Sommaire de mai 2009

Seulement 11 billets ce mois-ci.

1847 visiteurs quotidiens.

1er mai : Merci qui ? Merci Nicolas !
6 mai   : Farocki Graham
7 mai   : Kandinsky *
8 mai   : Culte de l’ambigu
13 mai : Surprises à Béthune (Stéphane Thidet & Bertille Bak)
14 mai : Des lettres, des messages, Cléa Coudsi & Eric Herbin
26 mai : Des échardes dans les fesses (Robert Morris)
27 mai : Obsédé par Fabiola (Francis Alÿs)
29 mai : Soustraction additive au Palais de Tokyo
30 mai : Mur (de Berlin et d’ailleurs) au Palais Royal
31 mai : De Bruxelles à Montrouge

  • billet le plus lu, avec 1646 visites.

De Bruxelles à Montrouge

2009-04-lfda-bruxelles010.1243614957.JPGParmi les expositions vues depuis un mois, mais dont je n’ai pas trouvé le temps de parler, je ne vous dirai pas grand chose d’Art Brussels, foire un peu tristounette et vue au pas de course. J’y ai surtout retenu une très belle et spectaculaire installation de Katia Bourdarel sur le stand de La Bank, Petit frère, avec des mannequins aux têtes de biche en robes féériques : hybridité inquiétante, animalité fascinante (avec le rouge d’une tache de sang sur la robe blanche au sol) que, j’espère, nous reverrons au Musée de la Chasse ou ailleurs. Ajoutons les expérimentations vidéo d’Edith Dekyndt (hélas manquées à Paris aux Filles du Calvaire) et, à la galerie barcelonaise Senda, les vues photographiques troublées d’Anna Malagrida à Amman (Vistas veladas; aussi manquée chez RX), deux beaux travaux sur la vision et le réel. Aux antipodes, Comfort #7,  une installation de Sabina Lang et Daniel Baumann faite de structures gonflables transparentes suspendues, qui aurait un certain intérêt plastique, structurant un espace, si le cartel ne nous apprenait pas que l’oeuvre est financée par la banque ING car elle reflète leur mode de relation avec leurs clients : transparent, direct, flexible. Pitié !

Lors du même voyage, en Flandre, d’abord un beau spectacle chorégraphique de Vanessa Le Mat et Katia Feltrin, My Deer (Massacres) à De Singel à Anvers (spectacle revu au Musée de la Chasse – encore – pour la Nuit des musées). 2009-04-lfda-bruxelles003.1243614935.JPGEt aussi, au SMAK à Gand, la rétrospective Dara Birnbaum (jusqu’au 2 août) : The dark matter of media light, un travail complexe sur la vidéo, non point tant sur leur matière et leurs sujets que sur le dispositif de monstration des vidéos et la manière dont le spectateur s’y engage : taille, disposition et nombre des écrans, interférences des sons, création d’espaces visuels. C’est impressionnant d’intelligence et de virtuosité, mais on reste à distance, trop conscient du dispositif pour accepter de s’y laisser prendre, et surtout pas charmer.

montrouge019b.1243622350.JPGJe m’en veux de n’avoir pas, cette année, passé assez de temps au Salon de Montrouge, devant me contenter d’une visite au vernissage (et de n’avoir pas du tout vu l’espace dédié à la Villa Arson). Comme toujours, j’en ressors avec une liste de noms sur mon carnet, noms à ne pas oublier. Certes le côté brouillon d’Arnaud Labelle-Rojoux, invité d’honneur, me rebuterait plutôt, mais il y a bien des talents à découvrir dans ce nouvel espace, à condition de traiter les aphorismes de Nicolas Bourriaud comme cette petite araignée qui y baguenaude avec négligence.

viaud.1243622391.jpgGuillaume Viaud erre dans les jardins de Monet à Giverny avec, sur le dos, un cube recouvert de miroirs. Ces nymphéas qui ont marqué la fin de la peinture figurative, qui ont aboli le cadre et la ligne, se retrouvent maintenant appelés à attaquer le cube minimaliste : l’image se fond, se brouille, se dilue et l’artiste-vitrier, en déambulant, réinvente l’image en mouvement (Walking Piece, 2008).

