Victor Brauner, Tot-in-Tot, 1945, bronze à la cire perdue, 37,7×29,5×9,5 cm, MAMC Saint-Étienne
en espagnol
Je me souviens, adolescent, avoir découvert avec émerveillement cette petite sculpture au Musée de ma ville natale, une femme portant sur sa tête, à l’horizontale, un homme aux yeux clos (présentée ici avec une toile, La Grande Métamorphose). Sans que je ne sache alors rien de l’artiste (dont la veuve Jacqueline avait donné plus de 2000 oeuvres à ce Musée), j’avais, fasciné par cette composition pour moi alors à nulle autre pareille, aussitôt pensé aux Demoiselles coiffées (découvertes l’été précédent lors d’un stage alpin) : ce n’est qu’aujourd’hui que je réalise que Victor Brauner se cacha pendant la guerre à quelques kilomètres de là. Ce qui est étonnant, c’est que Brauner, dont plusieurs milliers d’oeuvres sont dans une demi-douzaine de musées français grâce aux importantes donations faite par sa veuve, soit si peu montré en France : une rétrospective au MNAM en 1972, une exposition de la collection de Pompidou en 1996, et, dans des musées parisiens, c’est tout (une liste d’expositions aurait été la bienvenue dans le catalogue). La grande et superbe exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (jusqu’au 10 janvier) vient enfin combler cette lacune de manière magistrale.
Victor Brauner, La rencontre du 2 bis, rue Perrel, 1946, huile sur toile, 85x105cm, MAMVP
Je ne vais pas reprendre ici la vie de Brauner, éternel exilé dès ses plus jeunes années, de Roumanie en Allemagne, en Autriche, en France et retour, se cachant donc pendant la guerre, et devant même fuir de France en Suisse en 1948 par crainte d’expulsion vers la Roumanie communiste, avant de se stabiliser à Paris avec un statut de réfugié en 1954 et enfin naturalisé en 1963, trois ans avant sa mort à 63 ans. Artiste surréaliste (mais qui fut exclu du mouvement de 1948 à 1959), son oeuvre ne se réduit pas au surréalisme. Je vais l’aborder ici en privilégiant deux axes qui m’ont particulièrement frappé, son occultisme et son érotisme.
Victor Brauner, Objet de contre-envoûtement, 1943, cire, argile crue, plomb, fil de fer, encre sur papier, bois, verre, 25×13.8×5.2cm, Centre Pompidou. Pas dans l’exposition.
Brauner a été toute sa vie fasciné par le paranormal, non point comme un sujet d’intérêt purement intellectuel, mais comme un élément essentiel de son existence, allant jusqu’à réaliser pendant la guerre des pièces apotropaïques, des petits talismans à partir de galets de la Durance pour se protéger du mauvais sort, du mauvais oeil. Son pére était spirite et l’a certainement influencé (et une de ses toiles de 1948 évoque fortement Fleury-Joseph Crépin, cher à André Breton), il vit la comète de Halley à sept ans, fut fasciné à seize ans par sa rencontre nocturne avec une jeune somnanmbule à Fălticeni, et il fréquenta la station balnéaire de Balcic, haut lieu de la théosophie et des bahais; en 1961, il baptisa sa maison de Varangeville « l’Athanor », le creuset des alchimistes. Il fut toujours intéressé par la magie, bien plus que les autres surréalistes; adepte de Paracelse, de Jung et de la Kabbale, il adopta lui-même des techniques inspirées des manipulations alchimiques, ses tableaux à la cire pendant la guerre (palliant aussi ainsi la pénurie de fournitures artistiques). Les personnages qu’il peint sont souvent hybrides, non point de simples chimères surréalistes, mais des monstres inquiétants inspirés par le Golem et Frankenstein.
