Bilan 2020

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Pendant cette étrange année, voyant moins d’exposition depuis Mars (une soixantaine au total cette année), j’ai beaucoup écrit sur des livres (près de 50, dont une vingtaine en billets spécifiques, les autres dans les sommaires récapitulatifs) et, à Paris en décembre, sur des oeuvres d’art dans des églises (Périples parisiens tala), faute de musées, fermés.

Meilleure exposition de l’année, indubitablement, celle de David Brognon et Stéphanie Rollin au MAC VAL.

Meilleure exposition hors de Paris (et c’est aussi un livre), celle d’Ariella Aïsha Azoulay à Barcelone (deuxième billet).

Moins bonne exposition, car j’en attendais davantage, celle du Louvre sur la figure de l’artiste, pas vraiment mauvaise, mais décevante.

Meilleur « gros » livre recensé, celui sur Kirchner chez Prestel, son génie et ses ambiguïtés, catalogue de l’exposition à la Neue Galerie.

Meilleur « petit » livre recensé, Éros et Vertu d’Alberto Maria Banti, chez Alma.

Pire livre, le catalogue de l’exposition Masculinities au Barbican, chez Prestel.

Et, entre les deux, un livre dont l’intention était excellente, mais la réalisation imparfaite, l’Histoire mondiale des femmes photographes, chez Textuel.

315 000 visiteurs cette année.

Article le plus lu cette année, plus de 8000 fois, mon billet de 2019 sur Charlotte Salomon.
Et article de 2020 le plus lu en 2020, celui sur l’exposition « Notre monde brûle » au Palais de Tokyo, lu près de 2000 fois (je ne m’y attendais pas).

Pour les obsédées de la parité, au total 29 billets consacrés à des femmes (dont 20 expositions) et 31 billets à des hommes (dont 22 expositions) : or je n’y fais même pas attention au quotidien, mais seulement en récapitulant au moment du bilan annuel. Comme on ne peut pas dire que le monde de l’art ne soit plus inégalitaire, c’est donc que, inconsciemment, mon regard est biaisé. Par contre, l’art dans les églises, c’est autre chose.

Sommaire de décembre 2020, et quelques livres

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17 articles ce mois-ci, dont 11 sur des églises parisiennes

1er décembre : Cristina Ataide, en rouge et noir
3 décembre : Trois expositions à Lisbonne (Filipa Ventura, Catarina Marto & Raquel Pedro, et Elisa Pône)
6 décembre : Le régime israélien d’occupation, une archive photographique (1967-2007), Ariella Aïsha Azoulay
14 décembre : Le flipper situationniste (Jacqueline de Jong)
15 décembre : Christo et les faucons crécerelles (Cahiers d’Art)
16 décembre : Temps fantôme, temps gratuit (Raphaël Dallaporta)
17 décembre : Périples parisiens tala 1 : Saint-Denys-du-Saint-Sacrement (Delacroix)
18 décembre : Périples parisiens tala 2 : Saint-Paul-Saint-Louis (Delacroix)
19 décembre : Périples parisiens tala 3 : Saint-Sulpice (Delacroix)
20 décembre : Périples parisiens tala 4 : Saint-Germain-des-Prés (Restout et Heim)
21 décembre : Périples parisiens tala 5 : Saint-Germain-l’Auxerrois
22 décembre : Périples parisiens tala 6 : Saint-Gervais-Saint-Protais (Préault)
23 décembre : Périples parisiens tala 7 : Saint-Louis-en-l’Île (Lehmann)
24 décembre : Périples parisiens tala 8 : Saint-François-Xavier (Tintoret, Giordano, Gennari)
25 décembre : Périples parisiens tala 9 : Saint-Michel-des-Batignolles (Morgan Snell et Chicotot)
26 décembre : Périples parisiens tala 10 et dernier : Saint-Séverin (Bazaine, Brueghel, Schneider)
27 décembre : Périples parisiens tala : petit bilan

Quelques livres

Note déontologique : Comme je vois moins d’expositions, j’écris beaucoup sur des livres depuis quelques mois. Je souhaite donc expliciter les règles que je me suis fixées. J’écris systématiquement quelque chose sur les livres que j’ai sollicités auprès de l’éditeur (ou du diffuseur, ou du musée), parfois quelques lignes, parfois un article entier, selon mon intérêt et mon inspiration. J’écris presque toujours sur les livres qui m’ont été envoyés sans que je les ai sollicités, sauf s’ils ne m’intéressent vraiment pas du tout. Et, dans ces deux cas, je mentionne « reçu en service de presse ». J’écris aussi sur des livres que j’ai achetés moi-même, selon mes envies, y compris sur des livres que j’avais sollicités, mais que, craignant peut-être ma critique, on ne m’a pas envoyés, et que j’ai donc achetés (et, perfide, j’en indique alors le prix). Et, comme j’espère vous l’avez remarqué, ici par exemple, ce n’est pas parce que j’ai reçu un livre gracieusement que ça influence mon jugement.

Yves Klein, Les éléments et les couleurs, Paris, Arteos, 2020, 248 pages, plus de 120 reproductions en couleur d’oeuvres d’Yves Klein plus de nombreux documents en noir et blanc. Ouvrage accompagnant l’exposition éponyme (que je n’ai pas vue, mais je en suis pas le seul : je n’ai trouvé qu’une seule critique; jusqu’au 29 janvier) au Domaine des Etangs à Massignac (hôtel de luxe avec un espace d’exposition), commissaires Daniel Moquay et Philippe Siauve. Essai bilingue français anglais de Klaus Ottmann, notices de Ottmann sur certaines oeuvres. Ce n’est pas vraiment un catalogue de l’exposition, mais plutôt un ouvrage de référence sur Yves Klein, organisé en six parties : les quatre éléments alchimiques, feu, eau, terre et air (chacune avec les oeuvres se rattachant à un de ces éléments), plus l’immatériel (avec en particulier, les Zones de sensibilité picturale immatérielle), et un chapitre un peu bancal sur les couleurs (dont l’ex-voto de Santa Rita de Cascia), plus quelques images de réactivation de certaines de ses installations (et des vues du parc du château …). L’essai de Ottmann met l’accent sur la spiritualité de Klein, catholique et rosicrucien, utopiste sans être mystique, influencé par Fourier et par Bachelard; c’est plus une histoire intellectuelle de Klein (son précédent livre avait pour titre Yves Klein le philosophe) étayée par de nombreuses citations de l’artiste. Dans ce contexte, plus philosophique, on aurait pu souhaiter un peu plus de référence à l’alchimie et à la Rose-Croix, voire à la pensée des Archers de Saint Sébastien, mais c’est une démonstration intéressante et originale par rapport à la plupart des écrits plus classiques sur l’artiste, même si elle peut dérouter. Livre reçu en service de presse.