montrouge021b.1243622418.JPGPerrine Lacroix explore l’absence, l’empreinte, le reste, la trace, ce qui subsiste dans la forme de nos draps après une nuit de cauchemars ou d’amour, ou peut-être après que l’âme ait quitté le corps. Voyeuse filmant en contre-plongée sous une dalle de verre les passants qui l’arpentent, elle ne laisse apparaître que les semelles de leurs chaussures : le reste du corps s’estompe, se floute, disparaît, nous ne sommes que l’empreinte de nos pas, cela seul témoignera de notre passage en ce monde, de même que seule la forme de nos draps vides dira que nous avons vécu, que nous avons aimé (Pas perdus, 2004).

montrouge026b.1243622446.JPGQuant au Colombien Ivan Argote, c’est un pirate urbain qui, philanthrope, donne des pièces jaunes aux passagers du métro (lesquels refusent) et, vandale, tague les Mondrian de Pompidou (Retouche, 2008): certes, ils sont sous verre, mais la ligne noire et sinueuse du tag sauvage se confronte à la rigueur orthogonale et colorée du tableau. Ce rebelle absurde est un héritier de Dada pimenté d’une épice sud-américaine qui ne pousse pas dans nos contrées.

montrouge031b.1243622515.JPGmontrouge028.1243622500.JPGEnfin, la Coréenne Jin Lee habite pendant 24 heures à l’intérieur du corps d’une truie qu’elle a reconstitué, forme blanchâtre et flasque ainsi déposée au sol, vide. Le pénétrant, se l’appropriant, s’y englobant, elle y dessine pendant des heures, donnant naissance à des dessins de fine dentelle, comme dans un simulacre de parturition (Haru (un jour), 2008).

Pour ceux-ci et quelques autres (Boris Chouvellon, Mildred Rambaud, Fabrice Parizy, Élise Sorin, Till Roeskens, Nastia Bolchakova -et aussi -, Tony Regazzoni – déjà vu à Bordeaux -, Yasmina Benabderrahmane) parmi la centaine d’artistes présents, cela valait la peine d’aller à Montrouge. Demain, où seront-ils ? 

Toutes photos excepté n°4 par l’auteur.

Mur (de Berlin et d’ailleurs) au Palais Royal

Au Palais Royal (jusqu’au 1er juin seulement), une exposition pour commémorer le vingtième anniversaire de la chute du mur de Berlin. Ce pourrait être historique et convenu, mais au contraire, ici, 31 artistes, connus ou pas, se sont réapproprié des morceaux de murs et les ont incorporés dans leur travail. Les plaques de béton sont enserrées dans un dispositif de verre et de métal qui sans doute les protège, mais leur enlève toute proximité, toute réalité et c’est bien dommage; les doubles photos en rendent un peu compte.

Parmi ces pièces, de qualité très inégale, j’ai aimé celle de Luciano Castelli montrant le désir plus fort que le corps opprimé (La liberté enchaînée, 1990, ci-dessus).

knie1.1243607998.gif15052009142.1243607966.jpgRolf Knie, lui, a condamné sa plaque de mur à la chaise électrique, avec un pieu en plein coeur, comme l’arme ultime contre le vampire (Le mur condamné à mort, 1990). Devant ce fauteuil électrique, j’ai pensé au Christ de Peter Fryer montré à Gap il y a quelques mois.

Peter Klasen y fait circuler la haute tension, Boris Zaborov en fait un face à face et Eduardo Chilida y voit la promesse d’un pont. D’autres, plus évidents (Boulatov), plus grafiti (Kriki) ou plus descriptifs (Fromanger), sont moins convaincants.

