Sommaire d’Août 2006

21 billets écrits ce mois-ci.

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2 Août : Am Römerholz ( Winterthur)
2 Août : Florence à Rouen
3 Août : L’oeil libéré des limites
4 Août : Gregory Crewdson
5 Août : La pomme ne tombe pas
6 Août : L’Orangerie
7 Août : Des hommes sans histoire
8 Août : Tokyo Tropical
9 Août : Bill Viola
10 Août : Kandinsky, père de l’abstraction ?
11 Août : La faute à l’origine du monde
12 Août : 23 minutes avec 4 femmes nues
16 Août : Deux installations
17 Août : Tout n’est pas visible
18 Août : Dans une rue d’Oslo
23 Août : Deux Norvégiens
24 Août : Metz au milieu du Pacifique
25 Août : Les petites filles au pénis du vieil Henry
28 Août : Un nu médiéval
30 Août : Uccello le précurseur ?

Uccello le précurseur ?

En ces temps de pré-rentrée, où il y a peu d’expositions nouvelles à voir, il est bon de revisiter les musées, avec le but d’y aller voir une oeuvre, une seule, avec un regard nouveau.

Parisjpeg C’est ce que je viens de faire en compagnie du livre récemment réédité du peintre James Bloedé sur les tableaux de Paolo Uccello, La Bataille de San Romano. Il y a trois tableaux, l’un au Louvre (ci-dessus), un autre à Londres à la National Gallery, et le troisième, que je n’ai pas vu depuis 30 ans, aux Offices à Florence. Ils sont trop fragiles pour voyager, et ne seront donc jamais exposés ensemble; Bloedé, sur la base d’indices architecturaux et de composition, suggère que les trois tableaux (chacun d’environ 1m80 sur 3m20) étaient initialement présentés comme sur la photo ci-dessous (de gauche à droite: Londres, Florence, Paris).

Reconstitutionjpeg Chacun a vu une reproduction de l’un ou l’autre de ces tableaux et n’a pu qu’être frappé par le tumulte qui s’en dégage : charge de cavaliers, lances, affrontements. Or James Bloedé n’est pas un historien d’art, c’est un peintre, et, comme dit Valéry, il voit avec son crayon. Detailjpeg Alors qu’on analyse d’ordinaire ces tableaux comme une représentation de l’immobilité, avec des "automates" figés sur place, pétrifiés, paralysés, lui nous montre le mouvement et l’ordre quasi géométrique qui le sous-tend derrière les apparences de désordre. Presque comme dans un roman policier, il nous fait découvrir un à un les indices, le fil conducteur qui guide notre regard dans ces compositions, ces assemblages de signes.

On note la convergence des morceaux de lances brisées au sol et leur point de fuite, on remarque la décomposition du mouvement des chevaux, comme dans un Duchamp ou un Muybridge, mouvement qui naît dans notre espace mental plus que dans notre champ visuel. Ainsi, dans le tableau du Louvre, la partie droite est statique, et le mouvement apparaît vers la gauche. Là, en bas, les jambes des chevaux se multiplient dans un galop décomposé, les cavaliers multiples se fondent en un seul, les lances s’abaissent et se décolorent, elles aussi devenant unique : tout cela génère comme une persistance rétinienne. C’est le temps qui est ainsi mis en perspective, c’est la vitesse de la charge qui est rendue réelle. C’est, peut-être pour la première fois dans l’histoire de la peinture, le mouvement qui est rendu visible.

Dans un registre différent, je ne résiste pas au plaisir provocateur de vous montrer aussi un autre tableau, petit et moins connu, d’Uccello, qui est à la National Gallery de Londres, Saint George et le Dragon (une autre version, moins intéressante, est visible à Paris ici). Dans cette représentation très classique, le peintre introduit une simultanéité, un raccourci du temps : le dragon est représenté en même temps comme vaincu, blessé , et comme domestiqué, en laisse. Saint_georgejpegMais surtout j’ai trouvé que ce petit tableau se prêtait fort bien à une lecture inconsciente sur laquelle je vous laisserai méditer : lance ferme du cavalier et nuages globuleux testiculaires du côté du jeune homme valeureux, sang versé en rompant le dragon-hymen qui défendait l’accès de la caverne et forme suggestive des parois de son entrée du côté de la jeune vierge, avec même un petit repli évocateur en haut, là où les parois-lèvres se rejoignent. Et que serait donc ce lac sombre visible au fond de la grotte, lieu de tous les inconnus sur lequel se détache le cou d’ivoire pur de la pucelle ? Avant la Source de la Loue, Uccello serait-il ici encore précurseur ? Quant au gazon géométrique, je me perds en conjectures.

