Sommaire de février 2010

21 billets écrits en février.

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3 février  : Renaissance chinoise ?
4 février  : Brera, du Christ de Mantegna à la Cléopâtre de Cagnacci
5 février  : Trop de crânes ! *
8 février  : Elliott Erwitt
9 février  : Des femmes qui se dérobent (Yousouf Wachill)
10 février : Interventions intempestives (Les gens d’Uterpan)
11 février : Lisette Model
14 février : Sarkis et Brancusi
15 février : Griffer le ciel (Peter Knapp)
16 février : Sylphides, entre les vivants et les morts (Bengolea / Chaignaud)
17 février : Censure, scandale et (Beaux) Arts, quand même
18 février : Marguerite Duras, Billancourt, et le nombre pur (Thu Van Tran)
19 février : De la ruine et de l’impossibilité de la représenter (Hadjithomas & Joreige)
20 février : Train fantôme: Même pas peur ! (Sturtevant)
21 février : Musique et légumes (Vienna Vegetable Orchestra)
22 février : Stéréotypes italiens
23 février : Canular : Perec, reviens, ils sont devenus fous ! (Marco Decorpeliada)
24 février : Il faut imaginer Regulus heureux (Turner)
25 février : Céleste (Boursier-Mougenot)
26 février : Des partitions silencieuses
27 février : Identifications et mémoire (Salvatore Puglia)

  • billet le plus lu ce mois-ci, avec 20870 visites

Identifications et mémoire

time-drip-1b.1267014441.JPGLe travail de Salvatore Puglia (à la galerie Sit Down jusqu’au 27 mars) intègre des photos anciennes d’inconnus et les fait resurgir dans la mémoire présente. Des photographies villageoises de Calabre des années 30, de Saverio Marra, portraits joyeux, solennels, innocents, se retrouvent ainsi nappés de sang rouge, couverts d’écriture frénétique, mis en scène, devenus autres (Time-drip 1).

time-drip-detail-03b.1267014454.JPGCe joueur de mandoline et son jeune frère, engoncés dans leurs habits du dimanche, sont ensevelis au fond du souvenir; en surface, cranei d’uomi prehistorici disegnati da des crânes d’home préhistoriques dessinés par Leroi-Gourhan. Pour quoi cette image vibre-t-elle ainsi ? Quel mystère l’habite-t-il ? (Time-drip 3, détail)

buoncostume-wallflowers-1b.1267014411.JPGUne autre série est à base de photographies de la police des moeurs romaines des années 60, trouvées, paraît-il, dans un sac poubelle. Ces prostitués et ces travestis, saisis par le regard anthropométrique judiciaire, non identifiables, deviennent, sur un banal fond de papier peint, des icônes, des traces mémorielles que l’artiste transforme et réanime (Buon costume / Wallflowers 1).

Photos courtoisie de la galerie.

Des partitions silencieuses

ensemble-3.1267011923.JPGLa collection de disques 33 tours et de pochettes de Guy Schraenen, présentée à la Maison Rouge jusqu’au 16 mai, est impressionnante, mais ma culture musicale est insuffisante pour bien vous en parler, d’autres le feront mieux que moi.

allais3.1267011878.JPGJe me contenterai donc d’évoquer une toute petite section de cette exposition, où sont présentées des partitions silencieuses. Nous avions déjà vu celle de Mieko Shiomi dans le catalogue Vides de Pompidou, et j’avais alors montré la devise du silence, portée de pauses et de soupirs ornant le studiolo d’Isabelle d’Este à Mantoue, motif néo-platonicien de méditation. On est assez loin de ces approches contemplatives avec la partition la plus remarquée de cette exposition, la ‘Marche funèbre composée pour les funérailles d’un grand homme sourd’ (Lento rigolando) d’Alphonse Allais (Album primo-avrilesque, 1883) et on peut alors craindre le pire.

partitions2.1267011935.JPGHeureusement, les autres partitions montrées ici sont plus inspirantes, leur vide est plus dense, pourrait-on dire; il n’est pas nécessaire de revenir sur 4′ 33″ de John Cage, partition présentée fermée ici et qu’on meurt d’envie d’ouvrir. Mais la plupart des compositeurs ornent leurs partitions silencieuses de motifs, de dessins, de signes, dans un refus de la feuille blanche, une horreur du vide.