Le Coréen Jeon Su-Cheon évoque, avec deux simples anneaux scellés dans le béton, la ligne qui sépare son pays en deux, même si ce n’est pas vraiment un mur. Par contre, un autre mur, bien réel celui-là, n’est pas évoqué ici : trop politiquement incorrect en ces lieux et pour ces gens, sans doute.

Photos in situ à droite, de l’auteur; photos à gauche provenant du site de l’exposition. Luciano Castelli étant représenté par l’ADAGP, les reproductions de son oeuvre ont été retirées du blog au bout d’un mois.

Soustraction additive au Palais de Tokyo

spy-numbers-1.1243601984.JPGEt non pas addition soustractive (dont on reparlera bientôt à propos de Lamarche-Vadel et de Panamarenko, dans la maison d’en face). On vous dira que l’exposition Spy Numbers, au Palais de Tokyo jusqu’au 30 août, parle de nombres mystérieux, d’encodage et de secrets. Peut-être, mais ce qui m’y a retenu, c’est le prélèvement, la soustraction.

Ainsi Pascal Broccolichi, avec son installation Sonotubes, prélève des sons, capture des ondes et les restitue dans l’espace de l’exposition. L’environnement se trouve ainsi saisi, récupéré, retraité. On va vers un bruit blanc, comme celui de Laurent Mareschal, vers un silence sonore.

Ainsi spy-numbers2.1243601926.JPGLuca Francesconi vole les sommets de montagne (ici l’Alpe de Gressoney), les rabote, les rapetisse et ce morceau de sommet soustrait à la nature est représenté ici, muséalisé, abstractisé (To Lower the Mountains). C’est le contraire des Artistes du Village de l’Est qui, eux, avaient surélevé la montagne d’un mètre avec leurs corps nus empilés (et qui, ensuite, se sont déchirés pour savoir qui avait le copyright de l’oeuvre, mais c’est une autre histoire).

Ainsi spy-numbers4.1243602054.JPGFelix Schramm montre aussi une Omission, pièce monumentale qui n’est que vide, que destruction, qu’effondrement, que saccage, crevant murs et plafonds, installation qu’on n’ose approcher, qu’on ne peut saisir.

Ainsi Jim Shaw soustrait des petites figurines à l’univers ludico-guerrier des cadeaux McDonald et les recrache, repeintes et agglomérées, pour construire ce monstre à traîne, émouvant en prétendant timide, une rose à la main (Heap, en haut).

spy-numbers3.1243602014.JPGMais la soustraction au carré de cette exposition est dans la pièce présentée par Ken Gonzales-Day : c’est, bizarrement cassée dans un angle de la salle, une grande photo de lynchage aux États-Unis dans les années 1920, photographie où le cadavre du Noir pendu à un arbre a été ôté de l’image (Erased Lynching). Soustraction du corps du délit, certes, mais aussi soustraction d’une oeuvre, semble-t-il, puisque Mathieu Abonnenc montrait un travail similaire il y a un an et demi à Toulouse, et je relevais alors (en commentaire) la ressemblance entre les deux approches. Gonzales-Day date cette photo de 2006-2009, a commencé sa série en 2005 et a publié ce livre en 2006. Tous deux se sont sans doute inspirés du livre de James Allen, Without Sanctuary, publié en 2000. Si on peut faire abstraction des questions de plagiat éventuel ou d’inspiration, il aurait été élégant que les commissaires du Palais de Tokyo présentent un jeune artiste français émergent plutôt qu’un professeur d’université américaine, mais peut-être ne savaient-ils pas (peut-être ne vont-ils pas au Printemps de Septembre, peut-être ne lisent-ils pas ce blog…). Et ce d’autant plus que, comme je le disais déjà alors, la mise en scène d’Abonnenc dans une demie obscurité est bien plus forte, alors que celle du Palais de Tokyo, en pleine lumière, est plate et banale.