Manifesta 13 Marseille, Le Grand Puzzle, Berlin, Hatje Cantz, 2020, 336 pages (existe aussi en anglais). A l’occasion de Manifesta, le cabinet d’architecture hollandais MVRDV et l’université de Delft (The Why Factory), sous la direction de Winy Maas ont réalisé une étude urbanistique de Marseille. Marseille, ville française la plus ouverte sur le monde, ville rebelle, multiculturelle, créative, fière et accueillante à tous les exils. Après des entretiens de notables (préface de Jean-Claude Gaudin, c’était avant …), d’universitaires, de cultureux, mais aussi d’un agent d’entretien et de deux dirigeants de l’OM, le livre présente 35 cartes statistiques, comparant Marseille avec six autres villes portuaires européennes (Oslo, Copenhague, Rotterdam, Valence, Naples et Athènes; curieusement, pas Barcelone) : Marseille est n°1 en habitat insalubre, en vote d’extrême-droite, en nombre de quartiers fermés, en nombre de SDF, n°2 en homicides (après Athènes), n°3 en pauvreté, mais n°4 en nombre de mosquées et n°6 en proportion d’habitants étrangers (non citoyens), contrairement à bien des idées reçues. Enfin, une trentaine de propositions plus ou moins utopistes, comme un brumisateur géant devant la Major, un pont vers Alger (752 km) et un colosse à l’entrée du Vieux Port (pour remplacer le pont-transbordeur). Mais peu de choses pour améliorer la vie dans les Quartiers Nord … Livre reçu en service de presse.

Nino Migliori, Lumen, Cappella dei Pianeti e dello Zodiaco nel Tempio Malatestiano, San Severino Marche, Quinlan, 2017, 100 pages, 40 photographies noir et blanc. Nino Migliori, qui n’a que 94 ans, est un des plus grands photographes italiens contemporains, trop peu connu en France; son travail va du néoréalisme à l’expérimentation alchimique en passant par une réinterprétation du réel, dont les séries Lumen sont un exemple. Comment les contemporains voyaient-ils les sculptures et bas-reliefs au Moyen-Âge ou à la Renaissance, dans la pénombre des églises ? A la lueur des bougies. Et donc Migliori, éclairé à la bougie, a photographié les lions de la Cathédrale de Modène, la lamentation sur le corps du Christ de Bologne, le Christ voilé de Naples, le Tombeau d’Ilaria à Lucques, le Baptistère de Parme et, ici, la Chapelle des Planètes et du Zodiaque du Temple Malatesta à Rimini, avec les bas-reliefs d’Agostino di Duccio montrant les 12 symboles zodiacaux, mais aussi sept dieux et déesses antiques pour les planètes (ce que Pie II n’apprécia guère : « moins une église chrétienne que le temple d’infidèles adorant le démon »). Les très belles photographies en gros plan, remarquablement imprimées sur fond noir, jouent avec la matière du bas-relief et la fragilité de la lumière. Textes en italien de Moreno Neri et de Roberto Maggiori, commissaire de l’exposition à Rimini en 2017/18. Livre reçu en service de presse.

Plusieurs livres de photographie de cette même maison d’édition italienne Quinlan: Fabio Torre sur le fameux Hotel Chelsea à New York (en anglais et italien); A Macchia do Leopardo de Renato Gasperini (avec un beau texte de Sabrina Ragucci sur la chaise de Vincent, en italien); Populusque, de Pietro de Tilla et Carlo Matteo Golla sur des personnes en costume de centurions romains (texte de Sergio Giusti en italien); une réédition (préfacée par Italo Zannier) d’un livre de 1903 sur les tatouages de criminels (classés par thème : religieux, de vendetta, politiques, érotiques et obscènes, affectifs, contre le mauvais sort, animaliers) avec 42 photographies étonnantes et des textes en italien de Emanuele Mirabella et du fameux Cesare Lombroso; Miss Q Lee de Jacopo Benassi sur un trans; et le catalogue d’une exposition d’une centaine de portraits non conventionnels de 27 photographes italiens, dont Nino Migliori (né en 1926), Guido Guidi, Mario Cresci, Paolo Gioli (Sconosciuti), Fabio Sandri, jusqu’à Fabrizio Bellomo (le plus jeune, né en 1982; des dessins composites au stylo-bille), avec un texte en italien de Roberto Maggiori. Livres reçus en service de presse.

Et enfin, plusieurs livres de photographie publiés par l’Espace Jhannia Castro à Porto : l’Espagnole Ampara Garrido photographie Tiergarten, un jardin romantique au fil des saisons; Juan Rodriguez, dans Nowhere, propose des photos de voyage souvent incertaines et mystérieuses; Igor Sterpin, qui vit à Porto, montre des paysages brumeux, des détails ambigus, des ombres envahissantes; les vues nocturnes de Paris d’Andréas Lang sont très hugoliennes; et les sombres photographies de prostituées philippines de Guy Monnet s’efforcent de redonner une dignité à ces femmes, sans voyeurisme (textes d’Elvira Lindo et de Maité Leal). Livres reçus en service de presse.

Périples parisiens tala : petit bilan

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J’ai fait ces dix visites d’églises parisiennes pour satisfaire ma scopophilie alors que les musées étaient fermés. Plutôt qu’à l’architecture des églises, domaine dans lequel je suis peu compétent et ne vous dirais que des banalités, je me suis intéressé aux oeuvres d’art, surtout des peintures, quelques sculptures et des vitraux. Et j’ai fait quelques belles découvertes, en espérant avoir donné à des lecteurs l’envie de suivre mes périples.

Mais je n’ai pas tout vu, très loin de là. Vous pouvez aussi aller à Saint-Eustache pour la Vie du Christ de Keith Haring et d’autres oeuvres contemporaines, à Sainte-Marguerite pour le Massacre des Innocents de Pacecco de Rosa, à Saint-Pierre-de-Montmartre pour la Déploration d’un élève de Ribera, ou, plus difficile car rarement accessible, à la Chapelle de l’Infirmerie Marie-Thérèse pour la très belle Sainte Thérèse du Baron Gérard, et bien d’autres encore; et vous pouvez aussi sortir de Paris.

Premier constat : on n’est pas à Rome, Naples ou Venise. 95% des oeuvres d’art dans les églises sont de qualité médiocre, voire épouvantable, sans la moindre recherche artistique (et j’ai visité aussi quelques églises sur lesquelles je n’ai pas écrit, n’ayant RIEN à dire). D’ordinaire, sauf syndrome de pédanterie aiguë, on jette à peine un oeil sur cette abondance de bondieuseries, d’art sulpicien, principalement du XIXe, et on fait bien. Comme disait Huysmans, esthète raffiné, laissons les pourrir et s’éteindre dans l’humidité des chapelles. Hélas, tous ne sont pas d’accord, patrimoine inaliénable et sacro-saint, etc.

