) une histoire quelque peu hétéroclite, une forme de contre-histoire, à rebours des idées reçues. Un livre de référence, richement illustré.

Christian Gattinoni & Yannick Vigouroux, Les Fictions documentaires en photographie, Scala, 2021. Face au déclin de la diffusion de la photographie documentaire, de nombreux photojournalistes se reconvertissent en photographes artistiques, s’insérant dans des mécanismes économiques bien différents de ceux de la presse et des médias (Luc Delahaye en étant sans doute l’exemple le plus emblématique). À l’opposé, de nombreux photographes considérés comme « artistiques » tiennent un discours politique engagé et développent eux aussi une pratique entre fiction et document (Allan Sekula ou Akram Zaatari en étant deux exemples parmi bien d’autres). Ce livre explore la convergence entre ces deux pratiques, de manière plus informative que théorique, avec de nombreux exemples (certains très pertinents, d’autres moins, à mes yeux) détaillés au fil des pages.

Le dernier livre de Michel Poivert mérite un article à lui seul, bientôt.

Livres reçus en service de presse

Cindy Sherman

Cindy Sherman, S. T. (225)

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L’exposition Cindy Sherman à la Fondation Serralves à Porto (jusqu’au 16 avril) est plus intime, moins didactique et exhaustive que celle de la Fondation Vuitton il y a deux ans. Près de cent photographies provenant toutes de la Fondation Broad. La première salle est consacrée aux photographies reprenant des oeuvres d’art : certaines sont évidentes, Caravage, Fouquet, Raphael; d’autres demandent une culture générale bien plus large (celle-ci ?) , les légendes n’indiquant rien, comme toujours chez elle. C’est très conventionnel : Sherman n’aime pas aller dans les musées et les églises, elle n’a ni connaissance, ni appétence pour l’histoire de l’art, dit-elle, elle n’a pas vu ces tableaux, seulement des reproductions dans des livres (et donc, nous raconte-t-on, c’est une réflexion sur la prééminence des médias : belle excuse). C’est bien fait, mais sans magie, sans âme.

Cindy Sherman, vue d’exposition (clowns)

La salle suivante montre aussitôt que, au contraire de la peinture, Sherman a une remarquable culture cinématographique et s’y sent bien plus à l’aise : si elle ne lit que trois livres par an, elle voit beaucoup de films. Ses premiers travaux encore un peu maladroits, en noir et blanc, sans beaucoup de prothèses, sont charmants et mélancoliques. Dans la même salle, un mur de clowns, des masques et des images surréalistes où son corps modifié, augmenté devient supranaturel et inquiétant. Sur le mur de la rampe menant á cette salle, une image mélancolique au naturel : aurions-nous là la vraie Cindy Sherman, sans fard, sans accessoires ?

Cindy Sherman, S. T: (129)

La salle du bas, après la série Murder Mystery de 1976, montre divers portraits jouant sur le positionnement social, Society Portraits, Flappers (mais, ici, contrairement à Paris, pas sur le genre). Une grande oeuvre murale la montre au naturel, aujourd’hui, dans un étrange paysage et avec des chaussures dépareillées, telle un pied-bot …

Cindy Sherman, détail du mural au Musée Serralves

Au final, une exposition divertissante, bien faite pour une premIère approche de son oeuvre. Beau catalogue (en portugais et en anglais) avec des essais du critique de photographie Sergio Mah et de la philosophe Filomena Molder, et un entretien de 2016 entre la réalisatrice Sofia Coppola et l’artiste, qui, trés simplement, explique comment elle travaille, faisant tout elle-même.

Kokoschka, le sauvageon en chef

Oskar Kokoschka, Le père Hirsch, 1909, huile sur toile, 70.5×62.5cm, Lentos Linz

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J’ai vu il y a trois ans une grande exposition d’Oskar Kokoschka à Vienne, magnifique occasion de découvrir le travail de cet artiste. Autant j’avais été enthousiasmé par les tableaux de la première moitié de sa vie, autant j’avais été déçu par ceux datant d’après ses 50 ans. J’écrivais alors : »Les tableaux de la deuxième moitié de sa vie pèchent à la fois par leur facture et par leur sujet. Fidèle à la figuration, honnissant l’abstraction, Kokoschka abandonne la nervosité vivace de ses jeunes années et peint à grosses touches grasses et empâtées », et j’ajoutais, à propos de ses portraits tardifs « ni nerfs, ni coeur, ni couilles, à la différence des portraits plus anciens ».