dick-higgins3.1267011906.JPGDick Higgins peuple de nuages sa pièce « Clouds for piano, for Geoffrey Hendricks, Cloudsmith » (West Glover, VT, 1974, dans Piano Album 1980). ‘Cloudsmith’, quel beau titre de gloire pour cet artiste de Fluxus.

ruhm3.1267011949.JPGLa plume de Gerhard Rühm virevolte sur la partition ‘Visuelle Musik’ (1974) dont les pages assemblées composent un ensemble graphique aérien.

stockhausen3.1267011962.JPGKarlheinz Stockhausen, au contraire, dans ‘N°9 Zyklus’ (1961) couvre la portée de motifs géométriques durs, cunéiformes, mathématiques et rigoureux.

bussoti3.1267011892.JPGLa plus belle partition est sans doute celle de ‘Voce bianca’ (1978) de Sylvano Bussoti où le musicien annote sa page en quatre langues, y dessine des flux et des croisements et crée une magie visuelle qui fait rêver à la magie sonore.

Ces silences, ces vides se retrouvent ainsi à la confluence entre une philosophie de méditation et de retrait, une musique de silence et de distinction, et une plastique de légèreté et de sensibilité.

Photos de l’auteur, excepté la photo n°3 (Marc Domage, courtoisie de la Maison Rouge)

Céleste

cbm2.1266874752.JPGUne fois passé le vestibule et sa paire de socles musicaux noir et blanc, on plonge dans un espace sombre, octogonal, rendu immense par le jeu des miroirs. Deux énormes ballons flottent dans l’air, planètes jupitériennes ou molécules géantes. le visiteur se sent tout petit, repoussé contre les parois, écrasé par la majesté de l’installation, jusqu’au moment où il réalise que des caméras (fixées sous les ballons) captent les images de la pièce, qui sont projetées sur les ballons et sur les murs : il voit ainsi sa propre image, fugitive, évanescente, apparaissant ici ou là au gré des mouvements aléatoires des ballons et de la prise de vue. Nains devant ces planètes, nous reculons, évitons et restons là, fascinés.

cbm1.1266874727.JPGComme toujours avec Céleste Boursier-Mougenot, le son est essentiel : ce grésillement, ces battements, ce bruit strident, lancinant sont la traduction sonore des images vidéos captées par les caméras. transcom2, à la Maison Rouge jusqu’au 16 mai, est une installation magique.

Photo 1 de l’auteur, photo 2 de Marc Domage, courtoisie de la Maison Rouge.

Il faut imaginer Regulus heureux (Turner)

Après ‘Picasso et les maîtres’, ‘Turner et ses peintres’, qui, à Londres, se nommait toutefois ‘Turner and the Masters’. C’est un titre inconvenant : autant l’exposition Picasso montrait à quel point celui-ci digérait et transformait le travail des peintres dont il s’inspirait, autant cette exposition-ci (au Grand Palais jusqu’au 24 mai) nous montre pour l’essentiel un Turner copiste inspiré, suiveur respectueux de ses maîtres, digne héritier de la tradition (catalogue).

sainte-famille-1803c.1267027461.JPGD’abord, élève, membre puis professeur à la Royal Academy, très au fait de la demande pour des tableaux imitant tel ou tel style, il se coule dans l’institution et suit ‘à la culotte’ les tendances du marché. Certes, le génie de Turner est déjà là et on voit déjà les lumières vaporeuses, la dilution des formes qui le rendront célèbre (par exemple dans Le déluge, inspiré par Poussin). Mais la rigueur scientifique de l’exposition nous impose des tableaux inspirés par Titien, par exemple, qui sont d’une lourdeur désespérante (La Sainte Famille, ci-dessus) surtout quand on ose les juxtaposer à la Vierge au Lapin, si élégante : formes confuses, composition fouillis, personnages engoncés, nulle grâce hélas. Pire encore est son ‘Pilate se lavant les mains’, supposé inspiré par Rembrandt, ‘toile misérable et ratée’ dit la critique. Par contre, bien sûr, ses tableaux inspirés de Claude Lorrain (avec l’accrochage de la National Gallery les juxtaposant, reproduit ici) sont superbes.