Deuxième constat : je n’ai vu que des oeuvres d’hommes, à cette exception près (seule à Paris l’église du Saint-Esprit, achevée en 1935, que je n’ai pas visitée, montre des oeuvres de plusieurs femmes artistes, des fresques de six femmes membres des Ateliers d’Art Sacré). Un double patriarcat, celui du monde de l’art et celui de l’Église, me direz-vous. Mais y a-t-il d’autres artistes femmes cachées ? Sans nul doute. Il existe bien des femmes peintres/artistes d’église en Italie, au Portugal, en Flandres, à Londres, mais il n’y en aurait pas à Paris ? Alors, les Guerilla Girls vont-elles se mobiliser pour cette noble cause ? Existera-t-il une Histoire mondiale des femmes dans l’art sacré, comme celle-ci ?

Ce furent des visites intéressantes, agréables, avec parfois de beaux échanges. Tirer parti de la pandémie pour sortir des chemins battus. Mais point trop n’en faut. Dix suffisent, pour l’instant.

Mes principales sources d’information : d’abord le Guide Bleu, ensuite cet excellent site, et aussi ce livre de Bertrand Dumas.

Périples parisiens tala 10 et dernier : Saint-Séverin

Jean Bazaine, Le Mariage, 1967, vitrail, église Saint-Séverin, Paris

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Dans Paris intra muros, il y a relativement peu d’art contemporain dans les églises, excepté à Saint-Eustache qui accueille d’ailleurs fréquemment des installations temporaires (comme celle-ci à laquelle j’avais participé). J’ai donc voulu conclure mes périples par l’église Saint-Séverin pour la galerie qui en dépend et pour les vitraux de Jean Bazaine qui datent de 1967 (le maître verrier fut Henri Déchanet). Saint-Séverin a toujours été mon église parisienne préférée, ce fut ma paroisse (si tant est que j’en eus une) et l’élégance des voûtes flamboyantes en palmier et du double déambulatoire avec son pilier tors m’avait séduit au premier abord, une « délicieuse flore de pierre » disait Huysmans. Ce déambulatoire est illuminé par les vitraux de Bazaine, motifs abstraits aux couleurs vives, plus chaudes au Nord (à gauche), plus sourdes au Sud. Chaque baie est de forme et taille différentes, chaque vitrail est consacré à un sacrement : l’extrême-onction (dans une dominante orange), le mariage (à dominante jaune; ci-dessus), la confirmation (rouge), deux vitraux pour le baptême (bleu), l’eucharistie (rouge), la pénitence (orange), et l’ordre ou sacrifice (violet). Alors que pendant des siècles, depuis la fin du Moyen-âge, le vitrail avait très souvent été répétition stérile et oiseuse, est apparu, au milieu du XXe siècle, avec Manessier, Bazaine et quelques autres (et ensuite Soulages à Conques ou Robert Morris à Maguelone), un nouvel art du vitrail abstrait : non plus une figuration narrative (comme avec Chagall, l’Art Nouveau, ou Raysse), mais la construction d’un environnement de lumière et de couleur dans lequel le fidèle est plongé tout entier. Ceux de Bazaine en sont le plus bel exemple à Paris. Avançant lentement dans le déambulatoire au rythme des piliers par une journée ensoleillée, on est tour à tour nimbé d’orange, de jaune, de rouge, puis de bleu ou de violet. Chaque vitrail est accompagné d’une parole sainte choisie par l’artiste, d’Isaïe à l’Épitre aux Corinthiens : celle du mariage, tirée du Cantique des cantiques, comme il se doit (VIII, 7), dit : « Les grandes eaux ne pourront éteindre l’amour, ni les fleuves le submerger ». Ce vitrail du mariage, sacrement de l’amour, est le seul vitrail d’un seul bloc, car sa fenêtre n’est point ornée de meneaux, seuls les plombs y dessinent les contours. Cet ensemble est peut-être, esthétiquement parlant, le lieu le plus spirituel de tout ce que j’ai vu, celui où la foi ou l’émotion sont les plus pures, les moins soumises à la narration, au détail, au pittoresque.

Claude Vignon, Saint Paul, 1630-40, huile sur toile, détail

Si, avant Bazaine, certains vitraux historiques de Saint-Séverin étaient déjà remarquables (en particulier l’Arbre de Jessé de 1482 en façade, mais c’est un trésor caché peu visible de l’intérieur à cause de l’orgue), on ne peut en dire autant des peintures : Flandrin, Heim, Signol, Schnetz, Hesse, Biennoury, etc. ont sévi ici (Huysmans, en esthète averti, les qualifiait, p.180, de sinistres, et il disait sa joie de les voir pourrir et s’éteindre dans l’humidité des chapelles; mais d’autres vitupèrent …). On remarque quand même un très sombre Saint Luc écrivant l’Évangile, de Trophime Bigot à gauche et, dans le curieux Saint Paul à la barbe frisée du prolifique Claude Vignon, au-dessus de la porte d’entrée de la sacristie, une nature morte de papiers, plumes et encrier du plus bel effet, comme jaillissant du tableau. Petit détail, j’ai cherché sans la trouver cette clef de voûte de la fin du XVe montrant une discussion conjugale semble-t-il très animée entre les parents de la Vierge (mais ce serait en fait un baiser exprimant la chaste conception de l’enfant).

Pierre Brueghel le Jeune, Crucifixion, vers 1600, huile sur bois, 90x130cm

Mais il faut passer la porte, sous l’égide du sacristain, pour voir le seul tableau de Pierre Brueghel le Jeune actuellement visible à Paris. Comme souvent chez lui, il s’agit d’une copie, autour de 1600, d’une Crucifixion de son père de 1559, laquelle a disparu. Le fils en a effectué au moins trois copies : l’une est à Philadelphie, l’autre en mains privées, et la troisième ici même, dans la sacristie que ce visiteur a qualifiée de placard à balais. Pour le Carême de cette année, le Père Vincent Thiallier, vicaire de Saint-Séverin, a rédigé un texte très complet autour de ce tableau (en quatre parties : I, II, III et IV), comme vecteur d’une méditation sur la Passion à partir d’une analyse iconographique très détaillée que je vous conseille de lire. Ce que nous voyons là, c’est une crucifixion en cours : le Christ est déjà crucifié, on vient juste d’en terminer avec le mauvais larron, et on est en train d’ériger la croix du bon larron, d’où une composition assez peu fréquente, moins verticale que de coutume. Le montage ci-dessous est extrait du texte du Père Thiallier.