Photos de la bataille extraites du livre de James Bloedé (pour le Louvre, photographie RMN de J.G. Berizzi).

Un nu médiéval

Je croyais qu’entre la fin de l’Antiquité et le début de la Renaissance, la statuaire occidentale avait été non seulement exclusivement religieuse, mais aussi pieuse et prude, avec des cohortes de Christs crucifiés, de madones à l’enfant, de prophètes et de saints. Je croyais que la nudité (non christique) était alors devenue tabou, impie et que les sculpteurs, ne travaillant plus que pour les églises, ayant délaissé toute sensualité, ne savaient plus modeler un corps, des muscles, des fesses, ou ne voulaient plus le savoir. Je croyais que la statuaire de la Renaissance avait été la première redécouverte du corps, du nu, de sa beauté, de sa charge érotique, après la parenthèse des "temps barbares".

AdamjpegAu Musée de Cluny, j’ai découvert cette statue de 2 mètres de haut. Certes, elle a été en partie refaite au 19ème siècle (le bras droit, en particulier, avec un disgracieux contrefort), mais, stupéfié face à elle, je n’ai pu que penser : trait d’union, chaînon manquant entre Praxitèle et Donatello ou Michel-Ange.

La pose déhanchée, exagérée, avec le poids du corps sur la jambe droite crée un mouvement statique, une tension sans crispation tout à fait étonnants. L’inclinaison de la tête, l’expression du visage (seul le nez a été restauré), le modelé du torse, comme velouté, les veines des mains, induisent une sensualité, une physicalité fortes. Cette statue est humaine, trop humaine; elle affirme un humanisme avant l’heure, bien rare à son époque.

Il reste des traces de couleur verte sur la gigantesque feuille de vigne qui cache le sexe. Au lieu d’être le simple attribut iconographique qu’elle est d’ordinaire, cette feuille de vigne est bien réelle : la vigne monte du sol pour couvrir le pubis, mais la main gauche du personnage, plaquant la feuille de vigne contre son corps, attire le regard de manière assez impudique.

Il s’agit d’une statue de 1260, d’un sculpteur inconnu, qui se trouvait dans Notre-Dame de Paris (revers de la façade du bras sud du transept, dit la notice) jusqu’à la Révolution. Elle représente Adam, sans doute tenait-il une pomme.

Quel dommage qu’Eve ait été perdue…

Les petites filles au pénis du vieil Henry

Reproductions des œuvres retirées à titre conservatoire, suite à une demande de l’ADAGP représentant des ayants-droit.

Le vieil homme est mort en 1973, à 81 ans, à l’hospice. Plongeur à la cuisine d’un hôpital, il avait vécu 40 ans dans une seule chambre d’une pension de famille; sans héritiers, il légua tous ses biens à ses logeurs. Orphelin de mère à 4 ans, surnommé « Crazy » dès son enfance, il fut placé à 8 ans en pension, puis à 12 ans, surpris en train de se masturber en public, dans une institution pour handicapés mentaux: il semble y avoir subi les pires sévices, et il s’en enfuit à 17 ans quand son père meurt. Très dévot, considéré comme un peu « simplet » par ses voisins, il n’eut qu’un seul ami, aussi marginal que lui, et vécut en reclus dans sa chambre; sa requête d’adoption d’une petite fille fut refusée. Il était aussi obsédé par la météo (comme Kosek).

Après sa mort, ses logeurs entrèrent dans sa chambre et, au milieu d’un fouillis indescriptible, découvrirent des milliers de pages et des centaines d’aquarelles et d’illustrations, son oeuvre, L’histoire des Vivian Girls, épisode de ce qui est connu sous le nom des Royaumes de l’Irréel, de la violente guerre glandéco-angélinienne, causée par la révolte des enfants esclaves. Il a commencé à l’écrire en 1910, traumatisé par la drame arrivé à une petite fille enlevée et violée (et par le fait d’avoir perdu la photo de cette petite fille, qu’il conservait pieusement), et il l’illustre à partir de 1918.

On avait pu voir ici, ou quelques planches d’Henry Darger, quelques-unes sont en permanence au Musée de l’Art Brut à Lausanne, mais la Maison Rouge montre jusqu’au 24 Septembre, l’exposition la plus complète en Europe de cette oeuvre singulière, environ 80 planches (sur un total de 300 existantes), sous le titre faulknérien Bruit et Fureur.

