Sommaire de Septembre 2008

22 billets ce mois-ci

3133 visiteurs uniques quotidiens 

1er septembre: The pen is mightier than the sword (Naji Al-Ali)
2 septembre  : Eclair illuminant un cerf (Joseph Beuys)
3 septembre  : Plus blanc que blanc (Terence Koh)
4 septembre  : Anti-communisme primaire et conceptuel
5 septembre  : Anti-modernisme primaire (et conceptuel)
7 septembre  : Occupation de territoires (Krijn de Koning)
8 septembre  : Un simple fil (Fred Sandback)
9 septembre  : Tokyo – Fontainebleau et retour
10 septembre : Road movie en Basse Californie (Gonzalo Lebrija)
11 septembre : Masque ? (Fernando Javier Urquijo)
12 septembre : Chaud / froid, rond / pointu (Sabina Lang & Daniel Baumann) 
13 septembre : Brasil Brasil, du bois et de l’or
15 septembre : Elles sont parties pourtant elles n’ont nulle part où aller (Shen Yuan)
16 septembre : Inside out, upside down (Claude Lévêque)
17 septembre : Loi du 29 juillet 1881 (Villeglé)
21 septembre : Amal Kenawy
22 septembre : Regarde de tous tes yeux, regarde
24 septembre : Evans et Cartier-Bresson
25 septembre : L’origine du monde (la vraie) (Julia Milner)
27 septembre : Obsessions (Stiletto)
28 septembre : Danse
29 septembre : Embrassé sur la bouche (Jiri Kovanda)

Embrassé sur la bouche

English translation

Jiri Kovanda est un maître des performances furtives, des happenings discrets. Dans le Prague communiste de sa jeunesse, il manifestait sa différence avec des petits évènements urbains que nul ne pouvait soupçonner, qui pouvaient passer pour des accidents banals, mais qu’il documentait soigneusement et qui étaient parfois photographiés. Il s’appropriait l’espace public, brisait pour un instant la bulle à l’intérieur de laquelle les passants praguois évoluaient, il dérangeait imperceptiblement, bâtissant ces relations éphémères avec ses concitoyens : marchant dans la rue les bras écartés, bousculant un passant sur deux, regardant fixement son voisin dans l’escalator, courant soudainement.

jiri-kovanda.1222601400.JPGAujourd’hui ses performances se pratiquent non plus anonymement dans les rues d’une ville grise, mais dans des centres d’art et musées, avec annonce, photos, critiques, le tout bien inséré dans le monde de l’art. Le programme Playtime à Bétonsalon, qui vient de se terminer, était plein d’oeuvres discrètes, de performances à peine visibles. Comme il l’a déjà fait trois ou quatre fois (dont celle-ci à la Tate), Jiri Kovanda embrassait les passants sur la bouche, à travers une porte vitrée : dérangement modéré, aseptisé, sans risque, inscrit dans l’espace, questionnement de l’intime et du public (Kissing through Glass).

katinka-bock.1222601416.JPGA côté, dans l’encoignure d’une fenêtre, on remarquait à peine une jeune femme lisant, de loin on s’étonnait un peu de la voir remuer les lèvres, on s’approchait, l’écoutant lire à mi-voix, on restait près d’elle, enchanté par sa lecture. Chaque jour, pendant une heure, elle (ou une autre) était là, lisant, toujours le même livre, en boucle, Espèces d’espaces de Perec (encore !). Devant elle, des planches en bois chaque jour arrangées différemment, appuyées au mur, découpées en morceaux chaque jour plus petits, parsemées au sol selon un schéma prédéfini. L’étrangeté poétique de cette occupation de l’espace était renforcée par le texte du livre, parlant de domaines, de frontières, de passages. Je suis resté longtemps, seul auditeur ce jour-là auprès de ‘ma’ lectrice, charmé, désinstallé. Cette performance, ce protocole sur les dix-huit jours de Playtime, est dû à Katinka Bock (Lecture quotidienne).

