Kokoschka, le sauvageon en chef

Oskar Kokoschka, Le père Hirsch, 1909, huile sur toile, 70.5×62.5cm, Lentos Linz

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J’ai vu il y a trois ans une grande exposition d’Oskar Kokoschka à Vienne, magnifique occasion de découvrir le travail de cet artiste. Autant j’avais été enthousiasmé par les tableaux de la première moitié de sa vie, autant j’avais été déçu par ceux datant d’après ses 50 ans. J’écrivais alors : »Les tableaux de la deuxième moitié de sa vie pèchent à la fois par leur facture et par leur sujet. Fidèle à la figuration, honnissant l’abstraction, Kokoschka abandonne la nervosité vivace de ses jeunes années et peint à grosses touches grasses et empâtées », et j’ajoutais, à propos de ses portraits tardifs « ni nerfs, ni coeur, ni couilles, à la différence des portraits plus anciens ».

Oskar Kokoschka, Time, Gentlemen Please, 1971-72, huile sur toile, 130x100cm, Londres, Tate Modern

Ce n’est pas l’exposition au Musée d’Art Moderne (jusqu’au 12 février) qui va me faire changer d’avis. C’est la première d’envergure à Paris, Kokoschka restant ici un artiste assez méconnu. Malgré son titre ambigu ( » un fauve »), courez-y, vous découvrirez un des grands peintres du siècle dernier, un des seuls artistes autrichiens de poids du milieu du XXe siècle. Mais passez au pas de course dans les deux dernières salles, ses périodes anglaise (1938-1946) et suisse (1946-1980), en ne vous arrêtant que devant ses autoportraits, et en particulier le dernier, Time, Gentlemen Please, comme on dit dans les pubs juste avant la fermeture : il a 86 ans, la mort approche. Dans ces ultimes salles, j’ai du mal à voir la « radicalité proche de ses premières oeuvres », je vois plutôt des procédés picturaux utilisés jusqu’à l’épuisement, autour de thèmes banaux et simplistes, à de rares exceptions près. On est aux antipodes de la radicalité des Garçons qui rêvent ou du portrait du Père Hirsch.

Oskar Kokoschka, Le Prisonnier, 1914, huile sur toile, 99x73cm, Ostrava, Institut national des Monuments, détail

Une chose frappante remarquée dans cette exposition-ci est la manière dont Kokoschka peint les mains de ses personnages : surdimensionnées, difformes, des mains de géants ou de rapaces. Voici, parmi d’autres, les mains d’un prisonnier. Il y avait 102 tableaux à Vienne, il y en a 75 à Paris, la plupart se recoupant ; deux fois moins d’oeuvres graphiques à Paris (42) qu’à Vienne (88), et dans les deux cas beaucoup de documents.

Photographie de la poupée, 1919

Très beau catalogue (reçu en service de presse), avec des reproductions de meilleure qualité que dans celui de Vienne, et de plus grande taille. L’essai biographique de Dieter Buchhart présente fort bien sa vie et son oeuvre; il est complété par d’autres textes historiques sur son exil politique (Ines Rotermund-Reynard), son rapport à la guerre (Anna Karina Hofbauer), ses voyages (Fanny Schulmann) et son sentiment européen (Régine Bonnefoit). Un des essais les plus intéressants est celui de Bernadette Reinhold sur la poupée à l’image de son ex-amante Alma Mahler qu’il fit confectionner par Hermine Moos (on peut aussi lire le roman d’Hélène Frédérick); mais on aurait aimé un essai complémentaire, où un psychanalyste se serait penché sur ce transfert amoureux. Enfin, il est toujours utile de comprendre le marketing de soi-même par l’artiste, que décrypte fort bien Aglaja Kempf.

Zoe Leonard, quelque part entre concept et document

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Le Musée d’Art Moderne présente 500 photographies du projet Al rio / To the river de l’artiste américaine Zoe Leonard et vous en ressortez avec l’impression de n’avoir vu qu’une seule image. Leonard, pendant quatre ans, a longé le Rio Grande (ou Rio Bravo), frontière entre le Mexique et les États-Unis et photographié le fleuve.

Est-ce un travail documentaire ? D’un point de vue géographique, peut-être : l’eau qui coule, les rives, les ponts, les murs, les grillages. Mais pas d’un point de vue humain / politique / sociologique : ce fleuve est le lieu de passages des migrants, mais de migrants, on n’en voit guère. Sur quelques rares photographies, on les aperçoit à peine, dans un camp de tentes derrière un grillage. Par contre les garde-frontières, leurs pick-ups, leurs hélicoptères (34 photographies du même hélicoptère) sont omniprésents dans ses images. Aucune légende. À la fin, seize images de caméras de photosurveillance : banalité.

Est-ce un travail conceptuel alors ? Prendre à quelques secondes d’écart six photos du même lieu, avec d’infimes variations (le camion a bougé d’un mètre), est-ce un travail conceptuel ? Montrer des mini-séries répétitives, plus ou moins anecdotiques (cinq images du cavalier traversant une riviére suivi d’un veau), est-ce un travail conceptuel ?

Comme on se sent un peu désemparé devant cette supposée tentative d’épuisement du sujet, on doit se contenter d’admirer la beauté formelle de quelques images, des traces de pneus dans la poussière ou vingt photos d’eaux boueuses (qu’un mauvais esprit disait évoquer son installation à la documenta 9 ou bien Henri Maccheroni). Comme le dit au passage Jerry Saltz dans ce remarquable article, c’est faiblard (« wan »), du conceptualisme, du post-minimalisme et pas grand chose d’autre. Mais, pour diverses raisons, c’est tendance …

Eugène Leroy, magique

Eugène Leroy, Concert champêtre, 1992, huile sur toile, 61x73cm

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C’est sans doute la plus grande exposition sur Eugène Leroy (au MAM jusqu’au 28 août) avec cent cinquante toiles et dessins, et il faudrait y rester des jours entiers. On prend un plaisir infini à regarder des toiles d’Eugène Leroy. On colle son nez dessus, on enlève ses lunettes pour mieux voir de tout près, et on se perd dans la cartographie de la toile, ses montagnes et ses vallées, ses coulées de lave, son magma originel, ses champs de couleur, ses flots, ses bulles, ses crevasses. Au milieu d’une masse brune organique, on découvre soudain un minuscule trait écarlate, quasi invisible. Et puis on rechausse ses binocles et on recule, mètre par mètre, lentement, plissant les yeux, déformant sa vision, la concentrant sur la toile, sans surtout se laisser distraire par quoi que ce soit d’autre. Et alors, parfois (mais pas toujours), émerge une tête, un buste, un visage, un corps nu, qu’on devine, qu’on tente de cerner, d’appréhender. C’est seulement ensuite que, épuisé, heureux, on devrait aller lire le cartel. Mais ici, on doit le faire une centaine de fois. Comme l’écrit Dagen, « on se dit vite avec regret qu’il sera impossible de les étudier toutes aussi profondément, car chacune appellerait un exercice de perception particulier. »

Eugène Leroy, Concert champêtre, 1992, détail

Ou bien faire l’inverse : se tenir à distance pour discerner, en plissant encore les yeux, les contours d’un visage ou d’un corps, puis s’approcher au plus près pour saisir la complexité de la peinture. Il n’y a pas de distance juste, pas de vision appropriée, il n’y a que des expériences à avoir, de près ou de loin, naviguant en zigzag au gré des sensations qu’on éprouve face à ces murs de peintures. Se brûlerait-on en s’approchant trop ? Chaque toile est unique, voire double ou triple selon notre regard.