Pierre Brueghel le Jeune, Crucifixion, vers 1600, détails (P. Vincent Thiallier)

Au lieu d’une scène resserrée sur quelques protagonistes, les croix émergent d’une confusion tumultueuse, une foule de peut-être 150 personnes, des soldats (au premier plan, trois d’entre eux se disputent la tunique du Christ), des dignitaires à cheval (dont un homme en manteau rouge attirant le regard). L’oeil errant dans cette foule bigarrée ne trouve la Vierge qu’au bout d’un moment, non pas au pied de la Croix comme d’ordinaire, mais à l’arrière-plan à droite, réconfortée par trois Saintes Femmes, par Jean et par Joseph d’Arimathie. Et, autre originalité, la scène, au lieu d’être au sommet d’un mont, est ici surplombée par de hautes montagnes sauvages, avec Jérusalem au loin, et le Dôme du Temple au fond dans l’axe central, alors que la Croix est décentrée (ce qui, selon l’exégèse citée plus haut, dénote le lien entre le Temple et la Croix, entre l’Ancien et le Nouveau Testament). Ce tableau est donc, à bien des égards, une Crucifixion assez originale; on en trouve très peu de traces dans la littérature et même dans les bases de données.

Georges Schneider, Notre-Dame du Beau Savoir, 1985, bronze

La chapelle construite par Mansart en 1673, ovale, claire et d’un classicisme contrastant avec le gothique flamboyant de l’église, ne se visite pas, en principe, elle est réservée à la prière, ce que je respecte et regrette, car d’une part c’est là que sont montrées, en rotation, les 58 planches du Miserere de Rouault (qui fut apprenti-verrier ici même), et d’autre part elle héberge un autel, un ambon, un tabernacle et deux statues en bronze de Georges Schneider, cette Vierge à l’enfant, dite Notre-Dame du Beau Savoir, patronne des universitaires, où la forme de l’enfant Jésus pourrait rappeler un livre ouvert, et un Christ de douleur, tordu et suspendu sur le mur clair; mais on ne peut rester là, pas le temps d’admirer.

Vue de la galerie Saint-Séverin depuis le porche de l’église, photo de l’auteur

Et enfin, juste devant l’église se trouve le plus petit centre d’art contemporain de Paris, géré par l’association Art Culture Foi, qui expose depuis 30 ans dans cette vitrine une oeuvre, une seule, en lien avec la spiritualité chrétienne, et, plus particulièrement cette année, avec les questions de migration et d’exil (j’y avais vu, il y a presque douze ans, Claude Closky). Sous l’énigmatique intitulé Pétrichor (que l’artiste explicite ici), Giulia Andreani y montre (jusqu’au 31 janvier) son tableau Il ratto di Europa (le rapt d’Europe) où quatre médecins cavaliers de l’Apocalypse, impuissants, résignés, vont laisser leur jeune patiente mourir : l’Europe, non pas l’U.E., mais notre culture, nos Lumières, nos antiques solidarités, notre hospitalité et notre ouverture au monde, tout ce qui se délite inexorablement ici depuis plusieurs années. Et c’est sur cette note quelque peu pessimiste et angoissée que s’achèvent, pour l’instant, ces périples dans des églises parisiennes, dont je ferai le bilan demain.

Périples parisiens tala 9 : Saint-Michel-des-Batignolles

Maria / Flora Morgan Snell, La Pentecôte, 1964/66, huile sur toile, 600x400cm, église Saint-Michel-des-Batignolles, Paris

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L’art religieux est, de manière dominante, un domaine d’artistes masculins. Une des rares exceptions à cette règle « patriarcale » , comme on dit, se trouve dans cette curieuse et méconnue église du XVIIe arrondissement, engoncée dans un pâté de maisons, et dont, depuis l’Avenue de Saint-Ouen, on peut apercevoir furtivement le clocher surmonté d’une statue de l’archange au fond d’une petite rue. Cette église du début du XXe siècle est recouverte de briques, et son intérieur sombre, plus ou moins néo-byzantin, est orné de bois exotiques et éclairé par des vitraux abstraits assez réussis (de qui ?). Et il y a donc deux très grandes toiles (chacune de 24m2) de Maria (ou Flora) Morgan Snell (1920-2007). Femme peintre peu connue, mais appréciée d’André Maurois et de Louise de Vilmorin, elle était née dans la grande bourgeoisie brésilienne, épousa le comte de Moustier, et s’installa en France avec son mari en 1948. Grande mondaine, vivant entre ses deux pays, elle fut interviewée en 1977 par la fameuse romancière brésilienne Clarice Lispector (deux mois avant sa mort) qui en fit un méchant portrait la ridiculisant (sourire permanent, coiffure surélevée, et couleur lilas, des vêtements aux lèvres). Et pourtant, au-delà de ses mondanités, Morgan Snell fut une artiste atypique, inclassable et rétive aux conventions picturales. Ce petit film montre assez bien sa dualité, femme du monde et artiste, et comment elle en joue plutôt finement : on a du mal à imaginer que cette mondaine un peu empruntée puisse réaliser une oeuvre aussi puissante. Combinant dans son approche la tradition antique et classique, de la statuaire grecque à Michel-Ange, Véronèse ou Géricault, avec une dimension tropicale, tant par certains motifs exotiques que par la facture et la vivacité des couleurs, dans la lignée du Manifeste anthropophage, elle fut une peintre du corps humain, de son anatomie, des muscles et de la peau, avec une sensualité déroutante, au point que le Centre Pompidou la qualifie d’icône gay (elle raconte elle-même dans le film, que, comme, voulant éviter les préjugés anti-féminins, elle signait sans prénom, beaucoup la prirent pour un homme prénommé Morgan, et certains homosexuels lui écrivirent des mots doux). Elle cessa de peindre en 1978 quand son mari mourut à l´âge de79 ans. Une exposition à Rio de Janeiro en 2016 a un peu remis son travail à l’honneur. Une toile d’elle, longue de 10 mètres, Les Ravisseurs des Mers, se trouve au bureau de poste des Sables d’Olonne. Les deux toiles ici présentes étaient précédemment à l’église de la Sainte-Trinité, dans l’absidiole de la Vierge, très en hauteur, et furent déplacées dans cette église-ci en 1992, où elles sont bien plus en harmonie avec le décor.