Photo Kovanda par Michael Eric Dietrich. Photo Bock par l’auteur.

Danse

Tout en manquant de fondations solides en la matière (si quelqu’un a un séminaire à me suggérer…), je m’intéresse depuis quelque temps aux liens entre danse et art contemporain, qu’il s’agisse des grands Américains (Cunningham et Cage, Yvonne Rainer et Robert Morris) ou de Français contemporains, comme les Gens de l’Uterpan (à Bétonsalon il y a peu; assez peu aimés dans l’univers traditionnel de la danse, voir ici et ) ou les performances récentes autour de Swing à la Galerie des Galeries (ainsi Vanessa Le Mat).

halprin-livret.1222597639.jpg Au Centre Pompidou il y a quelques jours, j’ai assisté au spectacle parades & changes, replay, une chorégraphie de 1965 d’Anna Halprin, reprise par Anne Collod. Spectacle car nous sommes dans la salle, les danseurs sont sur scène (la plupart du temps) : moins de remise en cause de l’espace, des rapports entre danseurs et spectateurs que les exemples cités ci-dessus. Mais au début, sous les incitations d’un ‘chef d’orchestre’, les six danseurs, perdus dans la salle au milieu des spectateurs, vêtus identiquement de noir et de blanc, se lèvent et disent à la Perec « Je me souviens.. » dans ce qui devient une cacophonie ordonnée par les mains du chef qui soutiennent ici, rythment là, apaisent ailleurs. halprin-1965.1222597621.jpgLe début du spectacle est rigide, formel, scandé, ordonné. Les danseurs se retrouvent sur scène, s’y déshabillent lentement, froidement, le regard vide, puis remettent leurs vêtements de manière toujours aussi dure et anérotique, dans une danse pure et dépouillée de toute fioriture. Cette nudité assumée fut la cause de l’interdiction de ce spectacle aux Etats-Unis après sa création en 1965 (photo ci-contre de 1965).

Les danseurs marchent alors de long en large, sur scène, dans la salle, leurs déambulations, d’abord brutales et cadencées, deviennent peu à peu flâneries, esquives, contournements, les regards deviennent plus présents; trois couples se forment, accrochés par les regards, les sourires esquissés, soudés par une nouvelle séquence de déshabillage face à face.  halprin-1.1222597606.jpgCelle-ci aboutit à un jeu primal où les six danseurs déchirent des rouleaux de papier kraft avec une frénésie infantile, animale; ils se roulent dans le papier avec volupté, déchaînement. C’est une longue séquence où l’énergie est extrême, la tension palpable, la rupture proche. Rassemblant les morceaux épars de papier déchirés pour s’en couvrir, les danseurs saluent.

Le spectacle continue avec d’autres séquences, celle du travestissement est un peu longue, celle où ils luttent avec de grandes bâches de plastique architecturant la scène développe à nouveau la même énergie vitale, la même occupation de l’espace qui semblent être la marque de cette pièce. La scène finale les ramène à nouveau nus face au public, chacun porteur d’un petit bol où ils et elles puisent de la peinture avec leurs doigts et s’en enduisent le corps, lentement, posément, s’habillant de couleur.

Un peu démuni pour analyser ce spectacle, fait de séquences en transformation, de contraintes maîtrisées, je ne peux que tenter de transmettre ici mon émotion devant sa force, devant sa dimension sensible et libertaire.  
Lire ici pour une analyse plus poussée.

Photos :Bertrand Prévost et (1965) Nicholas Peckham.

Obsessions (Stiletto)

Profusion d’expositions à la Maison Européenne de la Photographie (toutes jusqu’au 26 octobre). Pas vraiment de lien entre elles, on passe donc du fascinant au répugnant, du banal à l’extraordinaire. Rien à dire sur certaines (les photos de voyage de Monsieur Dumas-Hermès), pas envie de parler d’autres (les viandes de Dimitri Tsykalov), mon attirance pour la froide beauté architecturale de Marco Zanta restera silencieuse, mais chapeau bas devant le roman-photo de Jacques Monory (soi-même en chapeau et lunettes teintées dans la photo ci-contre).