Oskar Kokoschka, Time, Gentlemen Please, 1971-72, huile sur toile, 130x100cm, Londres, Tate Modern

Ce n’est pas l’exposition au Musée d’Art Moderne (jusqu’au 12 février) qui va me faire changer d’avis. C’est la première d’envergure à Paris, Kokoschka restant ici un artiste assez méconnu. Malgré son titre ambigu ( » un fauve »), courez-y, vous découvrirez un des grands peintres du siècle dernier, un des seuls artistes autrichiens de poids du milieu du XXe siècle. Mais passez au pas de course dans les deux dernières salles, ses périodes anglaise (1938-1946) et suisse (1946-1980), en ne vous arrêtant que devant ses autoportraits, et en particulier le dernier, Time, Gentlemen Please, comme on dit dans les pubs juste avant la fermeture : il a 86 ans, la mort approche. Dans ces ultimes salles, j’ai du mal à voir la « radicalité proche de ses premières oeuvres », je vois plutôt des procédés picturaux utilisés jusqu’à l’épuisement, autour de thèmes banaux et simplistes, à de rares exceptions près. On est aux antipodes de la radicalité des Garçons qui rêvent ou du portrait du Père Hirsch.

Oskar Kokoschka, Le Prisonnier, 1914, huile sur toile, 99x73cm, Ostrava, Institut national des Monuments, détail

Une chose frappante remarquée dans cette exposition-ci est la manière dont Kokoschka peint les mains de ses personnages : surdimensionnées, difformes, des mains de géants ou de rapaces. Voici, parmi d’autres, les mains d’un prisonnier. Il y avait 102 tableaux à Vienne, il y en a 75 à Paris, la plupart se recoupant ; deux fois moins d’oeuvres graphiques à Paris (42) qu’à Vienne (88), et dans les deux cas beaucoup de documents.

Photographie de la poupée, 1919

Très beau catalogue (reçu en service de presse), avec des reproductions de meilleure qualité que dans celui de Vienne, et de plus grande taille. L’essai biographique de Dieter Buchhart présente fort bien sa vie et son oeuvre; il est complété par d’autres textes historiques sur son exil politique (Ines Rotermund-Reynard), son rapport à la guerre (Anna Karina Hofbauer), ses voyages (Fanny Schulmann) et son sentiment européen (Régine Bonnefoit). Un des essais les plus intéressants est celui de Bernadette Reinhold sur la poupée à l’image de son ex-amante Alma Mahler qu’il fit confectionner par Hermine Moos (on peut aussi lire le roman d’Hélène Frédérick); mais on aurait aimé un essai complémentaire, où un psychanalyste se serait penché sur ce transfert amoureux. Enfin, il est toujours utile de comprendre le marketing de soi-même par l’artiste, que décrypte fort bien Aglaja Kempf.

Les jeux de Julião Sarmento : femmes, langage, montage

Julião Sarmento, A human form in a deathly mould, 1999

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Peu d’artistes portugais (hommes) s’intéressent au corps, à la sensualité : je l’écrivais à propos de la chorégraphie, et c’est tout aussi vrai en arts plastiques. La seule véritable exception est, me semble-t-il, Julião Sarmento, qui vient de mourir à 73 ans et qui avait préparé cette exposition rétrospective avec Catherine David, au Musée Berardo (jusqu’au 1er janvier prochain). Il y a six ans, il exposait à Paris, un feu d’artifice d’humour, de sensualité et de distanciation. L’exposition ici est plus « sage »; elle impose un parcours obligé avec numéros de salles et flèches impératives au sol. Si une grande partie de l’exposition tourne autour du corps féminin, nous verrons que cette fascination s’accompagne aussi de jeux de langage et de jeux de montage.

Julião Sarmento, Guibert, 2007-08

Les femmes de Sarmento n’ont le plus souvent pas de visage : soit, en peinture ou en sculpture, il est coupé net, absent, avec parfois un simple menton, soit il est voilé. Une des premières installations de l’exposition montre une femme en cire, vêtue d’un négligé moulant, la tête enfoncée dans un sac noir empêchant toute perception, et qui, assise à une table, se mire, aveugle, dans un miroir. Ces femmes qui pourraient être désirables sont inatteignables, hors du monde. Seule la petite danseuse de Degas (en bas), dénudée, le corps luisant, en double est entière. Sur les Peintures blanches, des dessins à peine ébauchés de corps de femmes, toujours dans ce petit négligé noir, sont toujours acéphales : ces dessins sont accompagnés de reprises, de marques, de taches de coulures, tout un jeu de fabrication. Ce sont des images énigmatiques, qui surprennent et interrogent.