dentisteb.1267027996.JPGAu moment où, à la suite des Lumières et de la Révolution, un monde nouveau se profile, Turner se retire de la peinture religieuse, historique, et se consacre aux paysages : il s’affirme comme délibérément inscrit dans une tradition anhistorique. L’exposition fait ressortir sa quête compétitive du succès : il suffit qu’un Wilkie devienne à la mode en imitant Téniers pour que, aussitôt, Turner se mette à peindre des scènes de genre, un dentiste et son fils (ci-dessus La facture impayée), un maréchal-ferrant, qui sont tristes à pleurer. Mais peut-être y a-t-il quelque gloire (et quelque argent ) à glaner par là. Qu’un Loutherbourg peigne une catastrophe (Trombe d’eau dans les montagnes alpines) et notre Turner, courant après tous les lièvres, se précipite : et hop, une ‘Avalanche dans les Grisons’. Ça ne fait pas nécessairement de la mauvaise peinture, mais c’est confus, désordonné, et surtout humainement désolant : on est à mille lieux de la manière dont Picasso travaillait, et cette partie de l’exposition, si elle est scientifiquement louable, est esthétiquement désolante.

helvoetluys-2b.1267027483.JPGUne des anecdotes les plus révélatrices de la roublardise de Turner, de son souci de l’effet est ce tableau Helvoetsluys, Le Ville d’Utrecht prenant la mer. Accroché avant l’ouverture du Salon de 1832 à la Royal Academy à côté d’un beau Constable (L’inauguration du pont de Waterloo), le tableau semble plat à son auteur, trop gris, trop peu accroche l’oeil. Alors, juste avant le vernissage,helvoetluys-detail-2.1267027500.jpg Turner rajoute une tache rouge dans la mer, qu’il retouchera ensuite pour en faire une bouée, mais qui n’est d’abord qu’une tache de couleur, non point résultat d’une exigence de composition, mais contrepoint compétitif au Constable, pour le faire dès lors paraître terne et discordant. Tout Turner est dans cette anecdote.

regulus.1267027539.jpgIl faut parvenir aux dernières salles pour se défaire de cette impression de suiveur et se laisser aller à la beauté éblouissante des toiles lumineuses de Turner. Regulus était un général romain à qui les Carthaginois coupèrent les paupières et qui dut alors regarder le soleil en face. Dans sa toile (Regulus, 1828/1837) Turner peint l’éblouissement même du soleil : personages et lieux n’ont plus guère d’importance, seule compte la lumière. Le peintre se dépouille enfin de ses carcans académiques et parvient à une modernité fracassante.

tempete-de-neige-bateau-a-vapeur-au-large-dun-port.1267027557.jpgDans cette sublime Tempête de neige en mer de 1842 (au long sous-titre ‘bateau à vapeur au large d’un port faisant des signaux et avançant à la sonde en eau profonde. L’auteur se trouvait dans cette tempête la nuit où l’Ariel quitta Harwich’, pour bien nous signifier que le peintre était présent ce jour là), le tourbillon de neige lumineuse attire, incite à l’immersion totale, à l’ivresse mortelle, et c’est sublime.

payasage-avec-une-riviere-et-une-baie-dans-le-lointain-1845b.1267027521.JPGL’exposition se clôt sur trois des toiles inachevées de 1845, et cet état d’inachèvement est une splendeur : dans ce Confluent de la Severn et de la Wye, il n’y a plus d’architecture, plus d’arbres, seulement des formes originelles et de la lumière. On en viendrait à souhaiter ne voir que ces toiles inachevées (et les voir toutes ici), on en vient à souhaiter oublier le reste de l’exposition, si pédagogique, si érudit, et se contenter de la splendeur de ces toiles de génie. Tel Regulus, on baigne dans le bonheur de l’éblouissement. 

Canular : Perec, reviens, ils sont devenus fous !

22-02-2010-1637-02_edited2.1266853271.JPGIl y avait déjà les écrivains Émile Ajar et Jean-Baptiste Botul, les artistes Nat Tate, Sacha Ackas, Art Keller et le collectionneur Paul Devautour, voici l’artiste brut Marco Decorpeliada. Son nom sonne déjà comme désincarné. Souffrant de graves problèmes psychiatriques, il entreprend d’établir une correspondance entre le catalogue des maladies mentales DSM IV et le catalogue des surgelés Picard. C’est ainsi qu’à 64.0 ‘Troubles de l’identité sexuelle adulte’ correspond 64.0 ‘Crêpes dentelle’, etc… ad nauseam.