Victor Brauner, Nombre, 1942-45/1989, plâtre, plomb, porcelaine, 161x64x64cm, Musée Cantini Marseille; photo de l’auteur
Sa sculpture Nombre, en 1943/45, en est une illustration éloquente : c’est d’abord un mythe fondateur, l’ancêtre androgyne, en plâtre, avec nageoire caudale, cornes dorsales faisant pendant au pénis en érection et serpent brandi comme la foudre. Mais aussi, sous ses seins, une cavité abrite une petite sculpture noire en plomb dans laquelle est enchâssée une minuscule statuette en porcelaine. Ces statues imbriquées peuvent évoquer la statuaire divine égyptienne ou le naos d’un temple antique, mais j’y vois aussi une allusion à ces rares représentations de Vierges ouvertes (rares car interdites par le Concile de Trente) où Sainte Anne porte la Vierge, laquelle porte le Christ. Ce totem androgyne s’inscrit ainsi au croisement de plusieurs traditions mystiques magiques.
Victor Brauner, Autoportrait, 1931, huile sur bois, 22×16.2cm, Centre Pompidou
L’épisode le plus connu de cet ésotérisme est bien sûr sa prémonition de la perte de son oeil en 1938, accident qui fait de lui un « voyant », car ce thème apparaît dans sa peinture des années plus tôt. Il a en effet peint ou dessiné des personnages dont les yeux sont remplacés par des cornes (ainsi en 1937), et aussi, en 1937, un peintre dont nez et yeux sont devenus des pédoncules-pinceaux. Cet Autoportrait de face en 1931 montre une plaie béante à son oeil gauche (dans le miroir) et le Paysage méditerranén de 1932 montre son oeil transpercé par une dague ornée de l’initiale D, comme Dominguez, son éborgneur. Au-delá des coïncidences, une prémonition magique.
Victor Brauner, Le Monde paisible, 1927, encre sur papier filigrané, 17.2×11.5cm, Centre Pompidou
L’oeil, justement, est aussi au centre de son érotisme : sa première oeuvre publiée en France est ce dessin du Monde paisible, corps tronqué où l’oeil démesuré, grand ouvert, devient organe érotique, objet du désir, sur un fond de vaguelettes; l’oeil n’est plus destiné à voir, mais à percevoir des mystères. Un an plus tard, Bataille publie son Histoire de l’Oeil. La série de dessins Anatomie du désir en 1934-35 présente des prothèses érotiques, hybridations de corps féminin et d’objets, appareils fétichistes objectivant la femme réduite à la sexualité (ici sans tête), évoquant certes Die Puppe, mais de manière plus libre, moins ordonnée.
Victor Brauner, La Palladiste, 1943, huile sur toile, 130x162cm, Centre Pompidou
Tout à fait révélatrice de l’érotisme onirique de Brauner est cette toile de 1943, La Palladiste, où un homme qui semble de plâtre et dont la tête est aussi un poisson, construit, tel Pygmalion, sa femme idéale au moyen d’une sorte de clef anglaise : bras sortant de la tempe, jambe attachée à une épaule sur laquelle poussent deux seins. Tous deux sont de profil, mais avec un oeil de face; derrière eux, suspendus dans un entre-deux, grouillent les serpents du désir. Contrairement à la décomposition cubiste du corps ou aux contorsions de Bellmer, c’est ici un mécano, un désir qui prend forme, un artiste créateur au travail. Et l’étrange titre nous ramène à l’occultisme.
Victor Brauner, Congloméros, 1945, plâtre, 180x117x75cm, MAMVP
Et surtout Congloméros, commencé comme un dessin en 1941 quand Brauner est amoureux de la future archéologue Laurette Séjourné, compagne de Victor Serge : sur un corps menu de femme nue à la tête démesurée, avec des yeux immenses et deux bras supplémentaires, sont greffés deux corps d’hommes acéphales, ou plutôt qui partagent la même tête, tels des monstres siamois; les huit bras se nouent, cachent les yeux, caressent le ventre, les jambes se mêlent. Brauner réalisa une cinquantaine de dessins sur ce motif, certains avec des hybrides floraux ou animaux, puis en 1945, il fit réaliser une sculpture en plâtre à taille humaine par Michel Herz, sculpteur qui avait partagé la vie de Brauner et sa femme pendant la guerre. Cet ensemble sculptural génère une inquiétante étrangeté, il dérange et attire à la fois, c’est un arc tendu de désir fusionnel et monstrueux. Occupant par hasard après 1945 l’atelier du Douanier Rousseau, Brauner y peignit la rencontre d’un Congloméros simplifié et de la flûtiste aux serpents (en haut).