Mais c’est d’obsessions et de talons aiguilles que je vais vous parler. Je n’avais bien évidemment aucune idée de ce qu’est le magazine de mode Stiletto avant ma visite, ni même de ce qu’est un stiletto (escarpin au talon fin dépassant 10 cms). Encore une expo de photos de mode, ai-je grogné en entrant dans cette salle. Et, certes, quelques photographes semblent perdre leur âme en se prêtant à cet exercice, leurs photos 2008-09-23-mep006.1222357357.JPGdeviennent plates, fades, inodores, ainsi Douglas Gordon ou Guillaume Herbaut, qu’on a connus plus inspirés, à mon goût. Martin Parr, plus cynique, joue des codes avec élégance; j’ai surtout apprécié de lui cet ensemble, qui pourrait être une étude sur les mains, mains de travailleurs, avec le chef au centre, jusqu’au moment où un regard plus acéré (ou la lecture du cartel) vous apprend qu’il s’agit d’une publicité pour Rolex, mais oui, bien sûr !

2008-09-23-mep007.1222357367.JPGLes Doudounes photographiées avec une froideur clinique par Raphaël Dallaporta (de gauche à droite : Gilles, Jean-Paul Gaultier et Moncler) sont des bijoux dans leur écrin aux couleurs crues (Série « Blow up » pour Stiletto n°20, automne 2008). Ce jeune photographe a un talent pour faire ainsi jaillir des objets dans le réel, que j’avais beaucoup admiré dans ses ‘portraits’ de mines anti-personnel.

2008-09-23-mep009.1222357379.JPGQue fait ici ce kibboutz-bunker menaçant comme une forteresse coloniale ? Passerait-on de la mode à l’architecture ? ou à la politique ?  (Yanai Toister, Kibboutz Hafsitka, Stiletto Homme n°6, printemps-été 2008).

Il conduit à la salle suivante, cabinet de curiosités fétichistes, talons aiguilles tapissant les murs d’un bout à l’autre. Au milieu de tant de photos chics et glamours, celles de Valérie Belin sautent aux yeux par leur étrangeté, leur présence. Comme pour ses portraits, nulle mise en scène, nul apprêt, simplement la force explicite du sujet.

Ce sont ces déplacements, ces tangentes par rapport à la mode, ces étrangetés, qui m’ont le plus retenu ici; je ne m’abonnerai sans doute pas à Stiletto, mais mon regard en est un peu changé.

Photos de l’auteur (plus ou moins de travers; mais les photos de presse étaient trop classiques à mon goût). Jacques Monory et Valérie Belin étant représentés par l’ADAGP, les photos correspondantes ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition.

L’origine du monde (la vraie)

milner_french-1.1222273336.jpg2008-09-23-mep003.1222273250.JPGLes photos d’astronomie, photos de galaxies éloignées, de nébuleuses tourbillonnantes, de taches à la surface du soleil, ou de planètes en implosion ont toujours des  couleurs milner_french-2.1222273354.jpgfascinantes, plus ou moins irréelles puisque ce sont les résultats des calculs d’ordinateurs associés aux téléscopes électroniques et non pas des visions réelles, des impressions rétiniennes directes. La première photo numérique de l’histoire fut faite par le télescope Hubble en 1990. Ce sont certaines de ces images astronomiques que l’artiste russe Julia Milner a 2008-09-23-mep004.1222273268.JPGsélectionnées (Univers); les a-t-elle manipulées, arrangées, améliorées ? milner_french-3.1222273374.jpgJe ne sais. Mais chacune des photos qu’elle projette ici (à la Maison Européenne de la Photographie jusqu’au 26 octobre) a été choisie pour son évocation du sexe féminin : féminité totemique de l’univers ? C’est une autre origine du monde qui se déroule ici. A bien lire (cliquez sur ples photos de droite), les textes scientifiques d’explication sont empreints d’une poésie quasi sensuelle, parlant de processus mystérieux, d’activité même les jours de grand calme, d’éléments très chauds mais très fins.