Exposé dans les tréfonds de la Maison Rouge jusqu’au 16 mai, c’est en soi moyennement drôle et assez simpliste. Ça l’est moins (drôle) quand on découvre que les auteurs de ce canular artistique sont, à côté d’un OuLiPien de renom, des psychanalystes lacaniens regroupés dans l’OuPsyPo* (c’est à partir de leurs noms qu’a été forgé le nom De Cor Peli Ada) et qu’on devine derrière leurs propos une attaque contre la psychiatrie hospitalière et les thérapies comportementales. Pour peu qu’on se sente un peu concerné par ce sujet, on en sort assez furieux. Tout le monde n’est pas Georges Perec.

  • au nom fluctuant : Ouvroir de Psychiatrie ou de Psychanalyse Potentielle ou Poentielle, selon les sources, voire même OUSPYPO en 4ème de couverture du ‘livre‘ de Decorpeliada. C’est sans doute voulu, je le crains…

Stéréotypes italiens

10b.1266588977.JPGVous pourrez lire ailleurs des développements plus savants et plus didactiques que les miens sur les calotypes et les négatifs sur verre au collodion, à propos de l’exposition sur les débuts de la photographie sur papier en Italie, « Eloge du négatif » au Petit Palais jusqu’au 2 mai. Pour ma part, plus qu’aux techniques, je me suis intéressé aux représentations. Peut-on dire ‘italianisme’ comme on dit ‘orientalisme’, c’est-à-dire regard occidental (ou, ici, nord-européen) sur un pays considéré comme exotique, différent, moins moderne ? La quasi totalité des photographies présentées ici (il s’agit de la période 1846 à 1862), qu’elles soient le fait de photographes étrangers ou italiens, présentent de l’Italie ce qu’on s’attend à en voir selon un stéréotype culturel bien établi à l’époque du Grand Tour : des ruines, des monuments, des statues, des paysages, des images-souvenirs. Et il y en a à profusion (ci-dessus Guillaume de Beaucorps, Rome, San Pietro in Vincoli).

Des habitants ? Oui, quelques-uns, mais à condition qu’ils s’inscrivent dans un type, modèles posant qui avec un broc, qui un tambourin ou qui un bébé au sein (Giacomo Caneva), pêcheur sarde ou fifre napolitain (très beau d’ailleurs avec ses boucles et son regard de braise, de Guillot-Saguez). Un peu de pittoresque (Delessert en Sardaigne), un peu d’histoire (Stefanio Lecchi et Frédéric Flacheron lors de la chute de la République Romaine en 1848; Gustave le Gray à Palerme au moment de l’équipée garibaldienne en 1860). Par moments, on dirait presque une exposition coloniale.

06c.1266588939.JPGL’intéressant, comme toujours, est ce qui déchire ce voile, ce qui montre autre chose, ce qui vient d’un autre point de vue, volontaire ou non. James Graham veut sans doute seulement documenter l’explosion du Vésuve de 1858-1860 (Vésuve, Coulée de lave de 1858-1860 près de l’Observatoire); arrivé longtemps après le drame, il photographie une coulée de lave dans un cadrage serré (on ne voit que des bribes de ciel en haut du cliché), plaçant un compère au second plan pour l’échelle, mais aussi pour signer la transformation de ce désastre en curiosité touristique. Mais c’est la lave qu’il faut regarder attentivement : ses formes courbes, tourmentées, plissées, les replis, les grumeaux de cette matière brute, originelle, sauvage. Graham, avec ce matériau magmatique, a réalisé une image brutale, créatrice, fascinante. Il n’est plus question ici de paysage, de pittoresque, il est question de matière et de forme, d’un art qui s’impose au photographe, qui le dépasse sans doute, et qui en fait un précurseur involontaire de la sculpture abstraite.