Maria / Flora Morgan Snell, La Pentecôte, détail

La première toile qu’on voit à gauche en entrant dans l’église, monumentale, est La Pentecôte. C’est une impressionnante contre-plongée, dans une architecture à colonnes d’aspect antique que l’oeil peine à calibrer : une Vierge vêtue de bleue, sur laquelle descendent les rayons du Saint-Esprit, émerge d’un fouillis exubérant de corps entremêlés. L’espace est raccourci, compressé, déconcertant. Tout en haut, deux petits personnages, l’un volant (un ange ? Dieu le Père ?), l’autre semblant plongé dans le bleu d’une eau. Autour de la Vierge, dix apôtres visibles (et deux dont on ne voit que les mains, à gauche), certains (dont, à sa droite, saint Jean, je pense) avec des coiffures très années 60. Un écuyer en tunique rose tenant le cheval près des apôtres fait la liaison entre les deux espaces : celui du bas s’agence autour d’un masque noir d’où jaillit une eau qui semble une robe. Devant lui prie une femme nue agenouillée : rites chrétiens et rites païens, vaudou peut-être, se mêlent. Les personnages d’en bas sont plus colorés : le visage d’une jeune femme noire derrière l’écuyer à droite, un Indien bandant son arc devant lui, à droite un homme chauve à la peau mate coiffé d’un étrange chapeau carré, devant lui, trois jeunes femmes peu vêtues, tout un concert tumultueux de peaux de toutes les teintes, de muscles, de chairs, qui donne le tournis.

Maria / Flora Morgan Snell, La Présentation de la Vierge au Temple, 1964/66, huile sur toile, 600x400cm, église Saint-Michel-des-Batignolles, Paris, ph. de l’auteur

La Présentation de la Vierge au Temple, tout aussi grande (médiocre photo, désolé), est fondée sur la même construction en contre-plongée, où l’architecture, vue d’en bas, semble faire s’envoler la scène, même si on n’en comprend pas bien la structure : que sont ces murs à gauche et dans quel sens vont-ils ? La Vierge, tunique blanche et manteau jaune, est reléguée à l’arrière-plan en haut à droite, un procédé inspiré de Velazquez ou de van Winghe. Mais on l’oublie vite, on néglige les deux trompes d’éléphant à droite, le regard glisse sur le lutteur de dos à mi-hauteur et se fixe sur les magnifiques anatomies du premier plan, un éphèbe à la colombe, un Noir athlétique assis en bas à droite et, lui faisant face, un métis pensif, une peau de tigre sur la cuisse, sous une replendissante étoffe rouge très Greco. À la différence de l’autre toile, pas de femmes ici, excepté Marie et, sans doute, sainte Anne au centre, mais la sensualité n’est pas moindre. On est comme écrasé par ces compositions, qu’on peine à structurer, dont on ne comprend pas tous les signes, mais qui s’imposent par leur richesse, leur complexité, le jeu des formes et des lumières. Remarquablement dessinée, avec une précision clinique, c’est une peinture de sculpteur, puissante, titanesque, qui ne se limite pas à l’anatomie (comme lui, par exemple), mais réalise un équilibre audacieux entre l’architecture et les corps idéaux qui la peuplent. Sous couvert de thèmes chrétiens, un paganisme antique resurgit, et on devine l’influence des peintres et penseurs de la Renaissance combinant néo-platonicisme et christianisme. Une intéressante découverte.

Georges Chicotot, L’Ange peintre dans l’atelier du moine assoupi, n.d., huile sur toile, église Saint-Michel-des-Batignolles, Paris, ph. de l’auteur

Cette église offre d’autres découvertes, d’ailleurs : un ensemble en bois brut, rudement taillé, du Christ avec deux apôtres endormis (de qui est-ce ?), une Nativité de Marie attribuée à Jeronimo Jacinto Espinosa, scène ténébriste dont la simplicité rustique séduit, et cet amusant tableau de Georges Chicotot, radiologue, peintre, surtout de sujets médicaux, (et vigneron ?) : l’artiste épuisé s’est endormi devant sa toile, sa palette à la main, et un ange vient à son secours et complète le tableau, peut-être une ébauche de la scène centrale du Couronnement de la Vierge. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait de saint Luc, mais c’est plus probablement Fra Angelico (il existe un tableau sur le même thème d’Albert Maignan à Saint-Valéry-en Caux). Dernière curiosité de cette église pleine d’imprévus : l’orgue provient des salons de l’Hôtel Majestic et fut transféré dans l’église quand le Ministère de la Guerre s’installa au Majestic en 1938 : des fêtards aux fidèles …

Périples parisiens tala 8 : Saint-François-Xavier

Jacopo Robusti dit le Tintoret, La Cène, 1559, huile sur toile, 240x335cm, église Saint-François-Xavier, Paris

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Les voies du Seigneur sont impénétrables. Sauf erreur, il n’y a à Paris que six toiles du Tintoret, quatre au Louvre (un superbe Autoportrait, le Couronnement de la Vierge, un Portrait au mouchoir et, attribué seulement, un autre Portrait; la superbe Suzanne au bain est désormais au Louvre Lens), plus une Adoration des Bergers qui était dans l‘ancienne église Saint-Honoré-d’Eylau et que le Louvre a récupérée pour raisons de sécurité, mais ne montre pas, et, seule visible ces jours-ci, une Cène dans l’église Saint-François-Xavier des Missions étrangères. On pourrait donc penser que le curé de Saint-François-Xavier, fier d’héberger un tel trésor, le mettrait en avant comme un des joyaux de son église. Que nenni ! Ici, on glorifie Flachéron, Audran, Denuelle, Lecamp, Lenoir, Chassevent, « tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau ! », comme il est dit dans Cyrano (à propos des Académiciens d’alors). Si vous voulez voir ce Tintoret, il vous faudra d’abord trouver le sacristain, qui, s’il n’est pas trop occupé, ni de trop mauvaise humeur, vous ouvrira la porte de la sacristie des mariages, à la droite du choeur. L’avantage, c’est que vous serez seul à seul avec le tableau (nonobstant la présence derrière vous d’une Communion d’Henry Lerolle en deux fragments inégaux, banale mais assez réussie, avec ses lignes dures et ses couleurs froides). Cette Cène fut peinte pour la Confrérie de l’église San Felice à Venise, elle en disparut au XIXe siècle, appartint à la Duchesse de Berry, puis au baron du Teil, puis fut offerte à l’église. Elle est assez proche de trois des autres Cènes de Tintoret, restées, elles, dans des églises vénitiennes, San Trovaso, San Marcuola ( la première, en 1547) et San Simeon il Grande, alors que ses autres Cènes, comme celle de San Giorgio Maggiore, la plus connue, qui eut l’honneur de la Biennale de Venise, sont sur un schéma différent.