1001-night.1222274196.jpgJouant toujours avec la technologie, Julia Milner présente aussi des autoportraits faits avec un téléphone portable (Mobilographie actuelle). Sur les tirages de grand format affichés au mur, les traits sont grossiers, l’image est pixellisée : jouant de ces défauts, Milner a retravaillé les photos, les a « améliorées » avec une palette graphique. Même si ce n’est pas une intervention de la main même de l’artiste tenant un crayon et rectifiant la photo (comme ici), c’est toujours une retouche, une négation du caractère mécanique de la reproductibilité photographique. C’est ironique et ludique, bien sûr, mais c’est aussi un déplacement de la technique, une appropriation, un élargissement des frontières.

2008-09-23-mep005.1222274655.JPGEnfin, cette installation Click I Hope qu’elle avait déjà montrée à la dernière Biennale de Venise au pavillon russe, un défilement des mots ‘J’espère’ en une cinquantaine de langues. Tout ici évoque Internet, le design rudimentaire, la taille des expressions liée à leur fréquence, l’interactivité, le comptage. C’est à la fois naïf et hypermoderne. Il y a un site associé qui vous dira tout (avec une intéressante critique par Boris Groys).

Photos de gauche par l’auteur. Photos de droite courtoisie de l’artiste.

Evans et Cartier-Bresson

A ma première visite de l’exposition (à la Fondation Henri Cartier-Bresson jusqu’au 21 décembre), j’ai du mal à distinguer de qui sont les photos sans regarder les cartels. Henri Cartier-Bresson a reconnu sa dette envers Walker Evans, le créditant de sa poursuite d’une carrière de photographe. Tous deux photographient l’Amérique profonde, tous deux sont des innovateurs radicaux. On voit ici la crise et la misère, la pauvreté et la simplicité. Des photos plutôt tragiques, plus de scènes de rue que de portraits. Repassant dans l’exposition à la fin de ma visite, je sélectionne rapidement les photos que je pense montrer ici.

De retour chez moi, je suis surpris de constater que pratiquement toutes les photos que j’ai ainsi retenues sont de Walker Evans. Pourquoi ? Alors que je n’ai pas au cours de la visite vu de différence essentielle entre leurs travaux, celle-ci s’est néanmoins imposée inconsciemment à moi : qu’ai-je donc distingué entre les deux, quel a été le déclic ? Je lis, je réfléchis, j’y retourne, je relis et je trouve cette analyse remarquable de Michel evans-alabama-tenant-farmer-family-singing-hymns-1936-getty.1222039038.jpgPoivert (écrite avant qu’il n’ait vu l’exposition, semble-t-il) où l’auteur pointe la différence de temporalité entre les deux photographes, le Français classique adepte de la visée et de l’équilibre, magicien de l’instantanéité, l’Américain plus archaïque, composant avant de viser, dilatant le temps. Mais lisez cet article indispensable, plus éloquent que moi. C’est donc sans doute cette composition par motif plus que par lignes d’équilibre qui, sans que j’en sois vraiment conscient, m’a tant attiré chez Walker Evans.

evans-minstrel-poster-alabama-1936-getty.1222039065.jpgAinsi (ci-dessus) cette Famille de Métayers chantant des Hymnes (Alabama, 1936, Getty Colection) ‘tient’ davantage par les regards croisés des personnages que par leur mise en place ou par la géométrie de la maison. Un autre exemple frappant est la photographie ci-contre qu’il faut un certain temps à décoder : composition chaotique, images qui se bousculent, rythme incertain des briques et des tuiles. C’est en fait une affiche pour des ‘ménestrels‘ (Minstrel Poster, Alabama, 1936, Getty Collection), photographie d’une image, représentation d’une représentation, évocation d’un passé disparu.