spy-numbers-5.1243602073.jpgAddition de corps par contre, multitude de corps ajoutés, organisés, cadrés, jusqu’à 30 000 corps, dans les photographies d’ Arthur Mole et John Thomas, qui pendant et après la première guerre mondiale réalisent, perchés en haut d’une tour et au prix de semaines de préparation, ces photographies d’emblèmes, de signes composés au sol par des hommes assemblés. Des militaires le plus souvent, parfois des élèves, en tout cas des membres d’une collectivité organisée, que Foucault dirait répressive, prêtent leur corps en uniforme à une entreprise qui les dépasse, où ils ne sont plus qu’un élément, un point, un pixel, au service d’une idée plus large, d’un message collectif fort, qui, en même temps, les déshumanise. Voici ce qu’ont fait 21 000 officiers et soldats au Camp Sherman dans l’Ohio en 1918 : le Portrait vivant de Woodrow Wilson. Prouesse technique, merveille visuelle et mécanisme d’embrigadement militant, une photographie conceptuelle à sa manière. Du coup, devant ces dizaines de photographies de leurs exploits, je n’écoutais plus guère les nombres espions : c’est le principe un peu ‘auberge espagnole’ des lieux.

La viiste de l’exposition doit pouvoir se faire avec des messages audio-guides sur votre téléphone portable, mais le dispositif était en cours de réglage pendant ma visite, je ne peux rien vous en dire. Enfin, comme vous savez et comme j’en parlais avec un titre provocateur il y a peu, le Palais de Tokyo est tiré d’affaire; voyons comment va s’organiser ce nouveau projet, mais l’esprit des lieux est sauf.

Photos 1 à 4 de l’auteur.

Obsédé par Fabiola

alys-2.1243327027.JPGSainte Fabiola, patronne des femmes battues et des infirmières, est peut-être la seule sainte divorcée. Quand Francis Alÿs décida de collectionner des reproductions populaires de tableaux de maîtres, c’est son portrait par Jean-Jacques Henner (le dernier des Romantiques) qui, peu à peu s’imposa à lui, plus que la Joconde ou la Cène. Sans doute de par la fréquence de ces reproductions, mais aussi à cause d’une charge mythique, tant de la sainte que de l’original disparu. Alÿs a donc assemblé une collection de ces reproductions, qui est présentée à Londres, à la National Portrait Gallery, jusqu’au 20 septembre. 

Il y a des tableaux, des dessins, des bas-reliefs en bois, des émaux, des broderies, des assiettes, une tabatière, des broches, un pin, toutes de la main de l’homme, aucune reproduction mécanique, alys1.1243326999.JPGaucune oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Les tableaux, en majorité, sont rarement encadrés. La sainte est presque toujours dans la même posture, copie fidèle du Henner : regardant vers la gauche, couverte d’un voile rouge dont les tons varient d’un tableau à l’autre, créant tout un nuancier sur les murs à l’accrochage serré. Quelques variantes : inversion vers la droite, voile vert, une ébauche de paysage, une déconstruction moderniste (voir la reproduction du catalogue), un triptyque (ci-dessous). alys-4.1243327291.jpgMais dans l’ensemble, on est fidèle, on répète scrupuleusement, sans création, sans imagination.

Et Francis Alÿs collectionne, obsédé, maniaque, habité par Fabiola. Il a des rabatteurs dans le monde entier, il écume les ventes et les puces. Il y a 273 cotes au catalogue, très muséal (cliquez ci-contre), plus vingt-six faux. Des faux, oui ! En 1997, Alÿs prêta 62 Fabiolas à la Biennale de Saaremaa en Estonie, et, au retour, 26 tableaux avaient été remplacés par des copies : jolie histoire !

alys-5.1243327351.JPGCette histoire d’artiste collectionneur, obsédé par la série, l’exhaustivité, me plaît beaucoup. Où est l’aura, où se cache-t-elle dans ces reproductions d’amateurs qui n’auraient pas leur place au musée si Alÿs ne les avait pas ainsi assemblées ? Comment regardons-nous ces images ?

Photo 2 de l’auteur.

L’exposition a déjà été montrée à New York et à Los Angeles.