Victor Brauner, Cérémonie, mai 1947, huile sur drap de coton rentoilé, 190x238cm, Fonds de dotation Jean-Claude Lebel
En mai 1947, une centaine de jeunes filles « inéducables », internées à la Santé faute de centre éducatif spécialisé, se rebellent, cassent portes et vitres, volent nourriture et boissons, et, nous dit le journal Combat du 8 mai 1947, font rougir les agents de police venus rétablir l’ordre. Perverses et irréductibles, elles sont allées à l’encontre des bonnes règles et seront donc sévèrement punies. Une des jeunes révoltées, s’étant gavée de chocolat volé à l’économat de la prison, déclara au juge : « C’était la révolution, j’en ai profité ». Cette rébellion plut à Brauner qui lui consacra un grand tableau, qu’il nomma Cérémonie : l’homme debout, carré, rigide, rougeâtre, la tête ceinte d’un laurier, alors qu’un serpent va gober son oeil, incarne l’ordre, portant des éperons et tenant une bougie comme sceptre; la femme souple, nue, bleutée, coiffée d’un croissant de lune astartéen, volant à l’horizontale et buvant un arc-en-ciel de liqueurs, l’enserre de ses deux jambes, geste à la fois de déstabilisation et de désir érotique. Là où leurs corps se rejoignent dans une improbable étreinte, un chat, silencieux; derrière, un soleil à tête de mort. Dans sa dédicace, Brauner parle de ces jours « où toutes les formes de la pensée ont totalement dénaturé les idées les plus élémentaires d’amour et de liberté, les pervertissant » : cette révolte mythifiée est aussi une révolte du corps contre l’esprit, de la nature désirante contre la culture sclérosante.
Victor Brauner, L’Autonoma, 1965, huile sur toile et bois peint, 99x199cm, MASC, Les Sables d’Olonne
Les travaux des vingt dernières années de Brauner montrent une liberté nouvelle sans complexes (comme dans la série Onomatomanie), un affranchissement des normes esthétiques (comme avec ses cadres en forme d’avion ou de voiture dans les séries Mythologies et Fêtes des Mères, un exemple ci-dessus), mais avec aussi un ensemble plus sombre, plus introspectif dans la série des Rétractés (ci-dessous) où se font jour terreur et solitude : dans cette Dépolarisation de la Conscience, la multiplication de son regard halluciné au-dessus d’une machine hybride nous poursuit.
Victor Brauner, Dépolarisation de la conscience II, juillet 1952, huile sur toile, 98x145cm, MAMVP
Le catalogue (312 pages, 160 reproductions pleine page) est bien fait, mais incomplet : si la biographie est fort détaillée et les trente courtes notices des oeuvres principales bien écrites, les essais eux-mêmes ne couvrent presque pas les vingt dernières années de son travail, et c’est fort dommage. L’essai biographique de Radu Stern sur Brauner en Roumanie met surtout l’accent sur sa judéité et soupçonne qu’il n’appartint pas au Parti Communiste, contrairement à ses dires, mais parle trop peu de son travail; celui de Georges Sebbag sur l’oeil pinéal, analyse fort bien cette centralité de l’oeil dans son travail; Camille Morando conte ses années de guerre, la commissaire de l’exposition Sophie Krebs étudie Congloméros, Jeanne Brun se concentre sur ses oeuvres politiques autour de Monsieur K. (que, pour ma part, j’ai trouvées trop simplistes) et Fabrice Flahutez parle de son rapport avec la magie, jusqu’en 1946. Il est donc très peu question dans ces essais de son développement après 1946, peut-être vu comme secondaire ou moins intéressant par des auteurs davantage motivés par le surréalisme. Quelques textes historiques sur Brauner, une bonne bibliographie, pas d’index, ni de liste d’expositions, ni de biographies des auteurs, et la liste des oeuvres en fin de livre, non séquentielle, est malaisée à utiliser; belles reproductions et remarquable impression des photographies illustrant la biographie.
Livre reçu en service de presse