 Darger nous montre des scènes d’une brutalité épouvantable, mais où les personnages sont angéliques, petites filles modèles dans des cadres idylliques, au visage toujours identique, sans expression, sans individualité. Ses tableaux apocalyptiques ne sont que violence, sévices, étranglements, éviscérations. Sur l’un d’eux (détail ci-dessus), digne d’un Massacre des Innocents, le sang coule à flot, les petites filles sont pendues, éventrées, poignardées, crucifiées (l’une la tête en bas), étranglées par des lassos; au milieu trône un dessin anatomique de viscères emprunté à une encyclopédie médicale. Le thème essentiel est bien sûr la lutte du bien et du mal, de la chrétienté et du paganisme, des petites filles pures et des affreux soldats ennemis; c’est la perte de l’âge d’or et les efforts pour le retrouver par le martyre, par l’accession à la sainteté.

 Tous ses dessins sont traités dans des tons doux, tendres; Darger, dessinant mal, colle ou décalque des motifs de catalogues ou d’illustrés enfantins ramassés dans les poubelles. Il ignore la perspective, déroule son histoire au sein d’une même planche panoramique. Il y invente une géographie, une toponymie, des drapeaux, des uniformes inspirés de la guerre d’indépendance ou de la guerre civile. Un dessin de caverne, abri aux abîmes insondables, plein de bruits tonitruants et d’odeurs suaves, est envahi par l’encre noire qui dévore toute la page.

Mais ce n’est pas un conte pour enfants, même cruel. Trop de signes pointent vers l’incroyable complexité psychologique de cet homme. Du côté du bien, il ne représente pratiquement que des petites filles pré-pubères, la plupart du temps nues, arborant un pénis de garçon (une seule érection visible dans toute l’expo !) et parfois des cornes de mouflons sur la tête, voire une queue de dragon médiéval au bas du dos. Quelles pulsions sexuelles refoulées habitaient cet homme ? A-t-il eu une vie secrète, représente-t-il des crimes qu’il aurait commis, veut-il les expier ? Quel écrivain, quel analyste saura nous décrire comment il a su les sublimer dans cette oeuvre obsessionnelle, étrange et dérangeante ? Un des méchants s’appelle le Général Judas Darger…

 On évoquera tour à tour Goya, Callot, Norman Rockwell, les frères Chapman ou Glen Baxter; mais c’est Sade qu’il faudrait appeler à la rescousse. Ne manquez pas la vidéo à la fin de l’expo.

Metz au milieu du Pacifique

C’est une grande salle sans fenêtre, en haut d’une tour d’un vieil hôtel messin. Les quatre murs sont peints en bleu, le bleu de l’océan sur les cartes marines. Ce bleu se reflète sur le sol brillant, il occupe tout l’espace. Ce sont de très grands murs, toute la salle baigne dans ce bleu. Ces grands pans de bleu sont quadrillés de fines lignes horizontales et verticales. Au milieu de chaque mur, en plein centre, un objet, ou plutôt un dessin qui simule le relief: du brun, du vert, du noir. Ces formes ont nom Bounty, Campbell, Snares et Antipodes*. Antipodes_3 Ce sont des îles, des îles à l’extrême sud de l’Océan Pacifique, des dépendances inhabitées de la Nouvelle-Zélande autour du 50ème parallèle; regardez votre atlas. Ce sont des cartes gigantesques qui sont reproduites sur ces murs, nous montrant ces petits points de terre perdus au milieu de l’océan immense. Ce fond bleu est si lisse, si pur, que les îles en perdent toute réalité, tout contexte, en deviennent des paradis perdus, mythiques, rêvés. Il n’y a pas d’échelle, pas de mesure, pas de légende, pas de coordonnées, latitude et longitude, déclivité magnétique, etc… Mais les endroits sont nommés, avec ces appellations merveilleuses qui nous ramènent à l’imaginaire exotique, enfantin des Robinson Crusoë, des Capitaines Crochet : Proclamation Island, Castle Islet, Perseverance Harbour,…

Une carte c’est autant un paysage en soi que la représentation d’un paysage. C’est un paysage inventé, avec son langage, des signes, des codes, des conventions arbitraires ( regardez d’après l’ombre où se trouve le soleil sur une carte d’état-major). C’est un motif abstrait qui trouve sa beauté propre (il y a aussi une carte du désert : tout jaune avec quelques lignes noires, et une carte d’un glacier : tout blanc avec quelques traits bleutés) et c’est un objet chargé de sens, porteur de rêve, prégnant d’un pouvoir fictionnel, narratif. Ce trait pointillé rouge sur l’île Campbell, serait-ce un sentier, la manifestation d’une présence humaine passée, comme une trace archéologique ? Quel explorateur l’a défriché, quel soldat, quel scientifique, quel marin égaré l’ont arpenté ?