Des échardes dans les fesses

En 1971, à la Tate, à Londres, le sculpteur minimaliste américain Robert Morris, invité à présenter une rétrospective de son travail, choisit de monter des sculptures éphémères, destinées à être détruites à la fin de l’exposition. De plus, il conçut son exposition pour que les spectateurs puissent y participer physiquement, entrer dans les installations, grimper, se balancer, mettre leur corps en jeu, sinon en danger. Ce fut sans doute la première fois qu’une exposition engagea de cette manière les spectateurs à devenir, sinon acteurs, en tout cas participants. Ils étaient invités à prendre conscience de leur corps, de leur poids, de leurs efforts, comme jamais on ne l’avait fait jusque là dans un musée. L’exposition se nommait Bodyspacemotinthings (Corps-espace-mouvement-choses).

L’enthousiasme fut tel que l’exposition dût fermer au bout de quatre jours : chutes des spectateurs, blessures et bris de certains éléments, dus, non au vandalisme, mais à l’enthousiasme excessif des spectateurs. Comme tout était en bois, que le bois n’était pas poli et que c’était l’époque glorieuse des mini-jupes, l’infirmière de la Tate dût enlever pas mal d’échardes dans pas mal de postérieurs britanniques rebondis.   

Il n’en reste que quelques photographies, qu’un bout de film où une jeune femme nue expérimente les différents dispositifs la veille de l’ouverture et qu’un mythe bien ancré.

38 ans plus tard, l’exposition a été recréée pour quatre jours dans le Turbine Hall de la Tate Modern. Mais aujourd’hui, on a oublié le caratère précurseur de cette exposition. On respecte les normes de sécurité, il y a des gardiens / moniteurs partout, le bois est bien poli, personne n’est en minijupe et ça sent comme chez Ikea : tout est bien aseptisé. Des photos de l’exposition de 1971 sont punaisées aux murs. On doit se contenter de rêver, au milieu des enfants qui s’en donnent à coeur-joie.

Photos 3, 4 et 5 de l’auteur. Robert Morris étant représenté par l’ADAGP, les photos ont été enlevées du blog au bout d’un mois; beaucoup restent visibles sur le site du Guardian.

La parution de billets sur ce blog a souffert ces dernières semaines d’une charge de travail inhabituelle sur un autre front. Tout devrait revenir dans l’ordre dans les jours qui viennent. Merci de votre fidélité et de votre patience.

Des lettres, des messages, Cléa Coudsi & Eric Herbin

bethune-coudsi-ou-maintenant-herbin.1242237154.JPGAu deuxième étage du Centre d’art contemporain Lab-labanque à Béthune, installé dans une succursale, aujourd’hui fermée, de la Banque de France, à cet étage moins noble que celui où Bertille Bak expose, je découvre les installations d’un couple de jeunes artistes lillois, Cléa Coudsi et Eric Herbin. L’une est un mur blanc, fait de plus de deux cents enveloppes collées bord à bord, titrée Où maintenant. On voudrait les ouvrir, y rechercher les mots d’amour qu’elles renferment, mais à peine les effleure-t-on qu’on entend, sortie des tréfonds de l’enveloppe, une voix synthétique proférer un de ces messages dénués de sens dont notre monde est friand : bethune-coudsi-et-herbin-ou-maintenant.1242236939.jpgmessages banals, phrases de localisation, voix impersonnelles. Mais, au moment où on touche l’enveloppe, il y a une légère vibration, une douce chaleur qui se diffuse en même temps que le son, venant des petits hauts-parleurs dissimulés dans le mur (comme les chants des grillons d’Estefania Peñafiel). L’interactivité enchante et fascine; quand j’ai visité l’exposition, tout était encore propre, immaculé : c’est une pièce qui, depuis, a dû vivre, avec, je l’espère, des empreintes de doigts ici ou là, une marque physique de l’interaction. Ces deux artistes avaient fait une installation similaire en 2006 au Fresnoy, mais avec des cartes postales où chacun pouvait lire la correspondance envoyée.