cartier-bresson-chicago-1947.1222035101.jpgevans-moma-fulton-street.1221687064.jpgOu bien comparons la célèbre Girl at Fulton Street de Walker Evans (New York, 1929, MoMA, à gauche) avec une scène similaire de Cartier-Bresson, cette jeune femme noire au pied d’un gratte-ciel (Chicago, Illinois, 1947, Collection Fondation HCB, à droite). Chez Evans, la jeune femme occupe tout l’espace, tout le temps aussi, et ni la vitre, ni les lignes de l’immeuble ne sont des supports de la photo. Alors que la photographie de Cartier-Bresson, elle, s’appuie sur les lignes verticales des immeubles, comme un tableau, en un instant gelé par l’instantané de la photo.

hcb-chicago-illinois-1947.1222039021.jpgevans-moma-coiffeur.1221687052.JPGDe Cartier-Bresson, voyez encore cette autre scène de Chicago, Illinois, (1947, Collection Fondation HCB, à gauche) structurée par le jeu d’ombres du métro aérien, où le jeune enfant est pris dans ces rets, encadré, délimité. On peut l’opposer à ce Salon de Coiffure pour Noirs (Atlanta, 1936, MoMA, à droite) d’Evans, nature morte inscrite hors du temps, comme un portrait muet des occupants absents.

evans-faulkner-missssipi-1948-baudoin-lebon.1222039052.jpgLes compositions d’Evans s’appuient davantage sur des motifs, des détails, des échos et moins sur des lignes, des volumes. Cette photo au titre si évocateur, Faulkner’s Mississippi (1948, collection Baudoin Lebon) en est un superbe exemple. Le tuyau de poêle est trop tordu et polymorphe pour être la colonne verticale de l’image : mat ici, grumeleux là, brillant plus haut, plissé dans le coude, puis noir, c’est un objet visuel en lui même. De même le mur aux aspects changeants, lisse à droite, en briques à gauche, noires ici, plus claires là : rien qui offre la solidité d’un mur d’étai, de soutien, de structuration de l’image. L’élément central autour duquel tout tourne est ce grill circulaire, comme un oculus : lui répondent les autres formes rondes, poêle à frire, bassine, joint du tuyau. enfin, la scansion des fers à repasser sur la planche complète l’impression globale, chaotique, irrationnelle, peu construite, mais dont la force vient de l’évocation, de l’intemporalité, de la dissonance poétique.

Photos Fulton Street et Barber Shop courtoisie de la Fondation HCB. Autres photos de l’auteur. © Walker Evans et Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos, respectivement.

A noter au passage, la parution dans la collection Découvertes du livre de Clément Chéroux ‘Henri Cartier-Bresson, Le tir photographique’. Vous pouvez aussi acheter la monographie de Jean-Pierre Montier sur Cartier Bresson (38 euros) auprès de la librairie en ligne Dessin Original.

Regarde de tous tes yeux, regarde

Michel Strogoff au moment où, sous les yeux de sa mère, il est aveuglé par une lame rougie, vous vous souvenez ? La formule est jolie, c’est l’envoi de ‘La Vie Mode d’Emploi’, mais le lien est néanmoins un peu ténu avec le regard du spectateur, le regard qui fait l’oeuvre. Le Musée des Beaux-Arts de Nantes présente jusqu’au 12 Octobre une exposition d’art autour de Georges Perec. Non point que Perec fut un très grand amateur d’art. Le catalogue, fort bien fait (à l’exception d’une cuistrerie de 8 pages pédantes et inintéressantes sur ‘L’art d’après la photographie’) recense les textes où Perec parle d’art, de Klee beaucoup, de Duchamp un peu. Mais l’intérêt est que la structure même de l’écriture de Perec a des connotations artistiques évidentes. Cette exposition en révèle des parentés, parfois évidentes, parfois plus complexes. Elle le fait selon quatre axes : le quotidien, le romanesque, le ludique et l’autobiographique. Chaque visiteur, selon ses goûts et sa sensibilité, se fabrique alors son propre axe de lecture, de déambulation privilégiée.