"La cartographie vit de cette sorte d’ambiguïté qui la situe à la confluence de la science exacte et de l’art" (Jean-Claude Groshens). Depuis toujours, je suis fasciné par les cartes.

C’était une exposition intitulée Antipodes au FRAC Lorraine à Metz (terminée le 20 Août). Une exposition sur les cartes. La pièce décrite ci-dessus est de David Renaud. Il y avait aussi, entre autres, des photos lunaires de James Turrell, une table de Mario Merz représentant l’autre côté de la lune, Antipodes_1des cartes de Suisse de Neal Begg (toutes noires où n’apparaissent que les sommets des montagnes, beau processus de disparition). Et de très belles photos (ci-contre) de la Suissesse Isabelle Krieg, qui fait apparaître un planisphère dans les endroits les plus incongrus, dans une flaque d’huile au sol, sur une vitre embuée : fragilité de notre monde éphémère, regards détournés. Ça s’appelle Découvrir le monde. Quel meilleur titre ?

  • à peu près aux antipodes de Cherbourg. Voir ici (et lire la légende de la princesse exilée sur une de ces îles).

Deux Norvégiens

Avant de revenir à la scène artistique française, encore deux artistes norvégiens dont j’ai apprécié le travail.

Rodland_1jpeg Au Musée Haugar, à Tonsberg, au bord du fjord d’Oslo, jusqu’au 3 Septembre, une exposition du jeune (36 ans) Torbjorn Rodland (qui revient d’un an aux États-Unis et a exposé à la galerie Air de Paris), titrée L’été de la Chouette. La chouette est un voyeur, un emblème de sagesse et de mort; les photos et les vidéos de Rodland, d’apparence anodine, montrent la nature, des paysages somptueux, des gens beaux. Mais derrière cette réalité banale se dissimulent une étrangeté, un malaise que son insistance pseudo-naturaliste nous révèle peu à peu. Le plus frappant est sa vidéo « All this and a dog » où, dans une cabane au bord d’un fjord, loin du monde, six jolies jeunes filles accomplissent tour à tour les actes de la vie quotidienne, se promènent, se balancent, lisent, rêvent. Mais il n’y a qu’un seul personnage sous ces six identités, représenté sous six apparences physiques différentes, six enveloppes. La lueur vient quand l’une d’elles regarde par la fenêtre à l’intérieur du chalet (est-ce la même maison ? en est-ce une autre) et se fige en voyant un T-shirt où est inscrit « le syndrome d’Asperger ». Rodland_2Le syndrome d’Asperger est une forme bénigne de l’autisme, mais suffisamment grave pour empêcher les personnes atteintes d’échanger avec autrui, de communiquer aisément, de vivre en groupe. D’autres pièces de Rodland questionnent le bien et le mal, le noir et le blanc, le moral et l’immoral (ci-contre Banana Black). Une plaque minéralogique américaine (de Floride ? avec un palmier en décoration de fond) a, en lieu de l’immatriculation, l’inscription « Happy Birthday in Hell ». J’avais vu la veille l’Autoportrait en Enfer, d’Edvard Munch.

L’autre exposition de ce joli petit musée, jusqu’au 30 Décembre, est consacrée au peintre Frans Widerberg et à ses personnages flottants; puissant, mais lassant.

De l’autre côté du fjord, près de Moss, la galerie F15 est censé être la meilleure du pays, mais elle ne montrait qu’une rétrospective d’intérêt moyen. Et  la plupart des galeries d’Oslo étaient fermées; restaient donc les musées, Musée Munch et Galerie Nationale en particulier.

Reproductions des œuvres de Fredriksen retirées à titre conservatoire, suite à une demande de l’ADAGP représentant l’artiste.