Le Tintoret, La Cène, détail

Nous sommes là dans la première partie de la Cène, la dénonciation de Judas, avant l’Eucharistie. Le format carré de la table, permet, contrairement à la Cène linéaire, frontale de Vinci ou de Champaigne, de jouer sur la profondeur et le dynamisme : Judas est de dos, cachant derrière lui (et donc bien visible à nos yeux) sa bourse aux trente deniers et se tordant vers la gauche, alors que le Christ, le doigt levé, s’incline légèrement vers la droite du tableau, vers Jean endormi. Le mouvement de balancement des apôtres confrontés à cette révélation, est remarquable : ceux de gauche s’écartent du traître en un mouvement homothétique, alors que ceux de droite, plus offusqués, se penchent en arrière pour mieux s’éloigner de lui. Cette dynamique confère une force au tableau qu’on retrouve seulement dans le tableau de San Trovaso, sept ans plus tard, tout aussi tourmenté et violent, mais plus confus (plus confuses encore, mais moins lisibles, la Cène de San Polo et celle de Caen). À San Giorgio Maggiore, Tintoret adoptera, quatre ans plus tard, un autre schéma dynamique, la fuite oblique (tout comme à San Rocco et à Santo Stefano). Ici, mains tendues, regards croisés, corps effrayés, contribuent à créer une force, une émotion très appropriée; ce tableau parvient à un équilibre unique entre mouvement et structure, entre confusion et clarté. Les deux hommes debout sont deux des trois commanditaires (le troisième, tombé en disgrâce, fut apparemment effacé un an après la livraison du tableau à la Confrérie); l’homme imposant en rouge à gauche, les mains sur les hanches, semble quelque peu incongru ici, tant par sa massive présence dominant la scène que par sa posture, loin de la pieuse modestie d’un commanditaire.

Luca Giordano, Le Martyre de Saint Pierre, vers 1654, huile sur toile, 180x236cm, église Saint-Framçois-Xavier, Paris

Si le curé de Saint-François-Xavier ne se soucie guère du Tintoret, il marque aussi son dédain pour Luca Giordano, peintre napolitain récemment célébré au Petit Palais, assez présent dans les collections françaises de province, qui n’est même pas mentionné sur le site paroissial. Deux de ses compositions ovales (un Job raillé par sa famille et une mort d’Isaac; voir page 45), sont séquestrées dans la sacristie des prêtres et invisibles au public. Quand au magistral Martyre de Saint Pierre, il se trouve dans une chapelle à droite, qui sert de débarras et où s’empilent les prie-dieu et les bancs, qu’il faut discrètement dégager pour voir la toile. Ce tableau est quasi identique à celui du Musée Fesch. On connaît l’histoire de Saint Pierre crucifié la tête en bas, pour ne pas faire ombrage au Christ (on doit dire, je crois, crucifixion pour le Christ, et crucifiement pour Saint Pierre et le tout-venant). Cest une peinture baroque, réaliste, inspirée par Ribera et Caravage, si typiquement napolitaine que j’en ai un accès de nostalgie. Ceci dit, Giordano était surnommé « Fa presto » et ça se voit un peu … Il y a aussi un Couronnememt d’épines de lui à Notre-Dame-de-Passy (vaut-il la peine d’une incursion dans le XVIe ?).

Benedetto Gennari, Saint François Xavier et le miracle du crabe, vers 1666, huile sur toile, 270x177cm, détail,église Saint-François-Xavier, Paris

Dans l’église Saint-François-Xavier, outre Tintoret, Giordano et les illustres producteurs de bondieuseries mentionnés plus haut, on peut aussi voir quelques toiles intéressantes : de Benedetto Gennari, le miracle de Saint François Xavier et du crabe (le saint perdit son crucifix en mer lors d’une tempête aux Moluques, et, quand il toucha terre, un crabe l’attendait avec le crucifix dans ses pinces), et depuis, certains crabes ont une croix sur leur carapace; et une copie conforme de la Déposition de Croix de Ribera du Louvre. Pour le reste, on peut passer vite …

Périples parisiens tala 7 : Saint-Louis-en-l’Île

Karl Henri Lehmann, La Vierge au pied de la Croix, 1847, huile sur toile, 200x160cm, église Saint-Louis-en-l’Île, Paris

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Un autre romantique maudit : cette Vierge au pied de la Croix du peintre franco-allemand Karl Henri Lehmann se trouve dans une chapelle latérale de l’église Saint-Louis-en-l’Île, à gauche au pourtour du choeur, après l’orgue, chapelle dont la grille est fermée. On ne peut donc la voir que de biais; de plus, sur l’autel devant la toile, la cachant partiellement se trouve un crucifix flanqué de deux hideuses statuettes et d’une photographie de Mère Teresa. C’est que, pas plus que Préault hier, Lehmann n’avait pas très bonne presse, ou, en tout cas, ce tableau-ci ne fut pas très bien reçu (car la plupart des oeuvres de Lehmann sont bien plus classiques et ne font guère de vagues, la plus connue étant sans doute ce joli nu au Louvre). Mais cette toile-ci est troublante. Dès le premier abord, on ressent l’étrangeté des couleurs (pas très bien rendues dans la mauvaise reproduction ci-dessus), leur froideur et leur acidité, évoquant un peu les couleurs vives et tonales de certains préraphaélites, une école alors à peine naissante en Angleterre, mais encore inconnue en France. Certains critiques qualifièrent ce tableau de désagréablement violacé. On en connaît un dessin préparatoire.

Karl Henri Lehmann, La Vierge au pied de la Croix, détail

La Vierge est effondrée au pied de la Croix, les bras ballants; une des Saintes Femmes, Marie femme de Cléophas, la réconforte, Nicodème la soutient, Marie-Madeleine et Jean, essuyant ses larmes, sont debout contre la Croix, mais qui est la jeune femme brune à droite regardant par dessus son épaule, vers nous ? Trop jeune pour être Marie Salomé, trop jolie pour être Marthe soeur de Lazare, c’est peut-être Marie de Béthanie, l’autre soeur, ou peut-être Jeanne la Myrophore. Mais surtout, l’énigme de cette scène, c’est le corps du Christ : où est-il ? à quel moment de la Passion sommes-nous ? Un tissu, un suaire peut-être, flotte au vent là où il fut crucifié. Si son corps n’est plus là, ni descendu de la Croix, ni déposé, ni dans les bras de sa mère, ni en train d’être transporté au tombeau, c’est donc qu’il est déjà enterré. Marie tient la couronne d’épines dans sa main gauche et deux clous sont visibles au sol devant elle. Si le Christ vient d’être enterré, le sabbat commence : mais alors que font là ces Juifs pieux ? Pourquoi sont-ils revenus au pied de la Croix ? Les évangiles ne disent rien d’une telle scène. Ce tableau incongru est peut-être alors une interrogation (un peu maladroite, certes) sur la dimension à la fois corporelle et spirituelle, la nature à la fois humaine et divine du Christ, lequel serait ici en même temps présent et absent : une Pietà sans corps, dématérialisée. Et peut-être que cette facture insolite, ces couleurs inhabituelles, sont là pour nous déranger, et donc nous amener à nous questionner sur cette présence-absence. Cette agression colorée sert une violence, une douleur exaspérée par l’absence, qui ne seraient pas sans rapport avec Préault ou Delacroix, à peine antérieurs et eux aussi décalés par rapport à la tradition pictoriale religieuse alors en vigueur. Je n’ai pas à l’esprit d’autres tableaux où la Vierge soit ainsi au pied de la Croix vide sans son fils, avec ses compagnons d’infortune. Peut-être que ce tableau n’a pas été mis à l’écart par hasard.