Eugène Leroy, Fleurs, vers 1990, huile sur toile, 61x50cm

Et parfois c’est dans le viseur de l’appareil photographique que le motif apparaît le plus clairement : une vision plus distancée, plus révélatrice. Voyez d’ailleurs ici comme la couleur change selon qu’on est près ou loin. Peu importe le sujet, que ce soit un nu, une tête ou un paysage, il n’est là que pour révéler la peinture : ni motif, ni anecdote, de la peinture pure. Comme disait un critique lors de sa première exposition en 1937 : « Leroy n’est pas un peintre de tout repos. L’art de Leroy est rude, agressif au premier abord.« 

Eugène Leroy, Fleurs, vers 1990, détail

Leroy disait : « Je n’ai pas voulu faire une belle toile, j’ai seulement voulu faire de la peinture. » Ses toiles, qui peuvent peser jusqu’à 90 kg, débordent de matière picturale formant des masses, des flots, se recouvrant sans cesse, avec, sous la couche dure de surface, une peinture restant longtemps molle, mouvante, laissant parfois réapparaître des couleurs enfouies, s’en dissoudre d’autres, donnant à voir d’autres vallées, d’autres amas au fil du temps. Comme de plus Leroy, jamais satisfait, retravaillait sans cesse ses tableaux, c’est bien là une peinture vivante.

Couverture du livre « Toucher la peinture comme la peinture vous touche »

Gros catalogue (65 euros) avec de très nombreuses et belles reproductions, mais qui a eu l’idée saugrenue d’imprimer tous les textes en majuscules, ce qui en décourage la lecture ? Achetez le pour les images, et lisez plutôt son livre d’écrits et d’entretiens Toucher la peinture comme la peinture vous touche, préfacé par Eric Darragon, avec des photographies de Benjamin Katz (L’atelier contemporain, 264 pages, reçu en service de presse). Au milieu d’anecdotes et de récits autobiographiques, de déclarations drôles et provocantes, de cheminements contournés de la pensée, Leroy affirme son refus des concepts classiques de style, de forme, de sujet, récusant la culture dominante de son époque et ancrant son travail dans l’histoire.

Anni Albers (et son mari)

Josef et Anni Albers vers 1935, image (c) The Josef & Anni Albers Foundation

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On est trop souvent victime d’un certain stéréotype : Josef Albers en compositeur d’harmonies colorées et son épouse Anni Albers en petite main textile. L’intérêt de l’exposition qui leur est consacrée au MAMVP (jusqu’au 9 janvier) est qu’elle remet en question ces idées préconçues et qu’elle offre une autre lisibilité, une autre vision de l’un comme de l’autre. Et, pour ma part, j’en suis ressorti avec une perception de Madame Albers comme souvent la plus audacieuse, la plus expérimentale des deux, alors qu’elle a le plus souvent été reléguée à l’arrière-plan (l’exception étant cette exposition, que je n’avais pas vue). Quand ils se rencontrent en 1922, cette jeune fille timide de la grande bourgeosie juive cultivée a 23 ans et vient par curiosité au Bauhaus, alors à Weimar. Josef a 11 ans de plus, et vient d’une famille ouvrière catholique pauvre (son pére est peintre en bâtiment) dans une ville minière de Westphalie où Anni refusera toujours d’aller; il a été instituteur, et pour lui le Bauhaus apparaît comme une nécessité pour accéder à une carrière artistique personnelle. Josef est fauché et il faudra attendre qu’il décroche un contrat d’artisan au Bauhaus (puis de Werkmeister, directeur technique, alors que Klee est le Formmeister, directeur artistique) pour qu’Anni puisse le présenter à ses parents et qu’il soit autorisé à demander sa main (racontera-t-elle en 1982, après sa mort). Le Bauhaus n’étant pas moins sexiste que le reste de la société allemande d’alors, Anni (comme les autres jeunes femmes du Bauhaus) est orientée d’autorité vers la section textile, ne s’en plaint pas trop et s’y épanouit, y trouvant une liberté plus grande, des possibilités d’invention plus larges que si elle avait fait de la peinture ou de la sculpture.

Josef Albers, Gitterbild (Image de grille), vers 1921, verre, métal, fil de cuivre, 32.4×28.9cm, p. 38, photo de l’auteur

Josef se cherche, il commence par construire des vitraux avec des matériaux récupérés dans une décharge d’ordures, idée qui ne plaît guère à ses austères professeurs qui menacent de l’exclure. Mais ces vitraux très réussis les convainquent, ils combinent des jeux de lumière avec une certaine étrangeté due à leur matière même : un montage lumineux, une sensibilité joyeuse à la couleur. Il conçoit aussi des meubles aux lignes droites et brutales (dont celui-ci, dont vous pouvez acquérir une réplique), invente une typographie; tout son travail tourne autour de la grille, de la quadrature. L’exposition il y a 13 ans au Cateau-Cambrésis montrait fort bien ses travaux d’avant 1933. Sur leurs années Bauhaus, voir en particulier le texte de la commissaire Julia Garimorth dans le catalogue, pp. 28-35.

Josef Albers, Hoteltreppen Genf (Escaliers d’hôtel, Genève), 1929, tirages gélatino-argentiques sur carton, 29.5×41.6cm, p. 57

Pendant ce temps, les tissages d’Anni se libèrent de l’obligation décorative, deviennent plus complexes, plus structurés, plus affinés ; son travail est remarquablement cohérent, elle semble avoir posé des principes esthétiques dont elle ne démord pas. Aprés 1926, à Dessau, puis à Berlin, Josef va à son tour vers un plus grand dépouillement, une plus grande cohérence. C’est sans doute l’influence de la photographie, mais c’est aussi, je crois, un écho de la recherche plus épurée que mène son épouse. Les photographies de Josef sont alors l’aspect le plus avancé de son travail, des compositions formelles, souvent en diptyque, parfois complexes : de beaux exercices constructivistes, des montages d’alignements et de courbes,, des jeux de formes pures, parfois non dénuées de poésie. L’essai de Maria Stravinaki (pp. 54-58) analyse le formalisme expérimental de ces photographies, tout en y superimposant une dimension politique qui ne paraît pas si évidente. S’ils peuvent partir aux États-Unis en 1933, c’est d’abord parce que le jeune Philip Johnson (alors au MoMA et pas encore architecte) est fasciné par le travail d’Anni et par ses recherches esthétiques (de Josef, il apprécie surtout les meubles) et qu’il intervient auprés du Black Mountain College pour que le couple y soit invité.

Anni Albers, Étude faite à partir de grains de maïs, 1940, reconstitution en 2021 par Fritz Horstmann, grains de maïs sur masonite, photo de l’auteur dans une vitrine

Dans ce havre où les mots-clefs sont expérimentation et interdisciplinarité, il n’y a pas de machine à tisser quand ils arrivent, et Anni fait travailler ses étudiants sur la texture, la matière, la structure des tissages, mais avec des grains de maïs (ci-dessus) ou des bouts de papier : ce faisant, elle dépasse la contrainte physique du tissage pour mieux en faire ressortir l’essence esthétique. Josef, heureux d’enseigner (même s’il parle très mal anglais au début et qu’Anni est sa traductrice) se donne comme objectif « to open eyes » (ses premiers mots en anglais), il dit ne pas apprendre à peindre, mais à voir. Il se consacre à la peinture, mais se cherche pendant quelques années, ses premières toiles américaines semblent confuses, incertaines, manquant de rigueur, de structure.