11b.1266588996.JPGL’autre photographie qui retint longtemps mon regard est d’un anonyme, mais le carton porte la mention ‘Dr F. Laurent de Santi, Rome, 1854’ : comme ce ne peut être un des protagonistes, c’est peut-être l’auteur. C’est une photo ovale dans un cadre rectangulaire, et elle représente une scène devant un panneau rectangulaire qui en occupe presque toute la surface, ne laissant que des échappées incertaines sur les côtés (Deux officiers et un prélat à table). Pourrait-on la titrer ‘Les sabres et le goupillon’ ? Deux officiers et un prélat finissent leur repas; café et grappa sont sur la table. Les décorations ornent les vareuses, mais aussi la soutane. Nous n’avons point là des modèles complaisamment déguisés pour le photographe, mais, et ce sont presque les seuls de toute l’exposition, des vrais personnes, une vraie scène. Quelle complicité les relie, quelle rivalité les oppose ? Le militaire de gauche, en retrait, vautré sur sa chaise, couvre la scène avec détachement et ironie. Celui de face, bien droit, est plus intense, plus engagé. Quant au curé, l’air chafouin, le crâne dégarni, il plonge le nez dans sa tasse, heureux de la saillie qu’il vient de faire, savourant doucereusement sa supériorité. Sur le mur, derrière eux, se trouve un cadre blanc, vide, tableau, miroir, on ne sait, mais on ne peut en détacher les yeux.
g_mc10kertesz01.1266451930.jpgIl a aussitôt évoqué pour moi cette photographie d’André Kertesz (Szent Endre, Hongrie, août 1975), vue il y a quelques jours, qui est, avec un cliché de Walker Evans, un des pivots de la très intéressante exposition, « Intrusions », présentée par deux jeunes commissaires à la Galerie Michèle Chomette (jusqu’au 6 mars), exposition qui établit des correspondances d’image à image, des cousinages et des reflets : la photographie de Kertesz, elle aussi, comporte en son centre un tableau blanc qui absorbe tout le regard.

Voilà en tout cas une histoire qu’on peut se raconter ici, devant un des rares tableaux de genre de cette exposition, une des rares photographies où le point de vue soit à niveau, local, intégré, et non point étranger, distant, ‘colonial’.

Photos 1 (collection particulière) et 2 (C. Fratelli Alinari) courtoisie du Petit Palais, photo 3 de l’auteur, photo 4 courtoisie galerie Michèle Chomette. Catalogue

Musique et légumes

vvo1.1266758622.jpgJ’ai assisté hier soir au concert de l’Orchestre de Légumes de Vienne, un groupe de dix musiciens dont les instruments sont des légumes, achetés le matin même au marché, et transformés en instruments de musique. Le répertoire va de la techno à Stravinski. Les sons qu’on peut tirer d’une carotte, d’un potiron ou d’une laitue sont étonnants (audio et vidéo sur leur site). C’est un spectacle étonnant et étrangement sensuel; j’aurais dû me mettre au premier rang pour avoir aussi une sensation olfactive, sentir les poireaux, pleurer à cause des oignons, emplir mes narines de la fraîcheur des salades, attraper un pois chiche projeté par inadvertance vers les spectateurs. Sans doute vaudrait-il mieux les entendre et surout les voir dans une plus petite salle, avec une plus grande proximité, une certaine intimité.

vvo2.1266758647.jpgIl n’y avait hélas qu’une seule représentation à Pompidou, mais vous pouvez faire le voyage de Monte-Carlo et les voir le 27 mars lors de la Nuit Surprenante du Printemps des Arts.

Train fantôme : Même pas peur !

Peut-être son nom est-il un mot de passe, un code permettant de distinguer le vulgum pecus, superficiel et commercial des véritables cognoscenti, adeptes de l’art comme réflexion, ainsi que le suggère le Directeur du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris dans l’avant-propos du catalogue de l’exposition Sturtevant (jusqu’au 25 avril). Mais peut-être aussi le titre même, The Razzle Dazzle of Thinking, faisant allusion au camouflage de la pensée*, devrait-il nous inciter à la méfiance, ou en tout cas à la prudence.