Julião Sarmento, S.T. (Bataille), 1976, détail

D’autres oeuvres autour du féminin sont des compositions, des ensembles de photographies, des déclinaisons sérielles. L’une joue sur la tonalité des peaux et leur bronzage, une autre sur l’interaction entre la peau de la femme et la fourrure de l’animal dans laquelle elle s’enveloppe. Celle-ci, dédiée à Georges Bataille et accompagnée d’extrait de ses livres (en caractères minuscules, à peine lisibles pour ne pas trop choquer le bourgeois) décline des jeux de lumière et d’ombre sur un corps nu. « Dès le commencement il y a ton ombre qui lèche mon corps et dès que mon corps se laisse lécher par ton ombre, mon corps se fait en brume. »

Julião Sarmento, Sombra, 1976 (film super 8, couleur, sans son, 65′ 57 », capture d’écran

Des films aussi, certains courts et enlevés (comme Pernas, un joli jeu de jambes), d’autres durant plus d’une heure pendant laquelle la caméra explore le corps féminin au gré de variations d’éclairage dans une lumière chaude et ambrée, en gros plan et en boucle : une femme sans tête, une odalisque immobile.

Julião Sarmento, Salto, 1985-86, 200x260cm, coll. Berardo

Il y a là tout un art du montage, évident dans la structure de ses films en séquence, mais aussi très visible dans ses tableaux composites où abondent les citations visuelles parfois énigmatiques (serait-ce un Caravage ?) avec aussi des textes (systématiquement non sourcés, à vous de retrouver Foucault, Kant, Woolf ou Bataille) collés sur la toile, inscrits comme des pseudo-légendes (« I want you », « I can’t live without you ») sans grand lien avec l’image. Et aussi ses assemblages de photographies et de textes.

Julião Sarmento, Art is a matter of consciousness, 1976, détail

C’est que Sarmento aime les mots, la construction des phrases, la définition d’un protocole, le schéma d’un processus comme le montre la proposition ci-dessus.

Julião Sarmento, Fourth Easy Piece, 2014, détail

Le catalogue n’est pas encore sorti et c’est bien dommage. Mais on ressort de cette exposition assez complète et fort intelligente de son travail avec le sentiment d’une oeuvre énigmatique qui offre un miroir à nos propres fantasmes et obsessions.

Manuela Marques, entre échos de la nature et culture : matérialité photographique

Manuela Marques, Surfaces sensibles, 2019, chaque 112x150cm; ph. de l’auteur

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en portugais

Certes l’exposition de Manuela Marques au Musée du Chiado à Lisbonne (jusqu’au 29 janvier) se nomme Échos de la nature; certes elle montre des images des paysages et des milieux naturels en France, au Portugal (continental) et aux Açores ; certes on peut la regarder comme une réflexion sur le concept artistique du paysage, sublime, romantique, naturel ; certes on peut y percevoir une attention soutenue aux phénomènes telluriques, et en particulier aux éruptions volcaniques, et à la magie atlantique. Et c’est bien là le point de départ de l’artiste.

Manuela Marques, Île 2, 2022, 48x64cm

Mais il semble qu’ensuite les images (ou en tout cas la plupart d’entre elles) lui aient échappé et aient acquis leur autonomie propre, leur discours indépendant, qu’elles se soient dépouillées de leur argument naturel pour devenir de purs objets culturels : oubliez ce que nous représentons, disent-elles, ne lisez pas les cartels, contentez-vous de nous regarder fixement, longuement, avec attention. Nous sommes des objets, de la matière, des sculptures plates, des compositions de formes et de couleurs abstraites ; ne tentez pas de nous déchiffrer, de nous « comprendre » et abandonnez-vous à la contemplation, à la méditation. Celle-ci est une déchirure blanche dans un fond noir : cela ne suffit-il pas pour la goûter, pour jouir de cette découpe en dentelle, de cette inquiétude sombre qui dévore la lumière. C’est un lac de montagne, c’est, nous dit-on, une île, une partie d’archipel, d’autres sont voisines au mur, et on évoque bien sûr l’Atlantique et les Açores, mais est-ce nécessaire ? Vous sentez-vous plus riche, plus heureux de savoir que cette photographie a été pensée et construite ainsi ?