 Enfin, à Bergen, au Musée d’Art, parmi beaucoup d’oeuvres historiques, cette drôle de pièce de l’artiste conceptuel Hilmar Fredriksen, Communication Piece, qui fut refusée au salon de 1979, quand il avait 25 ans. C’est une boîte en bois contre-plaqué, en forme grossière de fauteuil, sur un châssis de voiture d’enfant, avec une poignée pour la pousser; elle évoque un cercueil, un sarcophage plutôt. On peut ouvrir un des pans, entrer et s’y asseoir à l’étroit et voir l’extérieur par une étroite fente à hauteur des yeux. La personne poussant la « chaise roulante » doit porter des lunettes dont les verres ont été remplacés par des miroirs : elle n’y voit rien, et le monde se reflète dans ses « yeux ». Après « Blind Grace« , encore un aveugle ! C’est la fable de l’aveugle et du paralytique, la dépendance entre l’introverti, assis à l’intérieur, immobilisé, voyeur inactif, et l’extraverti, mobile et aveugle, contraint de regarder en lui-même. Le mouvement ne peut venir que s’ils dépendent l’un de l’autre, s’ils communiquent, s’ils ne font plus qu’un. Ci-contre, photos de sa performance initiale.

Dans une rue d’Oslo

C’était juste derrière la Galerie Nationale. Un peu plus loin, il y avait une autre exposition, mais ça, je ne sais pas. Je me suis trouvé nez à nez avec trois authentiques pissotières Decaux en bleu-blanc-rouge, surmontées de Liberté Egalité Fraternité. Pas de cartel, personne ne semblant être au courant. Si l’un de vous sait quelque chose…

Oslo_inconnu

Tout n’est pas visible

Au Musée Astrup Fearnley à Oslo, jusqu’au 27 Août.

A côté d’une rétrospective de l’artiste norvégien Knut Asdam (surtout connu pour sa vidéo Pissing), quelques pièces de cette belle collection : des installations de Gonzalez-Torres souvent vues, une pièce médiocre de Rirkrit Tiravanija, une pièce mystérieuse de la Coréenne de Paris Koo Jeong-A, que j’irai voir chez Yvon Lambert, un superbe Eliasson, des vache et veau de Damien Hirst, et deux grandes installations de qualité.

Barney La première, de Matthew Barney, dont ce musée possède plusieurs pièces, vous introduit dans une pièce réfrigérée où un siège d’examen gynécologique en gélatine attend sa patiente. Y sont incorporés un speculum aux mâchoires menaçantes et une boîte contenant de l’hormone HCG qu’on dose dans les tests de grossesse. Il fait très froid dans cette pièce, on entre et on sort, on va se réchauffer chez Eliasson, puis on revient. Deux vidéos complètent le tout, un alpiniste nu se déplace au plafond et deux femmes se poursuivent autour du siège de gynéco. Ca s’appelle Transexualis Hypertrophy HCG Jim Blind Otto. Comme devant Cremaster, je suis à la fois émerveillé et perplexe.

L’autre installation, des deux artistes canadiens Janet Cardiff et Georges Bures-Miller, Paradise Institute, m’a enchanté. Paradise Une grosse caisse de bois se révèle enclore un petit cinéma miniature, deux rangées de vrais sièges au balcon, et le parterre en trompe-l’œil. Vous coiffez un casque, on referme les portes et le film commence. Film noir dont on ne suit guère l’intrigue, un malade, une nurse au grand cœur, un gros méchant qui les poursuit, une maison qui brûle : histoire décousue, mais qu’importe ? En effet, votre casque vous retransmet tous les bruits de la salle, les toux, les raclements de gorge, les spectateurs qui arrivent en retard, une voisine qui se souvient qu’elle a oublié d’éteindre sa cuisinière et qui s’en va, tous ces petits bruits qu’on ne perçoit qu’à moitié, comme dans un brouillard, en tentant de reconstituer ce qui se passe. Nous étions deux dans la salle, une jeune Japonaise et moi ; à un moment, on entend – dans le casque – un homme draguer sa voisine et le bruit d’une fermeture éclair qui se défait. C’est si réel, on ne peut distinguer le vrai du fictif, que j’ai aussitôt tourné la tête pour voir ce que faisait la Japonaise. Cette installation est en fait un trompe-l’oreille, elle rend floue la frontière entre réel et imaginaire, entre spectacle et expérience. Elle a été primée à Venise en 2001.

Deux installations

Au Musée d’Art contemporain d’Oslo, jusqu’au 9 Décembre.