Anni Albers & Alexander Reed, Collier, vers 1940, bonde d’évier, trombones et chaîne, 50.8×10.8cm, p.130

Leurs voyages au Mexique (et au Pérou) sont assez révélateurs de la différence de leur approche. Ils font des photographies (lui principalement) qui sont hélas fort mal présentées ici, des petites vignettes collées sur des pages de carton, à raison de 20 ou 30 par page, ce qui les rend quasi invisibles (mieux vaut lire cet excellent livre paru chez Humboldt) et ils collectionnent l’art précolombien, dont une vitrine présente de beaux spécimens (voir l’essai de Virginia Gardner Troy, pp. 86-92). Ce qui intéresse Josef en Amérique latine, c’est beaucoup l’architecture des Mayas et des Aztèques et l’abstraction qu’il y décèle, mais l’influence esthétique sur son travail n’est qu’indirecte. Anni au contraire s’imbibe de ces cultures et fait évoluer ses tissages en y incorporant des éléments esthétiques, mais aussi en comprenant que les tissages traditionnels péruviens sont une forme de pré-écriture, de langage, ce qui l’amène à plus de rigueur dans sa propre esthétique. Elle crée aussi alors des bijoux inspirés par des formes traditionnelles découvertes au trésor de Monte Albán, mais avec des matériaux ordinaires, en collaboration avec son étudiant Alexander Reed (voir l’essai de Clara Salomon, pp. 128-130).

Josef Albers, 4 Central Warm Colours Surrounded by 2 Blues, 1948, huile sur masonite, 66×90.8cm, p. 145

C’est enfin en 1947, à 59 ans, que Josef arrive à un style plus stabilisé, basé autour d’une construction plus rigoureuse de l’espace de la toile : la série Variants joue sur la structure en damier, sur la relation entre les parties et sur l’effet de profondeur, cependant que la série Structural Constellations, à partir de 1949, est basée sur un jeu de perspective et sur un effet de trompe-l’oeil géométrique. Cela le conduira aux très connus Hommages to the Square, qui sont tout autant des hommages à la couleur, et qui feront sa gloire; il en peindra deux mille en 25 ans, presque deux par semaine (voir l’essai de Jeannette Redensek, pp. 154-158). Cette expérimentation constante des relations entre les couleurs est bien connue et est un summum de la recherche sur la couleur.

Anni Albers, Ark Panels (pour la congrégation B’Nai Israel, Woonsocket R.I.), 1962, jute, coton et Lurex montés sur 6 panneaux en bois et aluminium, chaque 161.9×41.3cm

Les expérimentations d’Anni (Pictorial Weavings) vont vers les matériaux, la transparence, la lacune, la brillance. Contrairement à son mari, elle ne navigue que dans des couleurs sourdes, étouffées, dénuées d’effet, mais dont la sobriété même induit une densité très prenante (voir le beau texte d’Ida Soulard sur « l’horizon du silence », pp. 184-188). Cela culmine dans deux ensembles de six panneaux pour des synagogues, l’un sur l’Arche (ci-dessus) et l’autre sur la Shoah, faits d’entrelacs et de noeuds, et qui lient la parole et l’ornement, le texte et le textile. Dans la pénombre où ils sont présentés, alors que la seule clarté vient de ces panneaux eux-mêmes, on ne peut que se poser et méditer, voire prier. Alors que l’un comme l’autre ont toujours évité toute expression de leurs émotions personnelles dans leur travail, ces panneaux sont peut-être les seules oeuvres où transparaissent les sentiments d’Anni (dont les parents fuirent le nazisme seulement en juin 1939).

Anni Albers, Red Meander, 1954, lin & coton, 52×37.5cm, p. 91 & Red Meander I, 1969/70, sérigraphie, 70.8×62.2cm

Et Anni, après toute une vie consacrée au textile, découvre à 65 ans la gravure, sous diverses formes (sérigraphie surtout, mais aussi aquatinte et lithographie). Elle y trouve une liberté nouvelle : alors que le tissage la contraignait dans un espace structuré par la trame et la chaîne, ne permettant que des lignes horizontales, verticales ou diagonales, elle découvre dans la gravure un champ nouveau où tout est permis, et où, de plus, elle peut créer une oeuvre multiple, reproductible (voir l’essai de Brenda Danilowicz, pp. 224-233). On peut comparer ainsi son Méandre rouge tissé avec celui sérigraphié : on y respire presque cette nouvelle liberté qui l’enthousiasme. Pour la commissaire Julia Garimorth (pp. 20-25), le méandre est non seulement un élément esthétique, mais aussi une métaphore de leur couple. Atteinte de tremblements en 1984 et donc moins précise dans son dessin, Anni réalise une sérigraphie en forme de mur de pierres, où elle peut ensuite peindre à l’aquarelle chaque brique, créant ainsi de nombreux « murs » aux couleurs différentes, comme un écho tardif aux recherches colorées de son mari (voir en bas).

Josef Albers, Homage to the Square, Guarded, 1952, huile sur masonite, 61x61cm, p.167

Il faudrait aussi parler de leur passion commune pour l’enseignement, voulant non pas transmettre un savoir mais susciter des interrogations, faire expérimenter, apprendre en faisant, sensibilisant leurs étudiants au monde et les incitant à le voir différemment. Plusieurs essais du catalogue (de Julia Garimorth, Fritz Horstmann et Judith Delfiner) reviennent sur cette importante dimension pédagogique; le dernier, sur Black Mountain, mentionne les artistes que Josef Albers invitait aux sessions d’été, plutôt aux antipodes de sa propre approche artistique (les de Kooning, Motherwell, Buckminster Fuller) et, apportant un autre éclairage sur sa « pédagogie », cite Rauschenberg : « Albers était un professeur fabuleux et une personne impossible … Ses critiques étaient tellement insupportables et dévastatrices que je ne lui demandais jamais son avis … il me prenait sûrement pour un de ses étudiants les plus médiocres. » Une lacune dans les biographies, toutefois, leur démission du Black Mountain College en 1949 n’est explicitée nulle part (« désaccord avec les changements d’orientation de l’école »).

Anni Albers, Intersecting, 1962, coton & rayonne, 40x42cm, p. 198

En résumé, cette exposition vous confortera dans l’idée que Josef Albers se révéla un grand peintre après des années d’un développement esthétique parfois chaotique et peu linéaire, mais surtout elle vous fera découvrir à quel point Anni Albers a su, toute sa vie, construire une esthétique cohérente et toujours expérimentale, en explorant avec audace des voies parallèles.

Anni Albers, Wall XII, 1984, aquarelle sur sérigraphie, 72.4×57.2cm

Le catalogue (280 pages, 42€) est très bien fait, avec de nombreuses reproductions. Outre les textes mentionnés plus haut, il comprend aussi un essai biographique du directeur de la Fondation Albers, Nicholas Fox Weber, et des textes plus spécifiques, sur leur poèmes abstraits (Vincent Broqua, pp. 208-214) ou sur les pochettes de disques dessinées par Josef (Hervé Vanel, pp. 216-218). Inévitablement, il y a quelques répétitions biographiques entre les divers essais. On peut regretter qu’il y ait un seul essai sur l’influence posthume de Josef Albers, en l’occurence sur l’art minimal (par Heinz Liesbrock, pp. 150-158) et aucun essai sur la réception critique de leur art. Mais c’est un excellent catalogue. Livre reçu en service de presse.