Manuela Marques, Onde 3, 2022, 50x75cm

Celle-ci est une forme parfaite, éternelle, archaïque, on peut l’imaginer pierre dans la main d’un Néandertalien, ou bien idole primitive, symbole androgyne. Sa surface est piquetée, grêlée, comme des traces d’une histoire inconnue. Et on est presque déçu de lire le cartel, Onde, et de comprendre que c’est un jeu de lumière sur le sable au bord de la mer : non que ce ne soit pas aussi une piste intéressante, nous emmenant vers une fusion sensuelle des éléments, mais parce que ce n’est que ça, que ça limite mon regard, ma fantaisie, que ça me détache de la forme pure pour me contraindre à une seule lecture.

Manuela Marques, Sismique, 2019, 120x70cm

Celle-là est un magma fusionnel où des formes indistinctes s’entrelacent dans un embrassement infernal, et je suis heureux de n’y rien comprendre, de ne pas savoir de quoi il s’agit (et de m’abstenir de le demander à Manuela) : je ne veux pas savoir, je veux seulement plonger dans cette image, dans cette matière à la fois attirante et répulsive, et la laisser pénétrer mon corps, mon cerveau et mes tripes (et, grâces à Dieu, elle se nomme Sismique, ce qui ne dit rien de précis). De la même manière (en haut), un mur d’images en couleur, nommées Surfaces sensibles, offre à l’oeil une symphonie visuelle complexe, qui, pouvant évoquer la chimie des photogrammes, déroute à souhait, et c’est très bien ainsi.

Manuela Marques, Topographies 1-9, 2022, chaque 65×97.5cm; ph. de l’auteur

On baigne ainsi tout au long de l’exposition dans des ombres et des reflets, dans des miroitements et des déchirures, parcourant des frontières entre liquide et solide, entre visible et caché, entre explicite et mystérieux. J’avoue avoir moins goûté les rares images plus anecdotiques où l’humain apparaît, des mains tendues vers le ciel ou une scène verte à la Friedrich. Mais, déjà il y a huit ans, je privilégiais dans son travail le fait de se retrouver « quelque part entre le réel et sa représentation, ou plutôt au-delà de la représentation ».

Couverture du coffret « Manuela Marques, Echoes of Nature », éditions Loco, 2022 (image : détail de Explosion 1, 2022)

L’exposition a été précédemment présentée au Havre et à Kerguéhennec. Beau catalogue (reçu en service de presse) : dans un coffret, un livre comprenant les images pleine page, avec un index séparé reprenant toute la série en donnant titres et dimensions, et un cahier trilingue (français portugais anglais) avec un texte plutôt « nature » de Léa Bismuth et un texte plutôt « culture » de la commissaire portugaise Emília Tavares.

Photos 2, 3 & 4 courtesy de l’artiste

Margaret Watkins, une nouvelle découverte ?

Margaret Watkins, Nature morte avec miroirs et fenêtre, 1927, MoMA, pas dans l’exposition

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Le marché de l’art se nourrissant de chair fraîche « découvre » périodiquement un artiste inconnu et en fait la promotion : au-delà de la qualité propre du travail, il y a là un mécanisme économique assez évident. Je l’avais analysé à propos de Miroslav Tichý et de son « invention ». La commissaire qui a contribué au lancement de Vivian Maier présente aujourd’hui (jusqu’au 8 janvier), dans le même musée lisboète où elle montra Maier, sa dernière « découverte », Margaret Watkins, une relative inconnue (1884-1969), une photographe de qualité, mais plutôt une suiveuse qu’une pionnière.

Margaret Watkins, Symphonie domestique, 1919

Une inconnue, mais qui a toutes les chances de retenir l’attention. D’abord, c’est une femme, de plus jamais mariée, qui fut active entre 1908 et les années 1930, quand, bien évidemment, la photographie était davantage une activité masculine. Ensuite, quelqu’un qui cessa un jour de photographier (pour s’occuper de ses vieilles tantes …) et qui vécut alors en recluse pendant plus de trente ans. Mais, ô miracle, peu avant sa mort, elle donna à son jeune voisin, Joseph Mulholland, un carton scellé, que celui-ci n’ouvrit que trois ans plus tard, découvrant 1200 tirages. Après quelques expositions en galeries (dont celle ouverte par Joseph Mulholland), une exposition à la National Gallery du Canada en 2012 la rendit visible; la voici maintenant en Europe (Espagne, Hongrie, Portugal, ..), et on peut parier mécaniquement qu’une exposition sera prochainement organisée à Paris.