bethune-coudsi-herbin-turnleters-spirit-1.1242236252.JPGCette tension entre le message, aussi banal soit-il, et sa matérialité physique, on la retrouve dans leur autre pièce majeure, Turnletters spirit, un peu plus loin. C’est une grande table, couverte d’un drap gris, sur lequel reposent des lettres, des chiffres, des signes typographiques. Par moments, on entend un crépitement, et lettres et symboles se déplacent à toute vitesse sur le drap. Comme animés d’un mouvement brownien, ils créent des formes, des cercles, des chaînes, des rhizomes, qui soudain se brisent et se reconstituent. Serait-ce une métaphore du savoir, des réseaux de la connaissance qu’on tenterait ainsi de construire ? Ou bien est-ce un regard désabusé sur la vanité des efforts pour créer du sens ? Peut-on espérer qu’une phrase émergera un jour de ce chaos ? bethune-coudsi-herbin-turnleters-spirit-2.1242236830.JPGOn pense au théorème des singes savants du mathématicien Emile Borel : avec une infinité de singes tapant chacun sur une machine à écrire, la théorie des probabilités dit qu’au bout d’un certain temps, l’un d’eux finira par taper les oeuvres complètes de Shakespeare. Visuellement, je pense aussi aux installations de Michal Rovner, à ce grouillement incertain et organique de formes bacillaires. C’est un peu le plan d’une ville qui se dessine ici, ou bien un élevage de poussière comme chez Man Ray ; on contemple les lettres qui se regroupent frénétiquement, tentant sans fin de voir des correspondances, des concaténations, cherchant du sens désespérément.

Le travail de ces deux artistes, d’après la brochure que j’ai pu voir, interroge ainsi le sens et la mémoire : fragments de disques vinyle arrangés en un circuit que parcourt une petite voiture équipée d’un saphir grâce auquel une musique improbable peut jaillir, corps nus des deux artistes alors séparés, photographiés sur un fond d’images de la ville où habitait l’être aimé absent, ou gestes d’échange essentiels détourés de leur contexte. Envie d’en voir davantage (jusqu’au 12 juillet).

Photos 1 et 2 courtoisie Lab-labanque; photos 3 et 4 de l’auteur.

Surprises à Béthune

bethune-bak-arcadie-1.1242227474.JPGRetournant au centre d’art contemporain Lab-labanque installé dans l’ancienne succursale de la Banque de France à Béthune, je suis encore si possédé par l’installation de Claude Lévêque il y a quelques mois que je me dis que la tache sera rude pour son successeur, Stéphane Thidet (exposition jusqu’au 12 juillet). Et la première surprise vient de là, de la capacité qu’a Thidet à occuper cet espace impressionnant, voire ingrat, avec une grande économie de moyens et une grande énergie.

bethune-thidet-crepuscule.1242227590.JPGC’est d’abord à un décrochage que l’on assiste, à un recadrage : en effet, les néons glauques et peu flatteurs pour le teint qui sont présents dans tout espace public de ce type ont tout simplement été décrochés : ils occupent l’espace en diagonale, suspendus au plafond, reposant au sol, entravant la marche, coupant la vue. Les fils pendent, on doit enjamber les cadres pour avancer, c’est une ruine, non pas dévastée, mais mélancolique; le titre en est Crépuscule. Cette mélancolie est interrompue soudain par une salve de claquements de portes qui résonne dans l’espace de la banque comme des tirs dont on ignorerait la provenance, amis ou ennemis, de quoi sursauter, interrompre la conversation, voire courir aux abris. Evoquant le Concerto pour Portes et soupirs composé par Pierre Henry pour Béjart, c’est une musicalité métronomique, machinale, sans âme. Provenant de plusieurs pièces de l’étage et du sous-sol (où sont les coffres), elle fournit une unité de lieu, elle rassemble tous les espaces, elle offre un fil conducteur à la poursuite des fantômes de ce lieu hanté. Elle se nomme ‘Cadence/Décadence’.