Reproductions des œuvres de Kabakov retirées à titre conservatoire, suite à une demande de l’ADAGP représentant l’artiste.

 D’abord, L’homme qui ne jetait jamais rien (ou The Garbage Man), d’ Ilya Kabakov. Quatre pièces dans un appartement communautaire moscovite sont remplies de déchets, de petites choses devenues inutiles, emballages, crayons cassés, bouts de tissu déchirés. Tous sont étiquetés, catalogués, rangés, accompagnés d’un petit texte explicatif, comme dans un musée, un cabinet de curiosité. Ils occupent tout l’espace, sur des tables, dans des armoires, aux murs. Ne reste à l’habitant qu’un lit, réduit au quart de sa largeur. Les détritus envahissent tout, nous ne savons qu’en faire, même recyclés, ils créent de nouveaux déchets. Cela éveille en nous des échos, pas seulement de l’homo sovieticus, mais aussi de nos manies, de notre collectionnite, de notre écologie. Le talent de Kabakov, dans toutes ses installations, est de nous attaquer de tous les côtés, de ne pas nous laisser nous échapper, de ne pas nous permettre de regarder d’un œil distrait.

L’autre installation, Inner Space V – The Target, est d’un Norvégien peu connu hors de son pays, Per Inge Bjorlo (né en 1952). Au mur une plaque d’acier inox, avec une ouverture de 40 centimètres de large et un escalier. On ne peut entrer que de biais, on grimpe les 15 marches de cet escalier étroit ; il fait très chaud, c’est étouffant, on pense au boyau de la Grande Pyramide. Le bruit de mes pas résonne bruyamment sur l’inox, se répercute, l’angoisse commence. En haut de l’escalier, il faut tourner à gauche, prendre un boyau tout aussi étroit au fond duquel la lumière est aveuglante. Le plafond est bas, il fait de plus en plus chaud, j’avance vers la lumière et j’arrive dans un cylindre d’un mètre de diamètre. Le plancher est grillagé et percé d’un trou où brille une ampoule de grande puissance qui éclaire tout, empêche de voir quoi que ce soit et dégage une chaleur insupportable. Il faut s’échapper, courir vers la sortie, revenir à l’air libre, et le bruit de mes pas continue de faire vibrer l’inox dans un bruit sourd. Impossible de rendre ça en photo, hélas.

 

23 minutes avec 4 femmes nues

Dans ce même musée lointain*, une vidéo de Vanessa Beecroft, VB36, relatant une performance à Leipzig en 1998 (dont vous pouvez voir des photos sur son site, sous Performances 1998).

Oslo_beechcroft_2 Dans une pièce aux murs blancs, soulignés par des boiseries sombres, quatre femmes aux yeux et lèvres soigneusement maquillées, chaussées de cothurnes blancs à talon aiguille se tiennent nues devant l’objectif. Trois sont coiffées d’une casquette Bigeard qui, cachant leurs cheveux, les rend encore plus indifférenciables, anonymes ; la quatrième est une Madonne nordique aux boucles blondes.

On s’efforce d’abord, justement, à tenter de les différencier, à trouver leurs signes distinctifs, laquelle a une petite poitrine et laquelle des seins moins fermes, laquelle a un piercing au nombril et laquelle la marque des piercings ôtés de son oreille, laquelle a un pubis épilé et laquelle un buisson plus fourni.

Elles restent sur place, non pas immobiles, mais bougeant légèrement, secouant la fatigue de leur corps ; Oslo_beechcroft_1 l’une déplace son poids d’un pied sur l’autre, une autre s’accroupit souvent. Il n’y a aucune action, aucun échange entre elles, aucun regard ni vers les autres, ni vers nous. Elles ont parfois des gestes de confort, prenant leur épaule gauche dans la main droite, dissimulant leurs seins ou leur sexe d’un geste nonchalant. Aucune sexualité, rien qui puisse laisser penser qu’elles ne sont pas habillées. Elles sont souvent cadrées de face, frontalement, en pied, mais parfois un cadrage plus audacieux fait apparaître la tête de l’une entre les jambes d’une autre, mêle les fesses de l’une aux cuisses d’une autre.

Il ne se passe rien pendant 23 minutes, absolument rien que le spectacle de cette beauté froide, sculpturale, inhumaine, éthérée, asexuée. On dit parfois que le Paradis serait essentiellement ennuyeux. Cette vidéo le confirme.

* Musée d’Art Contemporain d’Oslo, jusqu’au 9 Décembre.