Femmes, artistes et noires

Lebohang Kganye, Ke le motle ka bulumase le bodisi II, série Ke Lefa Laka, 2013, 42x42cm [Je suis belle en panty et soutien II, série « Her-Story »]

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Une autre exposition d’artistes femmes, celle-ci au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (jusqu’au 22 août ). Une vingtaine d’artistes, en majorité d’Afrique du Sud et du Nigeria, présentées par deux commissaires, dont l’une est angolaise ; pour ma part je ne connaissais que trois des artistes, Lebohang Kganye et ses photographies dédoublant sa mère (et, ici, aussi le personnage de son grand-père), Kapwani Kiwanga (récent prix Duchamp, avec la vidéo d’un duel silencieux entre deux femmes se couvrant de tissus traditionnels), et Grace Ndiritu (alors qu’il y a plus de 15 ans, son travail était centré sur le dévoilement de son propre corps, il a changé radicalement en 2012, devenant plus spirituel et aussi plus formaliste). Comme en France on ne connaît guère que les artistes africains des ex-colonies à peu d’exception près, ce sont donc des découvertes, mais qui posent quelques questions. Tout d’abord, l’accent est mis sur l’appartenance des artistes au continent africain dans son ensemble, sans individualiser les cultures propres de chaque artiste, tant celles de ses origines, que celles héritées du colonialisme; toutes ces différences ne sont pas explicitées et semblent ici gommées. Je suis loin d’être un expert en la matière, mais j’imagine que les différences historiques entre une Ougandaise et une Nigériane doivent être aussi grandes qu’entre un Grec et un Norvégien qui seraient présentés ensemble dans une exposition d’art européen; de plus, venir d’un pays d’apartheid ou d’une colonie portugaise façonne aussi des personnalités différentes. Mais cela n’est nulle part explicité dans l’exposition. Ma seconde surprise vient du fait que si la majorité des artistes marient fort bien leurs racines culturelles et leur appartenance au monde contemporain, ce n’est pas le cas pour toutes. Ainsi, la pièce de Gabrielle Goliath qui dénonce les féminicides en faisant entendre périodiquement des détonations d’armes à feu pourrait provenir de n’importe quel pays au monde; sa seule « africanité » est que la fréquence des détonations correspond à celle des féminicides dans son pays … Sujet gravissime, mais réalisation un peu courte.

Buhlebezwe Siwani, Mombathiseni, 2020, installation, ph. de l’auteur [Habille-le]

Mais la plupart des pièces sont au contraire à la fois intriguantes et fascinantes. Toutes tournent autour du corps de la femme, de son affirmation, de son émancipation; toutes ou presque sont subtiles et jouent sur les métaphores plutôt que sur une affirmation militante basique. On commence par une magnifique installation de la Sud-Africaine Buhlebezwe Siwani, une oeuvre magique où des tresses de laine colorée naviguent sur le mur jusqu’au plafond, encadrant deux projections de dessins d’une femme devant la mer. Étant guérisseuse traditionnelle, l’artiste incorpore ici ses orientations spirituelles, son sens de sa communauté, son don pour l’apaisement (et son rejet du féminisme blanc). On peut rester longtemps devant cette installation, s’y laisser prendre, méditer, rêver. Plus loin, la Mozambicaine Reinata Sadimba (née en 1945) montre des céramiques anthropomorphes scarifiées, des femmes enceintes, accouchant, des mères, toute une affirmation de sa créativité face aux contraintes culturelles de son peuple.

Wura-Natasha Ogunji, Will I Still Carry Water When I Am A Dead Woman?, vidéo, 2013 (11 m 57s), capture d’écran par l’auteur.

La Nigériane Wura-Natasha Ogunji propose une vidéo dans laquelle sept femmes en habit traditionnel couvrant aussi leur visage transportent des jerricans d’eau dans les rues d’une ville, certains comme des boulets accrochés à leur cheville; les passants, étonnés, regardent, cependant qu’une jeune fille passe avec, elle, une vraie charge sur la tête. Une performance simple mais puissante.

Keyezua, The Power of My Hands, tresses de cheveux synthétiques, 200x360cm, détail, ph. de l’auteur

Avec l’installation de Siwani avec laquelle elle résonne, la pièce la plus impressionnante pour moi a été celle qui a donné son nom à l’exposition, The Power of My Hands, de l’Angolaise Keyezua : de loin deux tapisseries noires côte à côte; de plus près, une matière inégale, fluctuante, grouillante, tout un paysage ; de tout près, un tissage artisanal de cheveux (synthétiques) de femmes africaines, des tresses, des dreads, des masses crépues. Une féminité discrète s’exhale de cette pièce ; il faut résister à l’irrésistible envie de plonger la main dans cette masse quasi vivante. Les cheveux en place du corps, le synthétique en place du réel, des identités multiples en place d’une féminité essentialisée. Aux couleurs chatoyantes et magiques de Siwani répondent les noirceurs brillantes et radicales de Keyezua. Ailleurs dans le Musée, au détour d’un couloir, on tombe sur une série de photographies du Nigérian J.D. ‘Okhai Ojeikere : une autre manière d’affirmer le pouvoir politique et érotique des coiffures africaines.

J.D. ‘Okhai Ojeikere, Abebe, 1975, photographie, 27×20.7cm

Dans cette exposition, toutes les oeuvres ou presque mêlent l’intime au social, le personnel au politique, le récit à la forme, l’ancrage dans la culture locale au statut de citoyenne du monde, la féminité et la négritude à la définition d’une identité complexe. Je n’en regrette que davantage l’absence de Grada Kilomba, dont le discours aurait été bien plus pertinent, tant dans l’exposition qu’à la place d’essais du catalogue. Celui-ci comprend aussi des notices sur chaque artiste, avec un questionnaire un peu simpliste (Comment êtes-vous devenue artiste ? Qui vous a influencée ? Vous considérez-vous comme une artiste féministe ? Quels sont vos projets ?). Reçu en service de presse.

Hubert Duprat, le grand délégateur

Hubert Duprat, Larves aquatiques de Trichoptère avec leur étui, 1990-2000, longueur 2.5cm

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L’exposition rétrospective d’Hubert Duprat au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (jusqu’au 10 janvier) présente la quasi-totalité de la production de cet artiste, dont, souvent, on ne connaît bien que les Trichoptères, ces larves dont il détourne la carapace en leur offrant des pierres précieuses dont elles se parent : l’artiste n’est dès lors plus qu’un ordonnateur, un metteur à disposition, fournissant un cadre, des moyens, un processus possible, et laissant d’autres faire le travail (la même démarche, au fond, que Franco Vaccari à Venise en 1972). Comme ces fourreaux sertis de pierres de couleur, de perles et d’or sont ravissants, on notera au passage que l’artiste (qui avait découvert cette pratique par une certaine Miss Smee dans un livre de 1865) a déposé un brevet d’invention (le n° 83 02024) pour éviter la copie. Le sous-sol du Musée présente la bibliothèque de Duprat sur le sujet, immense, une accumulation maniaque de tous les livres sur le sujet (une manie d’exhaustivité collectionneuse pour laquelle j’ai beaucoup de sympathie).