on-kawara-i-got-up-at.1222032136.jpgMoi, c’est la règle du jeu qui m’a le plus intéressé. Que l’auteur de ‘La Disparition’ et de ‘La Vie Mode d’Emploi’, grand satrape oulipien, fut un maître de l’écriture sous contrainte, nul n’en doute. L’intérêt ici est de comparer son approche à celle d’artistes construisant leur oeuvre dans des conditions similaires, selon une règle ludique et contraignante. C’est donc sans surprise qu’on retrouve ici, outre des minimalistes, Roman Opalka et On Kawara (‘I got up at..’; version différente de cele présentée ici), François Morellet et Claude Rutault, Cadere et les Becher, tous adeptes, chacun à sa manière, du systématisme. ‘La Disparition’ (roman sans ‘e’) se retrouve chez jochen-gerner-tnt-en-amerique.1222032122.jpgJochen Gerner qui oblitère une BD de Tintin en Amérique (TNT en Amérique) pour n’y laisser que des traces énigmatiques, chez Ed Ruscha qui noircit des phrases d’insultes devenues illisibles et que seul le cartel révèle, ou chez Hanne Darboven qui recompose mathématiquement le calendrier. La sérialité est aussi évidente dans l’alphabet d’icônes publicitaires de Claude Closky, dans les ensembles de photos trouvées d’Hans-Peter Feldmann ou dans le journal mièvre aux taches de Rorschach d’Annette Messager. On pourrait construire ici un début d’encyclopédie de l’art systématique et sériel et l’étayer de citations de Perec, j’y serais bien resté des heures. Et, grâce au texte de Bernard Magné dans le catalogue, j’ai appris le mot ‘desmodromique’ : dont le parcours est déterminé par une contrainte.

Mais les autres axes sont aussi pleins de révélations. Boltanski ou Sophie Calle sont bien sûr cousins du Perec auto-biographe, Monory ou Richter parents du Perec romanesque. J’ai vu aussi, transversalement, un art du détournement, de la mise en abyme où, au ‘Cabinet d’amateur’, vont répondre Broodthaers et son musée des aigles dans une salle adjacente, Philippe Thomas (dont le Musée possède de belles pièces) et l’agence ‘les ready-mades appartiennent à tout le monde’, Yoon-Ja et Paul Devautour et leur collection fantôme, Edouard Levé et ses illustres inconnus homonymes, ou la réappropriation par Bertrand Lavier de motifs Mickey en icônes de l’art contemporain, à la Pollock ou Arp.    

renaud-auguste-dormeuil-5-minutes.1222032151.jpgCependant que trône au centre de l’exposition la Boîte-en-Valise de Marcel Duchamp, errant dans les salles, je cherchais la pièce à mes yeux la plus perecquienne. Après quelques hésitations, j’ai choisi la pièce la plus performative de l’exposition, la vidéo 5 minutes pour rassembler l’essentiel, de Renaud Auguste-Dormeuil où ce dernier filme des personnes qui, sous la menace d’une catastrophe imminente, doivent quitter leur appartement cinq minutes après le coup d’envoi : que vont-elles emporter avec elles ? quel est leur essentiel ? qu’aurait pris Perec ? qu’aurait pris sa mère (qui fut déportée et tuée à Auschwitz) ? 

Vous pouvez lire ici, et éventuellement . L’exposition sera à Dole à partir du 21 novembre et jusqu’au 21 février 2009.