Margaret Watkins, Le Multiple de Blythswood (escalier), s.d.

Élève de Clarence White, elle passa d’un pictorialisme assez terne à une esthétique proche du Bauhaus et de la Nouvelle Objectivité, alors peu diffusée en Amérique du Nord. Comme bien d’autres, ce fut la publicité qui lui permit de construire des natures mortes audacieuses, anguleuses et s’approchant de l’abstraction. Ses photographies « domestiques », de sa salle de bain ou de son évier plein de vaisselle sale, développent la même esthétique froide, formelle et géométrique. C’est là son travail le plus fort, mais le moins séduisant, il ne déborde pas d’originalité par rapport aux photographes européens de l’entre-deux guerres, et de plus il a tendance à renvoyer la « femme photographe » dans son univers domestique, vaisselle et nettoyage.

Margaret Watkins, Nu, 1923

Les portraits qu’elle fait alors sont bien faits, les hommes plutôt chaleureux, mais sans grande originalité, alors que, dans les nus féminins transparaissent une sensualité et une attraction indéniables.

Margaret Watkins, Londres, années 1930

À partir de 1928, elle quitte les États-Unis, s’établit à Glasgow et voyage en Europe : Allemagne et France. Elle photographie la rue, les vitrines, les enseignes. On note alors des compositions urbaines intéressantes, avec des jeux d’ombre et des lignes architecturales toujours dans cette esthétique géométrique un peu brutale.

Margaret Watkins, Moscou, 1933

Sa dernière activité photographique intense semble avoir été un voyage en URSS en août 1933, deux ans après son ancienne élève Margaret Bourke-White, peut-être un témoignage de ses sympathies politiques, même si elle regarde avec humour le culte de la personnalité en vigueur. L’architecture moderniste soviétique la fascine, et elle réalise des compositions complexes à partir de bâtiments moscovites. Dans l’ensemble, une découverte certes mineure mais intéressante.

Excepté la première, photographies de la collection Mulholland.

Zoe Leonard, quelque part entre concept et document

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Le Musée d’Art Moderne présente 500 photographies du projet Al rio / To the river de l’artiste américaine Zoe Leonard et vous en ressortez avec l’impression de n’avoir vu qu’une seule image. Leonard, pendant quatre ans, a longé le Rio Grande (ou Rio Bravo), frontière entre le Mexique et les États-Unis et photographié le fleuve.

Est-ce un travail documentaire ? D’un point de vue géographique, peut-être : l’eau qui coule, les rives, les ponts, les murs, les grillages. Mais pas d’un point de vue humain / politique / sociologique : ce fleuve est le lieu de passages des migrants, mais de migrants, on n’en voit guère. Sur quelques rares photographies, on les aperçoit à peine, dans un camp de tentes derrière un grillage. Par contre les garde-frontières, leurs pick-ups, leurs hélicoptères (34 photographies du même hélicoptère) sont omniprésents dans ses images. Aucune légende. À la fin, seize images de caméras de photosurveillance : banalité.

Est-ce un travail conceptuel alors ? Prendre à quelques secondes d’écart six photos du même lieu, avec d’infimes variations (le camion a bougé d’un mètre), est-ce un travail conceptuel ? Montrer des mini-séries répétitives, plus ou moins anecdotiques (cinq images du cavalier traversant une riviére suivi d’un veau), est-ce un travail conceptuel ?

Comme on se sent un peu désemparé devant cette supposée tentative d’épuisement du sujet, on doit se contenter d’admirer la beauté formelle de quelques images, des traces de pneus dans la poussière ou vingt photos d’eaux boueuses (qu’un mauvais esprit disait évoquer son installation à la documenta 9 ou bien Henri Maccheroni). Comme le dit au passage Jerry Saltz dans ce remarquable article, c’est faiblard (« wan »), du conceptualisme, du post-minimalisme et pas grand chose d’autre. Mais, pour diverses raisons, c’est tendance …