Hubert Duprat, Sans titre, 1992-2000, impacts de tirs de grenaille sur un mur, détail, photo de l’auteur

En somme, Duprat est un concepteur d’oeuvres que d’autres, insectes ou humains, réalisent : la vidéo sur le montage de cette exposition, qui magnifie l’effort physique, est, de ce point de vue, révélatrice et passionnante, sur cette déconnection entre le penser et le faire. Qu’il s’agisse de couler du béton, de marier mie de pain et corail (ci-dessous), d’accumuler des kilos de pâte à modeler, de cribler un mur d’impacts de chevrotine (vous imaginez Niki de Saint-Phalle déléguer ses Tirs ? ), ou de réaliser des entrelacs de fil de cuivre insérés dans un mur, ce sont des artisans, des petites mains anonymes qui s’y collent, et l’artiste garde les mains propres. La fin est esthétique, abstraite, formelle, déconnectée des pulsions, pure en quelque sorte.

Hubert Duprat, Corail Costa Brava, 1994-2016, corail rouge de Méditerranée et mie de pain, 25x25x25cm

La plupart de ces oeuvres fascinent de par leur virtuosité technique, outre la beauté de l’aggrégation de divers matériaux. Chacune est une prouesse technique (à l’exception des très banales camerae obscurae) et une aberration, au sens physique, allant contre les lois de la physique, de la chimie ou des sciences naturelles. Ces oeuvres sont, en quelque sorte, hors du temps, hors du monde : pas d’interrogation sur notre monde, pas d’ancrage historique, mais des oeuvres flottantes, purement formelles. On peut certes s’en réjouir, mais on peut aussi s’interroger sur cette distance du monde, ce repli.

Hubert Duprat, catalogue de l’exposition

Catalogue foisonnant, avec pas moins de seize essais, le plus intéressant, à mes yeux étant celui de Natacha Pugnet sur la spiritualité et les références religieuses, comme par exemple celle du buisson ardent pour Corail Costa Brava, l’oeuvre de corail et de mie de pain (la manne dans le désert ?), une des rares tentatives justement d’ancrer Duprat dans l’histoire du monde. (catalogue reçu en service de presse)

Victor Brauner : Occultisme et érotisme

Victor Brauner, Tot-in-Tot, 1945, bronze à la cire perdue, 37,7×29,5×9,5 cm, MAMC Saint-Étienne

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Je me souviens, adolescent, avoir découvert avec émerveillement cette petite sculpture au Musée de ma ville natale, une femme portant sur sa tête, à l’horizontale, un homme aux yeux clos (présentée ici avec une toile, La Grande Métamorphose). Sans que je ne sache alors rien de l’artiste (dont la veuve Jacqueline avait donné plus de 2000 oeuvres à ce Musée), j’avais, fasciné par cette composition pour moi alors à nulle autre pareille, aussitôt pensé aux Demoiselles coiffées (découvertes l’été précédent lors d’un stage alpin) : ce n’est qu’aujourd’hui que je réalise que Victor Brauner se cacha pendant la guerre à quelques kilomètres de là. Ce qui est étonnant, c’est que Brauner, dont plusieurs milliers d’oeuvres sont dans une demi-douzaine de musées français grâce aux importantes donations faite par sa veuve, soit si peu montré en France : une rétrospective au MNAM en 1972, une exposition de la collection de Pompidou en 1996, et, dans des musées parisiens, c’est tout (une liste d’expositions aurait été la bienvenue dans le catalogue). La grande et superbe exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (jusqu’au 10 janvier) vient enfin combler cette lacune de manière magistrale.

Victor Brauner, La rencontre du 2 bis, rue Perrel, 1946, huile sur toile, 85x105cm, MAMVP

Je ne vais pas reprendre ici la vie de Brauner, éternel exilé dès ses plus jeunes années, de Roumanie en Allemagne, en Autriche, en France et retour, se cachant donc pendant la guerre, et devant même fuir de France en Suisse en 1948 par crainte d’expulsion vers la Roumanie communiste, avant de se stabiliser à Paris avec un statut de réfugié en 1954 et enfin naturalisé en 1963, trois ans avant sa mort à 63 ans. Artiste surréaliste (mais qui fut exclu du mouvement de 1948 à 1959), son oeuvre ne se réduit pas au surréalisme. Je vais l’aborder ici en privilégiant deux axes qui m’ont particulièrement frappé, son occultisme et son érotisme.

Victor Brauner, Objet de contre-envoûtement, 1943, cire, argile crue, plomb, fil de fer, encre sur papier, bois, verre, 25×13.8×5.2cm, Centre Pompidou. Pas dans l’exposition.

Brauner a été toute sa vie fasciné par le paranormal, non point comme un sujet d’intérêt purement intellectuel, mais comme un élément essentiel de son existence, allant jusqu’à réaliser pendant la guerre des pièces apotropaïques, des petits talismans à partir de galets de la Durance pour se protéger du mauvais sort, du mauvais oeil. Son pére était spirite et l’a certainement influencé (et une de ses toiles de 1948 évoque fortement Fleury-Joseph Crépin, cher à André Breton), il vit la comète de Halley à sept ans, fut fasciné à seize ans par sa rencontre nocturne avec une jeune somnanmbule à Fălticeni, et il fréquenta la station balnéaire de Balcic, haut lieu de la théosophie et des bahais; en 1961, il baptisa sa maison de Varangeville « l’Athanor », le creuset des alchimistes. Il fut toujours intéressé par la magie, bien plus que les autres surréalistes; adepte de Paracelse, de Jung et de la Kabbale, il adopta lui-même des techniques inspirées des manipulations alchimiques, ses tableaux à la cire pendant la guerre (palliant aussi ainsi la pénurie de fournitures artistiques). Les personnages qu’il peint sont souvent hybrides, non point de simples chimères surréalistes, mais des monstres inquiétants inspirés par le Golem et Frankenstein.

Victor Brauner, Nombre, 1942-45/1989, plâtre, plomb, porcelaine, 161x64x64cm, Musée Cantini Marseille; photo de l’auteur

Sa sculpture Nombre, en 1943/45, en est une illustration éloquente : c’est d’abord un mythe fondateur, l’ancêtre androgyne, en plâtre, avec nageoire caudale, cornes dorsales faisant pendant au pénis en érection et serpent brandi comme la foudre. Mais aussi, sous ses seins, une cavité abrite une petite sculpture noire en plomb dans laquelle est enchâssée une minuscule statuette en porcelaine. Ces statues imbriquées peuvent évoquer la statuaire divine égyptienne ou le naos d’un temple antique, mais j’y vois aussi une allusion à ces rares représentations de Vierges ouvertes (rares car interdites par le Concile de Trente) où Sainte Anne porte la Vierge, laquelle porte le Christ. Ce totem androgyne s’inscrit ainsi au croisement de plusieurs traditions mystiques magiques.

Victor Brauner, Autoportrait, 1931, huile sur bois, 22×16.2cm, Centre Pompidou

L’épisode le plus connu de cet ésotérisme est bien sûr sa prémonition de la perte de son oeil en 1938, accident qui fait de lui un « voyant », car ce thème apparaît dans sa peinture des années plus tôt. Il a en effet peint ou dessiné des personnages dont les yeux sont remplacés par des cornes (ainsi en 1937), et aussi, en 1937, un peintre dont nez et yeux sont devenus des pédoncules-pinceaux. Cet Autoportrait de face en 1931 montre une plaie béante à son oeil gauche (dans le miroir) et le Paysage méditerranén de 1932 montre son oeil transpercé par une dague ornée de l’initiale D, comme Dominguez, son éborgneur. Au-delá des coïncidences, une prémonition magique.