Périples parisiens tala 6 : Saint-Gervais-Saint-Protais

Auguste Préault, Le Christ mourant, 1840/46, bois de chêne, 267x139x43cm, Église Saint-Gervais-Saint-Protais, Paris © Courtauld Institute of Art

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Ce Christ d’Auguste Préault est maudit. Préault (dont l’oeuvre la plus connue est son Ophélie au Musée d’Orsay), sculpteur romantique rebelle, qu’on a dit sulfureux et provocateur, recalé aux Beaux-arts, refusé au Salon, détenait là, en 1840, sa première commande officielle. Mais, au lieu de représenter un Christ plaintif, méditatif et souffrant, comme c’était alors de mise, il sculpte un agonisant criant sa douleur : l’oeuvre est refusée par le jury du Salon qui lui trouve un « manque d’élévation », elle est retirée au bout d’un an de Saint-Germain-l’Auxerrois, le curé déclarant « Ce n’est pas le Christ, c’est le mauvais larron qui a bu du vitriol », cette version en bois est refusée par l’église Saint-Paul-Saint-Louis. Furieux, Préault va voir le curé de Saint-Gervais, qui est mourant, et lui déclare que, s’il ne prend pas sa sculpture, Préault se fera mahométan et le curé aura cette apostasie sur la conscience; le brave curé, soucieux de ne pas aller en enfer pour la perte de cette âme, accepte la sculpture. Mais celle-ci, aujourd’hui encore, est reléguée de côté sur un mur nu dans le passage menant à la sacristie, n’étant pas jugée digne du choeur de Saint-Gervais. Et je crains fort que protester aujourd’hui en menaçant de se convertir à l’Islam n’aura guère d’effets positifs dans la France de 2020.

Auguste Préault, Le Christ mourant, détail

Préault s’assagira sous le Second Empire : reconnu, comblé de commandes officielles, il perdra la créativité de ses débuts, devenant un cacique du romantisme officiel. Mais ce Christ agonisant, tourmenté, râlant, ivre de douleur, la tête tordue (diorama) a une vérité, un réalisme qu’on trouve rarement dans la sculpture catholique de l’époque, dont le classicisme mièvre manque tant d’intensité. Son intensité, sa capacité d’émotion sont troublantes, et le poli du chêne fait ressortir la tension du corps crispé dans l’agonie. C’est une oeuvre très dérangeante. Son autre Christ en croix, en bronze, à l’église Saint-Ferdinand-des-Ternes, en 1850, ressort de la même veine, mais ses autres sculptures dans des églises parisiennes (outre une statue de Saint Gervais à l’extérieur de cette même église), le monument de l’abbé de l’Épée à l’église Saint-Roch, le monument de l’abbé Liautard à l’église Saint-Joseph-des-Carmes, une Marie-Madeleine à l’église de la Madeleine, n’ont pas la même force : les honneurs et l’âge l’ont bien affadi. Par ailleurs, dans l’église Saint-Gervais, ce sont surtout les vitraux qui attirent l’attention, mais j’ai aussi remarqué une jolie scène domestique avec chaudron lumineux et ustensiles de cuisine au-dessus de la porte d’entrée de droite, un Jésus chez Marthe et Marie anonyme du XVIIe siècle.

Périples parisiens tala 5 : Saint-Germain-l’Auxerrois

Anonyme, Sainte Marie l’Égyptienne, début XVIe siècle, pierre peinte et dorée, hauteur 130cm, église Saint-Germain-l’Auxerrois, Paris

 

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Aujourd’hui, une double femme sauvage. Non point l’archétype jungien, dont les interprétations sont parfois tendancieuses. Mais deux fois une femme des bois, semi-animale, velue (Rutebeuf dit d’elle que sa poitrine était « moussue »), vêtue de sa seule chevelure, la peau noire, émaciée, vivant dans le désert loin des hommes. Une animalité qu’on pourrait aisément sexualiser, mais qui, ici, est transcendée dans la piété et la repentance. Marie l’Égyptienne se prostitua à Alexandrie de 12 à 29 ans (on pense à Pierre Louÿs), puis partit en Palestine, payant son passage de ses charmes; une fois à Jérusalem, elle ne put pénétrer dans le Saint-Sépulcre, une force invisible lui en interdisant l’entrée. Réalisant alors ses péchés, elle se repentit et partit dans le désert de l’autre côté du Jourdain, y vivant pendant 47 ans avec seulement trois petits pains qu’elle avait achetés avant son départ avec trois deniers reçus en aumône. L’anachorète Zosime la rencontra et ui donna la communion, elle mourut peu après et Zosime l’enterra avec l’aide d’un lion. Sa chevelure abondante est certes un signe du dédain qu’elle avait pour son corps une fois ermite, corps qui était auparavant son trésor le plus cher quand elle se prostituait; c’est aussi une marque de pudeur qui cache sa nudité, et, enfin, ce sera son linceul.

Sainte Marie l’Égyptienne, détail

Et donc, à Saint-Germain-l’Auxerrois, l’église des Rois, il y a deux statues de Marie l’Égyptienne : celle du porche n’est qu’une copie (moulage ?), sans doute par Louis Desprez, et il faut aller dans une des chapelles à droite pour voir la statue originale, de la fin du XVe siècle ou du début du XVIe, en pierre polychrome, un des rares vestiges de la polychromie statuaire. La sainte à la beauté juvénile, au visage doux, les yeux en amande (le droit plus éteint que le gauche), n’est pas entièrement nue, un tissu bleu ceignant son bassin; elle n’est pas maigre du tout (voyez ses cuisses !) et sa peau est bien blanche : une vision occidentalisée et esthétisée. Il faut aller voir des représentations d’elle dans le culte orthodoxe (où elle est très vénerée et aussi cette vidéo), pour la voir plus réalistiquement représentée (ici aussi), maigre et noire (que sa noirceur de peau soit celle d’une Africaine ou qu’elle soit due au soleil du désert).