thidet-1.1242227506.jpgEnfin, de côté, Stéphane Thidet expose sa pyramide noire, faite de millions de confetti, pesant deux tonnes, qu’on avait pu voir à la FIAC sur le stand de sa galeriste Aline Vidal. Ici, en pays minier, c’est un terril (chez moi, on disait un crassier, nom plus évocateur) : la richesse du pays, le fruit du travail de ses habitants a empli les coffres de la banque au fil des années. Maintenant que les mines de charbon sont fermées, que la Banque de France est fermée, ne restent que ces scories, ces petits bouts de papier noir qui volètent. 

bethune-bak-portes.1242227614.JPGA l’étage, dans le spacieux appartement du directeur, il est aussi question de la fin de la mine, à travers le travail de Bertille Bak, dont j’avais aimé une vidéo montrée au Plateau. Elle poursuit son travail de mémoire sur le coron d’où vient sa famille, Barlin. Si le coq qui tourne sans fin, relié à la girouette est peut-être un peu trop folklorique (Arcadie, au début du billet) , l’exposition des plaques de numéros de rue des maisons se poursuit jusque dans les coffres de la banque, témoignage précieux et identitaire (‘Identité’). Il est question de rénovation urbaine, de ‘gentrification’, d’interdictions urbanistiques et de loyers subventionnés qui le sont moins. Certes. Il est aussi question d’espace, d’occupation de l’espace, d’appropriation, d’individualisation et de collectif, de résistance passive et humoristique (j’ai bien aimé la multiplication des Portes avec chaînes de sécurité, comme autant de protections méfiantes contre le monde extérieur, ci-contre). bethune-bak-video.1242227903.JPGSon film Faire le Mur (vidéogramme ci-contre montrant bien cette occupation de l’espace) est plein de poésie triste et nostalgique; c’est une veine qui lui va bien, même si on souhaiterait parfois plus de force. J’ai pensé de nouveau au travail de Kateřina Šedá, qui, sur un matériau similaire, l’urbanisation d’un faubourg de Brno, a fait un vrai travail d’activiste sociale, de créatrice de liens entre les habitants. Chez Bertille Bak, tout prête à rire, frise l’absurde avec légèreté, ainsi de la scène finale de sa vidéo où les autos tamponneuses volées partent à l’aventure.

bethune-bak-robe.1242227626.JPGUne machine à tamponner les murs impeccables de l’appartement du directeur pour les marquer de fausses empreintes de briques, nommée Robe, est aussi une intrusion du monde du travail, des petites maisons de brique des corons dans l’univers propre et feutré de la finance : atteinte au patrimoine, prise de la Bastille, c’est aussi un clin d’oeil aux empreintes de Claude Viallat ou aux briqueteries de Harun Farocki actuellement au Jeu de Paume.

Demain, le deuxième étage de la banque, avec Cléa Coudsi et Eric Herbin.

Photos 1, 2, 4 et 6 de l’auteur; photo 3 courtoisie de Lab-labanque; photo 5 courtoisie de l’artiste.

Culte de l’ambigu

C’est une bien étrange exposition que Une image peut en cacher une autre, au Grand Palais (jusqu’au 6 juillet). Bien étrange car c’est une encyclopédie du trompe-l’oeil, de l’image double, de la dissimulation, du sens caché des images. On n’y voit qu’yeux plissés, que fronts froncés, que spectateurs mis au défi, tentant de trouver la bonne distance, le bon angle pour déchiffrer, trouver le hic, le déclic, ‘regardeurs qui font l’image’. Il est presque dommage, esprit didactique oblige, que, sur des petits cartels explicatifs, soit souvent dévoilée l’énigme au moyen d’un détail mis en lumière, cerné d’un ovale blanc : voyez, ici, dans ces rochers, un visage.