Victor Brauner, Le Monde paisible, 1927, encre sur papier filigrané, 17.2×11.5cm, Centre Pompidou

L’oeil, justement, est aussi au centre de son érotisme : sa première oeuvre publiée en France est ce dessin du Monde paisible, corps tronqué où l’oeil démesuré, grand ouvert, devient organe érotique, objet du désir, sur un fond de vaguelettes; l’oeil n’est plus destiné à voir, mais à percevoir des mystères. Un an plus tard, Bataille publie son Histoire de l’Oeil. La série de dessins Anatomie du désir en 1934-35 présente des prothèses érotiques, hybridations de corps féminin et d’objets, appareils fétichistes objectivant la femme réduite à la sexualité (ici sans tête), évoquant certes Die Puppe, mais de manière plus libre, moins ordonnée.

Victor Brauner, La Palladiste, 1943, huile sur toile, 130x162cm, Centre Pompidou

Tout à fait révélatrice de l’érotisme onirique de Brauner est cette toile de 1943, La Palladiste, où un homme qui semble de plâtre et dont la tête est aussi un poisson, construit, tel Pygmalion, sa femme idéale au moyen d’une sorte de clef anglaise : bras sortant de la tempe, jambe attachée à une épaule sur laquelle poussent deux seins. Tous deux sont de profil, mais avec un oeil de face; derrière eux, suspendus dans un entre-deux, grouillent les serpents du désir. Contrairement à la décomposition cubiste du corps ou aux contorsions de Bellmer, c’est ici un mécano, un désir qui prend forme, un artiste créateur au travail. Et l’étrange titre nous ramène à l’occultisme.

Victor Brauner, Congloméros, 1945, plâtre, 180x117x75cm, MAMVP

Et surtout Congloméros, commencé comme un dessin en 1941 quand Brauner est amoureux de la future archéologue Laurette Séjourné, compagne de Victor Serge : sur un corps menu de femme nue à la tête démesurée, avec des yeux immenses et deux bras supplémentaires, sont greffés deux corps d’hommes acéphales, ou plutôt qui partagent la même tête, tels des monstres siamois; les huit bras se nouent, cachent les yeux, caressent le ventre, les jambes se mêlent. Brauner réalisa une cinquantaine de dessins sur ce motif, certains avec des hybrides floraux ou animaux, puis en 1945, il fit réaliser une sculpture en plâtre à taille humaine par Michel Herz, sculpteur qui avait partagé la vie de Brauner et sa femme pendant la guerre. Cet ensemble sculptural génère une inquiétante étrangeté, il dérange et attire à la fois, c’est un arc tendu de désir fusionnel et monstrueux. Occupant par hasard après 1945 l’atelier du Douanier Rousseau, Brauner y peignit la rencontre d’un Congloméros simplifié et de la flûtiste aux serpents (en haut).

Victor Brauner, Cérémonie, mai 1947, huile sur drap de coton rentoilé, 190x238cm, Fonds de dotation Jean-Claude Lebel

En mai 1947, une centaine de jeunes filles « inéducables », internées à la Santé faute de centre éducatif spécialisé, se rebellent, cassent portes et vitres, volent nourriture et boissons, et, nous dit le journal Combat du 8 mai 1947, font rougir les agents de police venus rétablir l’ordre. Perverses et irréductibles, elles sont allées à l’encontre des bonnes règles et seront donc sévèrement punies. Une des jeunes révoltées, s’étant gavée de chocolat volé à l’économat de la prison, déclara au juge : « C’était la révolution, j’en ai profité ». Cette rébellion plut à Brauner qui lui consacra un grand tableau, qu’il nomma Cérémonie : l’homme debout, carré, rigide, rougeâtre, la tête ceinte d’un laurier, alors qu’un serpent va gober son oeil, incarne l’ordre, portant des éperons et tenant une bougie comme sceptre; la femme souple, nue, bleutée, coiffée d’un croissant de lune astartéen, volant à l’horizontale et buvant un arc-en-ciel de liqueurs, l’enserre de ses deux jambes, geste à la fois de déstabilisation et de désir érotique. Là où leurs corps se rejoignent dans une improbable étreinte, un chat, silencieux; derrière, un soleil à tête de mort. Dans sa dédicace, Brauner parle de ces jours « où toutes les formes de la pensée ont totalement dénaturé les idées les plus élémentaires d’amour et de liberté, les pervertissant » : cette révolte mythifiée est aussi une révolte du corps contre l’esprit, de la nature désirante contre la culture sclérosante.

Victor Brauner, L’Autonoma, 1965, huile sur toile et bois peint, 99x199cm, MASC, Les Sables d’Olonne

Les travaux des vingt dernières années de Brauner montrent une liberté nouvelle sans complexes (comme dans la série Onomatomanie), un affranchissement des normes esthétiques (comme avec ses cadres en forme d’avion ou de voiture dans les séries Mythologies et Fêtes des Mères, un exemple ci-dessus), mais avec aussi un ensemble plus sombre, plus introspectif dans la série des Rétractés (ci-dessous) où se font jour terreur et solitude : dans cette Dépolarisation de la Conscience, la multiplication de son regard halluciné au-dessus d’une machine hybride nous poursuit.

Victor Brauner, Dépolarisation de la conscience II, juillet 1952, huile sur toile, 98x145cm, MAMVP

Le catalogue (312 pages, 160 reproductions pleine page) est bien fait, mais incomplet : si la biographie est fort détaillée et les trente courtes notices des oeuvres principales bien écrites, les essais eux-mêmes ne couvrent presque pas les vingt dernières années de son travail, et c’est fort dommage. L’essai biographique de Radu Stern sur Brauner en Roumanie met surtout l’accent sur sa judéité et soupçonne qu’il n’appartint pas au Parti Communiste, contrairement à ses dires, mais parle trop peu de son travail; celui de Georges Sebbag sur l’oeil pinéal, analyse fort bien cette centralité de l’oeil dans son travail; Camille Morando conte ses années de guerre, la commissaire de l’exposition Sophie Krebs étudie Congloméros, Jeanne Brun se concentre sur ses oeuvres politiques autour de Monsieur K. (que, pour ma part, j’ai trouvées trop simplistes) et Fabrice Flahutez parle de son rapport avec la magie, jusqu’en 1946. Il est donc très peu question dans ces essais de son développement après 1946, peut-être vu comme secondaire ou moins intéressant par des auteurs davantage motivés par le surréalisme. Quelques textes historiques sur Brauner, une bonne bibliographie, pas d’index, ni de liste d’expositions, ni de biographies des auteurs, et la liste des oeuvres en fin de livre, non séquentielle, est malaisée à utiliser; belles reproductions et remarquable impression des photographies illustrant la biographie.

Livre reçu en service de presse

Hans Hartung, entre rigueur mathématique et élan impulsif

Hans Hartung, T1987-E26 & T1987-H27, 1987, acrylique sur toile, chaque 300x500cm, Fond. Hartung Bergman

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Il y a dix ans, le 16 octobre 2009, ouvrait au MAMVP une exposition titrée Deadline : les dernières oeuvres d’une douzaine d’artistes peu avant leur mort. Parmi eux, Hans Hartung, qui mourut le 7 décembre 1989, à 85 ans; l’exposition montrait sa dernière toile, peinte le 16 novembre 1989, et aussi toute sa production d’un seul jour, le 4 juin 1989, Hartung ayant réalisé au total 360 oeuvres en 1989. Une vidéo de cette même année, tournée par ses assistants (en partie pour répondre au soupçon que c’étaient eux qui peignaient à sa place), le montrait en fauteuil roulant, peignant à la sulfateuse, affaibli mais toujours avec la même rage de peindre; elle est reprise dans l’exposition actuelle (jusqu’au 1er mars), La fabrique du geste, toujours au MAMVP (trente ans après sa mort, quarante ans après une revisite de ses oeuvres d’avant-guerre seulement, cinquante ans après sa dernière grande rétrospective en France). En mémoire, peut-être faut-il commencer la visite de cette exposition par la dernière salle, une chapelle silencieuse où quatre immenses toiles de 1987 (ci-dessus) se font face, signe de sa course de vitesse contre le temps, contre la faucheuse qui approche : il faut peindre, vite, et beaucoup.