1230-08b.1266446397.jpgSerait-ce une exposition de Marcel Duchamp, peut-on d’abord se demander, ou un déménagement des collections du musée au dernier étage ? Au delà des querelles de vocabulaire (appropriationnisme ou pas ?), Sturtevant reproduit, réplique, copie, s’approprie des oeuvres de grands artistes du XXème siècle, Warhol, Beuys et Duchamp en particulier. Cela peut ouvrir la voie à des débats intellectuels interminables sur la validité de cet art conceptuel. Et il y a souvent un détail qui perturbe le bel agencement; ainsi, dans cette reconstitution d’une exposition Duchamp de 1938, peut-être y a-t-il des oeuvres surnuméraires.

sturtevant2.1266446360.jpgsturtevant1.1266446341.jpgEt pendant que le nu descend l’escalier, la manivelle permet de voir, au fond de la ciné box, d’autres oeuvres de Duchamp. Le visiteur, un peu perplexe, s’en veut de n’éprouver qu’un intérêt fugitif pour cette habile construction conceptuelle, et de ne se sentir touché que par le chien qui court en vidéo sur vingt mètres tout au long de la galerie, avant d’accéder à la deuxième moitié de l’exposition.

17-02-2010-2348-34_edited.1266447048.jpgDans cette ‘House of Horrors’, un train fantôme vous emmène avec un compagnon d’aventure dans une série de salles où Frankenstein, Divine, un squelette cliquetant jaillissent soudain des ténèbres et vous font frissonner. C’est drôle et divertissant; cela stimule-t-il la pensée critique, la rend-il visible ? Je reste perplexe, même avec ce joli autocollant remis aux passagers. 

Plus enthousiaste que moi : LBV

  • plutôt qu’à la ‘pensée tape-à-l’oeil’ me semble-t-il.

De la ruine et de l’impossibilité de la représenter

L’exposition à la Galerie In Situ du couple Joana Hadjithomas / Khalil Joreige est d’abord l’occasion de voir la continuité de leur travail récent sur les Images Latentes, images invisibles sur une guerre impossible à conter, corpus d’images non développées, et dont on ne peut avoir qu’une description textuelle sommaire, des mots au lieu des images, seul vecteur possible de l’horreur. On pense bien sûr au Rwanda Project d’Alfredo Jaar qui, lui non plus, ne peut (ne veut) montrer les photos du génocide et se contente d’exposer les boîtes qui les contiennent. Mais ici, au prix de la fiction du photographe Abdallah Farah, les images, non développées, n’existent pas, restent latentes et non pas dissimulées, et l’impact n’en est que plus fort. Un livre d’artistes reprend ces textes, préfacé par Pierre Ménard (l’auteur du Quichotte), bien sûr.

two-suns-in-a-sunset-1.1266357905.jpgC’est aussi l’occasion de voir à Paris la séries Faces, affiches délavées de visages de martyrs, images emblèmes en voie de disparition, que j’avais vue à Sharjah. Une série plus récente, Two suns in a sunset, consiste en montages et surimpressions de vues de Beyrouth, prises d’endroits proches à des moments différents. L’image est floue, incertaine, déroutante,equivalence32.1266357924.JPG incohérente : encore une impossibilité de saisir le réel, de cerner l’histoire.

Il faut aussi écouter la longue vidéo ‘Aïda Sauve-moi’, une lecture-performance qu’ils donnèrent à Schaerbeck (où Aïda se nommait Amale) et qui, au prétexte d’un incident rocambolesque à propos de leur film A perfect day, est une excellente introduction à leur travail. Mais il y a aussi des travaux plus anciens, que j’ai découverts ici. Les équivalences, photographies d’immeubles en ruine, font perdre tout repère, s’attachant à des éléments de ruine mis en scène comme des sculptures, impossibles à appréhender dans la réalité et devenus de purs objets formels : ainsi de ce crochet de métal sur un fond de couleurs délabrées.

hipopotame-bestiairemr2.1266357964.JPGLa série des Bestiaires reprend des morceaux de réverbères tordus par les bombes: on peut y voir des formes animales, cobra, hippopotame, lapin ou éléphant, une manière familière d’apprivoiser ces traces de mort. Mais le hasard qui a présidé à ces déformations, hasard d’un missile israélien ou d’une rafale milicienne, a créé ainsi des sculptures involontaires quasi surréalistes elles aussi.mantre-bestiairemr2.1266357978.JPG A leur propos, les artistes citent Mahmoud Darwich « La forme d’une forme qui n’a pas de forme ».  Il faut poursuivre la citation : « parce que l’avenir reste indécis, parce que la certitude y est passagère, parce que la durée y est provisoire ». Si on doit se retirer de la représentation impossible du réel, c’est en abolissant l’image, en oubliant la forme, en tentant d’arriver à son essence même, à sa latence inexprimée.

Photos courtoisie de la galerie.