07-05-2009-0015-33_edited.1241651976.jpgIl y a profusion de paysages anciens où les rochers, les montagnes, les vallées cachent corps et visages : travail de recherche remarquable sans aucun doute, mais on s’en lasse vite. On retrouve bien sûr les compositions d’Arcimboldo, mais ce ne sont pas des découvertes. Par contre, la révélation des figures composites mogholes, où les montures sont des mosaïques de corps féminins ou d’animaux (qui auraient influencé Arcimboldo) fait découvrir l’intérêt pour ces ambiguïtés hors d’Europe dans l’art indo-musulman dès le XVIème siècle (Album Shir Djang).

Il y a bien sûr des Dali en masse, tant l’ambiguïté de la représentation le passionnait, des Magritte (Le Viol, en haut) aussi et la tête de taureau de Picasso, faite d’un guidon et d’une selle de vélo, et venus-milandes.1241652036.jpgpuis Bellmer, Odilon Redon, tous ceux qui ont joué avec notre perception, jusqu’à Markus Raetz (ci-dessus, Croisement) : c’est une exposition qui ratisse large, trop large sans doute. La Princesse X de Brancusi, quasiment censurée pour cause d’ambiguïté, sculpture montrant plus que ce qu’elle prétend montrer, trouve un écho archaïque dans cette Vénus des Milandes, tout aussi fusionnelle. L’ambiguïté des images n’est certes pas qu’un phénomène amusant, il est bon de percevoir ces dimensions cachées, mais tant ne sont que des jeux formels, des dissimulations vaines, des prouesses techniques sans grande profondeur au delà de l’image même.

allemagne-18eme.1241651992.jpgCe tableau allemand du XVIIIème siècle me semble emblématique de cette exposition. Ce monstre avec ses quatre yeux et ses trois nez, voudrait représenter la Sainte Trinité, il voudrait nous inculquer le sens du divin, nous mettre en face du mystère d’un seul Dieu en trois personnes, mais au fond, il n’est qu’une prouesse de dessinateur talentueux, qu’une fausse apparence, qu’une vaine tentative d’accéder au sacré. 

Vous pouvez acheter le catalogue (51.30 euros) auprès de la librairie en ligne Dessin Original.

Magritte, Raetz et Brancusi étant représentés par l’ADAGP, les photographies de leurs oeuvres ont été retirées du blog à la fin de l’exposition.

Kandinsky

exp-kandinsky.1241645553.jpgParfois, devant une exposition remarquable, complète, de toute beauté, je ne sais qu’être muet. Que puis-je ajouter, qui ne soit pas un cours d’histoire de l’art ? Quelle valeur ajoutée puis-je apporter, sinon vous inciter à aller voir l’exposition Kandinsky au Centre Pompidou (jusqu’au 10 août) ?

Elle regroupe des oeuvres rarement vues ensemble, sans doute grâce à sa réalisation conjointe avec Lenbachhaus à Munich et Guggenheim à New York (où l’exposition ira ensuite). La scénographie est sobre et éclatante; certes les textes d’explication sont légers (mieux vaut prendre l’audioguide ou acheter le catalogue). Le passage à l’abstraction est remarquablement documenté. Tout cela relève de l’histoire de l’art, je me tais.

Je vous offre seulement ce petit texte acide, écrit par Apollinaire dans L’Intransigeant du 25 mars 1912, texte qui fera fuir Kandinsky loin de Paris, amer : « Kandinsky pousse à l’extrême la théorie de Matisse sur l’obéissance à l’instinct et n’obéit plus qu’au hasard. Madame Munter nous montre ce qui se passe dans le ménage d’un végétarien pauvre de Montparnasse et ce n’est pas réjouissant. » Amen !

Vous pouvez acheter le catalogue (42.66 euros) auprès de la librairie en ligne Dessin Original, qui propose un excellent choix de livres d’art, que je vais conseiller dans l’élaboration de son catalogue, et avec qui j’inaugure un partenariat pour permettre à ceux d’entre vous qui seraient intéressés d’acquérir ces livres.