Hans Hartung, Leucate, ma cabane grise, 1927, huile sur panneau de bois, 29.3x46cm, Fond. Hartung Bergman

Cette exposition, avec 300 oeuvres (sur 15 000 au total) et beaucoup de documents (dont une lettre d’Antonin Artaud à M. Archtung le 25 avril 1947), couvre l’ensemble de l’oeuvre de Hartung dès ses débuts à Leipzig, Paris, Dresde. Après des tableaux assez kokoschkiens (Otto Dix lui écrit en 1927 « ce ne serait pas vous rendre service que de vous laisser étudier avec moi », tournure merveilleusement ambigüe), surgit soudain, en 1927, cette petite toile de sa cabane à Leucate (où, deux ans plus tard, il séduira Anna-Eva Bergman), très structurée, d’influence cubiste, qui marque une rupture, une conversion à la géométrie (et qui montre aussi son intérêt pour l’architecture, comme en témoigneront ses ateliers à Minorque, à Paris et à Antibes).

Hans Hartung, T1947-12, 1947, huile sur toile, 146x97cm, Fond. Gandur Genève

On pense souvent, en les regardant, que les toiles de Hartung sont des expressions rapides et brutales d’une impulsion créatrice violente, déchaînée. Or, même s’il l’a d’abord dissimulé, on sait que, jusqu’en 1960, il n’en est rien. Son ardeur créatrice se manifeste certes de manière primaire dans ses aquarelles, ses gouaches, ses dessins, mais ses tableaux de 1932 (année où la mort de son père provoque en lui une grave crise) jusqu’en 1960 sont, pour la plupart, des mises au carreau de ses dessins, des reproductions agrandies (celle ci-dessus est l’agrandissement de la toile T1947-11 et la reprise d’un dessin de 1940). Comme le dit Pierre Wat dans le catalogue : « Ce que le public et la critique prirent longtemps pour une peinture lyrique, de premier jet et d’élan intérieur, était en fait le fruit d’un jeu entre faire et défaire, entre produire et reproduire, qui irriguait toute sa démarche. » Hartung ne cesse de reproduire, de répéter, de refaire, sériellement. La série d’aquarelles abstraites (« des taches ») qu’il fait en 1922 est trop fragile ? Il en réalise des fac-similés en 1966, et expose ces fac-similés à côté des originaux dans son exposition de 1980, au même niveau. Quel est l’original ? La création s’exprime-t-elle davantage dans le premier jet ou dans les déclinaisons ultérieures ? La rigueur mathématique  (Hartung s’est aussi beaucoup intéressé à la section d’or et aux rapports entre esthétique et mathématique) de son travail de mise au carreau, longtemps tue, est la colonne vertébrale secrète de son travail pendant ces années.

Hans Hartung, T1986-E16, acrylique sur toiler (tyrolienne), 142x180cm, Fond. Hartung Bergman

Et puis, en 1960, tout change : comme l’écrit Pierre Wat : « l’idée de reproductibilité, cette capacité de l’oeuvre à se maintenir et se reconduire sans cesse, de support en support, habite désormais le coeur même de sa pratique picturale, abolissant ainsi la différence entre tableau et image ». Mais cette peinture gestuelle, cet action painting va se faire en expérimentant sans cesse de nouvelles manières de peindre, d’abord avec des « pinceaux » bien étranges : rouleaux de gravure, multipinceaux, serpettes, balais-brosses, branches de genêts et autres bricolages végétaux (mais ce sont là des secrets d’atelier, qui ne seront révélés que plus tard). Il s’agit ensuite de ne plus toucher la toile, mais d’y pulvériser la peinture : aérosol, spray, pistolet de carrossier, aspirateur inversé, tyrolienne à crépi (ci-dessus), sulfateuse de vigne ne sont pas seulement des prothèses pour un peintre invalide et malade, ni des outils simplement pour peindre plus vite, mais c’est aussi une manière de prendre ses distances, de s’éloigner, par contraste avec la période précédente, le nez sur la toile à reproduire minutieusement avec un petit pinceau les éléments transposés depuis une aquarelle ou un dessin. Hartung a délaissé la rigueur mathématique et est passé au geste, à l’action.

Vue d’exposition (répertoire d’outils de grattage)

De plus, autre geste, beaucoup de ces toiles sont grattées, lacérées, griffées; l’exposition comprend d’ailleurs des pages de son catalogue d’outils à griffer, Hartung étant resté un archiveur, un comptable et recenseur de sa propre oeuvre (avec d’ailleurs une archiviste attitrée, la Norvégienne Marie Aanderaa, à partir de 1957), et donc conservant tout, classant tout.

Hans Hartung, Collage photographie I & II, 1932

Son intérêt pour la reproductibilité et la non-unicité de l’oeuvre s’est aussi traduit un peu dans la gravure et beaucoup, bien sûr, dans la photographie. Il commença avec une boîte à cigares transformée en camera obscura, avant de passer à des appareils plus « sérieux ». Outre de nombreux portraits (dont celui de Maurice Allemand, reproduit ici il y a peu), il a fait beaucoup de recherches et d’expérimentations photographiques : photos abstractisantes de galets ou de branchages, photomontages, taches de peinture sur des plaques de verre, collage de bandes de papier peintes, griffures et striures sur les négatifs.

Hans Hartung, ST, 1940, gouache sur papier, 31.5×24.5cm, Fond. Hartung Bergman

Hartung a vécu des périodes historiques complexes qui l’ont marqué personnellement (convocation par la Gestapo, fuite d’Allemagne, prison en Espagne, invalidité); ses engagements par nécessité dans la Légion semblent avoir été moins dus à un patriotisme français anti-nazi qu’au risque d’internement qu’il courait en tant que ressortissant ennemi en 1939, puis, en 1943, à sa volonté de sortir des geôles franquistes. Mais, à une exception près (qu’il désavouera ensuite), aucune de ses oeuvres ne semble traduire la moindre prise de position politique, le moindre engagement dans le monde (même si la critique Madeleine Rousseau décrivit son art comme abstrait-réaliste, une réalité autre). Comme une dissociation complète de ses opinions et de son oeuvre (contrairement à la quasi-totalité des artistes de l’époque). L’exception, ce sont 80 Têtes de 1940, qui évoquent effroi et fureur, mais, dira-t-il ensuite, elles furent produites « pour faire plaisir à ses proches » dans un contexte où « tout lui était plus ou moins indifférent ». Dans cette excellente exposition, certes, elles détonnent, mais, après des salles et des salles de superbes toiles abstraites aux tons crépitants, on y revient néanmoins compulsivement, comme pour un ancrage dans le monde.