Louis Desprez (?), copie de la statue de Sainte Marie l’Égyptienne, 1841, porche de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, Paris

C’est une sculpture élégante, empreinte de calme et d’harmonie, sans rien traduire des tourments et des tentations de la sainte, ni de son passé tumultueux : comme si la grâce divine l’avait apaisée. Quelques autres représentations de cette sainte : ces vitraux à Auxerre (un lien possible avec l’église parisienne ?). une toile de Ribera à Naples, une statue de Carmona à Valladolid et cette hideuse statue (enceinte ?) à la collégiale d’Écouis). Moins connue et mois vénérée que Marie-Madeleine, elle est parfois confondue avec elle : comme le souligne l’historienne d’art Penny Howell Jolly, toutes deux, pécheresses repenties, sont d’un accès plus aisé pour nous, simples pécheurs, que ne le sont les saints plus purs. Et, au fil des recherches sur Marie l’Égyptienne, on a la petite surprise de tomber, plutôt que sur Balzac ou Lacarrière, sur un beau texte de Gabriel Matzneff dans Le Monde en 1980 : la « felix culpa », le salut par l’érotisme, elle qui sait « grâce à [son] expérience de l’éros physique et à sa conversion en éros divin, s’enflammer d’amour pour le Créateur » (citation par Matzneff de Jean Climaque, L’Échelle sainte). Qui aurait imaginé que mon périple dans les églises parisiennes comme ersatz muséal m’aurait amené à citer Matzneff ?

 

Périples parisiens tala 4 : Saint-Germain-des-Prés

Jean II Restout, Apothéose de Saint Maur, 1756, huile sur toile marouflée, diamètre 4 mètres, Église Saint-Germain-des-Prés, Paris

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Bon, j’ai un peu mangé mon pain blanc avec Delacroix : les églises parisiennes n’ont pas la richesse artistique de celles de Rome ou de Naples, et elles n’hébergent pas beaucoup d’oeuvres d’artistes majeurs; j’en ai quelques autres en réserve, mais pas aujourd’hui. Entrant dans l’église Saint-Germain-des-Prés (dont, par ailleurs, l’architecture est superbe), on est aussitôt saisi par cette forme d’écoeurement qu’on ressent parfois devant une abondamce de pâtisseries à la crême : les bondieuseries sulpiciennes dHippolyte Flandrin et la décoration colorée des colonnes donnent assez vite envie de rebrousser chemin (enfin, certains aiment cette débauche). Le pire en est sans doute Jonas nu, chevauchant les vagues, dont l’une lui sert opportunément de cache-sexe, alors que le gros méchant monstre, hideux, s’approche de lui par derrière. L’art religieux français du XIXe siècle est certes souvent bien médiocre, mais il ne faut pas désepérer et une exploration approfondiee de l’église va quand même révéler trois oeuvres permettant de ne pas désespérer complètement. La première est quasi invisible : il faut aller sous la coupole du croisillon Sud et lever les yeux. La lumière sommitale vient d’un élégant lanternon en ferronerie, dont la légèreté évoque une folie champêtre ou une volière. Au centre de cet éblouissement, 15 mètres au-dessus du sol, une coupole de 4 métres de diamètre est ornée d’une toile marouflée de Jean II Restout, peintre assez mineur du XVIIIe siècle, qu’on pourrait qualifier de « rococo-janséniste » (peut-être irai-je voir son Emmaus). Au XVIIIe, le culte de Saint Maur, moine bénédictin patron des charbonniers, des fossoyeurs et des estropiés, fut déplacé de Saint-Maur-des-Fossés à Saint-Germain-des-Prés, alors abbaye bénédictine, où il subsista juqu’à la Révolution, et c’est sans doute à cette occasion que fut commandée à Restout cette Apothéose de Saint Maur de 1756 (d’aprés son catalogue raisonné), ou 1735 ?; c’est le décor peint le plus ancien de l’église, le seul de l’époque mauriste. La contempler n’est pas aisé, et la photographier non plus (comme vous pouvez le constater ). Le saint, vêtu d’une robe de bure sombre, les bras étendus, occupe un quart du cercle, délimité par les rayons que forment ses bras, le reste, plus lumineux, étant le domaine des anges qui l’emportent au ciel au milieu de nuages moutonnants s’éclaircissant vers le centre. L’inscription en latin au bas du lanternon est le 1er verset du chapitre 44 de l’Écclésiaste (« Laudemus viros gloriosos parentes nostros») qui donna son titre à ce livre bien connu. En soi, rien de bien extraordinaire (certes, on peut toujours être pédant), mais la sobriété, l’austérité même de cette toile aprés la débauche colorée du choeur, et sa mise en valeur par la lumiére du lanternon qui la nimbe sont plaisantes à l’oeil fatigué par le Technicolor de Flandrin.

François-Joseph Heim, Adoration des Mages, 1828, huile sur toile marouflée, détail, Église Saint-Germain-des-Prés, Paris

François-Joseph Heim, bien oublié aujourd’hui, fut un rival mineur de Delacroix à Saint-Sulpice, et son principal titre de gloire aujourd’hui est sa mention dans le livre de Jean-Paul Kauffmann où il est qualifié de « figure insaisissable ». Ici, dans la chapelle axiale, conçue par Étienne-Hippolyte Gode et dédiée à la Vierge, il a réalisé en 1828 deux grisailles sur toiles marouflées concaves, La Présentation au Temple au Sud et L’Adoration des Mages au Nord, qui, graves, paisibles et donnant l’illusion d’un bas-relief, reposent elles aussi l’oeil épuisé par les fresques de la nef (peintes une trentaine d’annéss plus tard, en fait). Rien d’extraordinaire; je ne résiste pas au plaisir de citer Jules-Émile Saintin sur Heim, dont le propos peut s’appliquer à tant d’autres artistes, d’hier et d’aujourd’hui : « II eût pu être un maître ; il avait l’énergie, celle du dessin comme celle de la brosse. Il avait la vigueur du mouvement, il avait l’ampleur du geste, mais son mauvais sort voulut qu’il lui manquât je ne sais quelle hardiesse un peu intempérante des vrais maîtres : la confiance dans ses propres yeux, le dédain instinctif des manières favorisées du public, enfin cette indépendance de l’esprit qui vient plutôt du tempérament que de l’éducation. Heim, soit timidité, soit prudence, n’osa jamais s’affranchir de la tradition académique, si puissante dans sa jeunesse ; jamais il ne trancha résolument les lisières de cette tradition ; et s’il recueillit, par des commandes régulières, les bénéfices d’une telle sagesse de conduite, il y perdit les meilleures chances de sa gloire ». Le « dédain instinctif des manières favorisées du public » est aussi rare de nos jours qu’il y a 150 ans.