Jean Fautrier, enragé et informel

Jean Fautrier, Otage aux mains, 1942, huile sur papier marouflé sur toile, 46x55cm, CP

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De Jean Fautrier, je connaissais surtout les Otages , cette série de tableaux matiéristes, quasiment tous semblables, à la pâte épaisse vigoureusement travaillée, aux taches blanches écrasées, aux teintes mordorées,  couleurs douces qui choquèrent André Malraux, lequel jugeait « complaisante » cette beauté, pour lui incompatible avec le drame, alors justement que Fautrier voulait, je crois, transcender l’horreur dans une esthétique de résistance, pour tenter de figurer l’irreprésentable (on peut penser à Dubuffet, mais leurs approches sont bien différentes). De lui, je connaissais aussi le portrait au vitriol qu’en fit Angie David à la fin de sa biographie de Dominique Aury (alias Pauline Réage) : un homme violent avec sa compagne, entouré d’un harem, échangiste mais jaloux, alcoolique et furieux, « enragé » à l’humeur sauvage (ce sur quoi la biographie dans le catalogue passe discrètement).

Jean Fautrier, Petit nu noir, 1926, huile sur toile, 35x27cm, CP

Cette exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (jusqu’au 20 mai) est l’occasion de découvrir bien d’autres facettes de sa peinture (et sa sculpture, peu connue), non seulement ses oeuvres de jeunesse, plutôt réalistes et primitivistes, et ses superbes paysages glaciaires, mais surtout sa période noire, où nus et animaux se fondent dans une monochromie tragique. J’ai aussi été étonné par le Christ vu d’en haut, vision rare, et rare allusion à la religion dans son travail (ci-dessous).

Jean Fautrier, L’Enfer de Dante, Chant II, 1930, lithographie couleur et pastel sur papier, 22x28cm, CP

Si , ensuite, ses forêts et ses arbres sont à la frontière du réalisme et de l’abstraction, c’est dans sa série sur l’Enfer de Dante (qu’il détruira, furieux, quand elle ne sera pas publiée par Gallimard) que se manifeste le plus son « art informel », sa capacité à s’affranchir de la représentation, du mimétisme, en jouant sur les contours et sur le schématisme.

Jean Fautrier (1898-1964). « L’encrier (de Jean Paulhan) ». Huile sur papier marouflé sur toile. 1948. Paris, musée d’Art moderne.

La facture des Otages se retrouve dans de nombreux autres tableaux, de La Juive de 1943 aux Partisans (hongrois) de 1956, et aux petits objets qu’il peint à la fin de sa vie, comme cet encrier entre tache et phrase (encrier dit de Jean Paulhan), signe aussi de sa proximité avec de nombreux écrivains (Francis Ponge en particulier).

Jean Fautrier, Le Christ en croix,1927, huile sur toile, 155.5x90cm, Collection Centre Pompidou en dépôt au MUba Tourcoing

Un peintre dont la réputation fut à éclipses, souvent mal aimé, parfois redécouvert. Une exposition plutôt complète et un beau catalogue.

Photo 4 courtesy du MAMVP

Urban Riders (Mohamed Bourouissa)

Mohamed Bourouissa, The Ride 2017, Tirages argentiques couleur et noir et blanc sur plaques de métal, carrosserie, peinture, aérosol, vernis.

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Mohamed Bourouissa* s’est intéressé aux dealers de cigarettes, aux chômeurs de Pôle Emploi, aux jeunes fréquentant les Halles, aux détenus, produisant à ces occasions des travaux à la fois innovateurs et stimulants, voire dérangeants, et qui, le plus souvent, sortaient du cadre de l’exposition classique ; il n’est donc guère surprenant que, à Philadelphie, il ait monté un projet multiforme avec des cavaliers afro-américains montant dans une écurie d’un quartier défavorisé, et que ce projet ne se limite pas à cette exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (jusqu’au 22 avril), mais ait démarré par un festival Horse Tuning Day, le 13 juillet 2014, dans ce quartier de Philadelphie.

Mohamed Bourouissa Sans titre, 2014. Photographie couleur : Lucia Thomé , courtesy MAMVP, l’artiste et Kamel Mennour

Mais, cette fois-ci, contrairement aux précédentes, ça ne fonctionne pas très bien, ni, disons, politiquement ou conceptuellement, ni esthétiquement. Tout d’abord, s’intéresser à des Afro-américains qui imitent les cow-boys devrait poser quelques questions politiques : comment des dominés, noirs, adoptent-ils le masque et la posture des dominants, blancs ? Les Indiens et leur génocide sont totalement absents du discours, John Wayne (« Was he black or white, man ? « ) est le modèle absolu, et la fiction hollywoodienne du bon et noble cow-boy semble s’imposer à tous, et être rediffusée par ceux-là mêmes qui auraient quelque raison de la remettre en question. Citer Frantz Fanon et Eldridge Cleaver dans l’interview qui accompagne l’exposition n’est pas tout à fait suffisant pour excuser cette myopie politique. De plus, pour quiconque a un peu fréquenté les chevaux, ces cavaliers montent « à la cow-boy », c’est-à-dire comme des brutes, des maniaques du rodéo, ils brutalisent leurs montures et on est aux antipodes de l’équitation éthologique (la scène où un poney terrorisé ne veut pas sortir de son box en est exemplaire) : de manière simpliste, on pourrait penser que, dominé par le Blanc, le Noir ne peut exercer sa violence que contre son inférieur, en l’occurrence son cheval.

Mohamed Bourouissa Sans titre, 2013. Photographie couleur 160 x 111,5 cm Courtesy MAMVP, l’artiste et Kamel Mennour

Sur un plan formel, l’exposition est un grand remplissage : beaucoup de dessins et aquarelles (qu’ils soient importants pour l’artiste, soit, mais ils n’apportent pas grand chose au propos de l’exposition, au -delà du « making of »), le comble du ridicule étant que certains sont faits avec du jus de crottin de cheval …. Dans ce bric-à-brac, on remplit avec des affiches, une pseudo-sellerie, les photos de famille d’un des cavaliers, avec tous les accessoires réalisés par des artisans/artistes pour l’occasion (dont certains, crédités à la va-vite, sont un peu connus : Jes Gamble, Max Lussenhop, Shelby Donnelly, Jesse Engaard, mais ne semblent pas, pour la plupart, être originaires du même quartier que les cavaliers), et des ateliers, sans doute intéressants (autour de Hessie,  d‘Abdallah Benanteur et d‘Ahmed Cherkaoui), mais sans grand rapport avec le thème de l’exposition. Tout ce parcours pour arriver enfin au film, pièce centrale de l’exposition.

Mohamed Bourouissa, The Hood 2017, Tirages argentiques couleur et noir et blanc sur plaques de métal, carrosserie, peinture, aérosol, vernis;

Sauf que, dans la salle derrière, se trouvent les pièces les plus intéressantes de l’exposition, celles qui sortent de l’anecdote et du délayage pour offrir une vraie proposition plastique de bien meilleure qualité que le reste. Ce sont des sculptures murales faites de pièces de carrosserie de voitures, assemblées entre elles pour construire des combinaisons monstrueuses sur lesquelles Bourouissa a fait reproduire des photographies (de cavaliers, mais bon …). Cette combinaison de la sculpture et de la photographie est bien plus convaincante plastiquement que les bizarres objets photographiques présentés dans ce même musée par Jan Dibbets, on pense surtout aux sculptures de John Chamberlain, mais celles de Bourouissa semblent plus pures, moins exubérantes. Cette dernière salle sauve l’exposition.

*nominé pour le Prix Marcel Duchamp

Photos 2 & 3 courtesy du MAMVP