Amal Kenawy

amal-kenawy014.1221686469.JPGLe visage à 90°, les yeux mi-clos, les pupilles quasi invisibles, la bouche entr’ouverte, est-ce la mort ? ou la petite mort ? La vidéo de l’Egyptienne Amal Kenawy présentée au sous-sol de la galerie LA BANK jusqu’au 31 octobre est une composition de photos et d’aquarelles. Sur le visage de l’artiste, immuable ou presque, se superposent des dessins, des plans, des taches de couleur, des coulures violacées, des insectes, des volumes, Vénus sortant des eaux même. Son visage est cadré, encadré, dévoré, habité, rongé, il est strié par des chevelures pendantes, des petites têtes coupées, renversées. Le son a la même stridence que l’image, brutale, envoûtante. C’est un rite mystérieux, incompréhensible, macabre, obsessionnel. On voudrait décoder, décortiquer, comprendre, analyser les symboles qui fulgurent, parler de féminité et de blessure, d’histoire et de fantasmes, de violence et de peur. amal-kenawy022.1221686527.JPGEt puis on renonce à trop penser, trop analyser, on se laisse emporter par la force et la beauté de cette vidéo, You will be killed.

Une autre vidéo, Empty Skies, plus douce, plus tranquille se regarde à travers le jet d’eau d’une fontaine; le clapotis de l’eau se conjugue au son métallique de la vidéo, et les gouttes d’eau déforment et fragmentent la vision de l’écran. 05.1221686498.jpgEt les photos de l’artiste en robe blanche, angélique sont aussi empreintes de cette poésie étrange qui sait si bien toucher nos sens et résister à notre esprit.

Photos 1 et 2 de l’auteur, photo 3 courtoisie de la galerie.

Loi du 29 juillet 1881

L’exposition Villeglé, au Centre Pompidou jusqu’au 5 janvier, est une plongée dans le passé, une leçon d’histoire. D’abord parce que cet artiste de 82 ans -et toujours vif – fait partie d’un chapitre de l’histoire de l’art important, mais qui paraît bien lointain aujourd’hui. Et ensuite parce que son matériau, l’affiche, n’existe quasiment plus sous cette forme depuis quelques années : Villeglé fut conduit à travailler en province, puis à l’étranger, puis à renoncer à cette pratique au fil des années (au profit d’un travail rigoureux et complexe sur l’alphabet, nettement moins spectaculaire).

2008-09-16-villegle005.1221661441.JPGC’est sa réflexion des débuts qui est la plus intéressante, l’opposition entre la lacération d’affiches et le collage, l’une passive et réactive, l’autre actif et procédant du même registre que peinture et sculpture, mais avec d’autres outils. Il se définit comme lacéreur anonyme, non pas un artiste auteur, mais un metteur en scène, non pas un ready made, mais une appropriation.

Au fil des salles, la beauté des motifs, des lacérations, la diversité des formes et des couleurs, enchantent, même si c’est toujours un peu la même chose. Au début, Villeglé, petit homme au chapeau vissé sur la tête, devant une affiche du 17 juillet 1965, L’homme à la moto, lui aussi coiffé d’un élégant chapeau en ces périodes pré-casque. Et ci-contre, quelques affiches politiques.

2008-09-16-villegle009.1221661465.JPGLe plus fascinant, pour moi, ce furent les photos et images de film de Villeglé au travail : comme un petit danseur bondissant, il lutte avec sa matière, l’agrippe à pleines mains (photo ci-contre de Harry Shunk, 14 février 1961), tombe à la renverse (ci-dessus, vidéogramme du film documentaire). C’est aussi une performance, une danse chamanique, une lointaine parenté avec Pollock peut-être. Et le moins étonnant, c’est un article du journal de droite L’Aurore du 22 octobre 1962, titré ‘Il gagne des millions en lacérant des affiches’ et citant ses acheteurs gogos, Paola de Belgique, Porfirio Rubirosa, François Mauriac (mais la Shabanou l’a trouvé trop cher); on croirait lire les mêmes réactionnaires face à Koons aujourd’hui.

Photos de l’auteur. Villeglé étant représenté par l’ADAGP, les photos de ses oeuvres ont été retirées à la fin de l’exposition.

Inside out, upside down

C’était un magasin des tramways rouennais, c’est depuis 10 ans le siège du FRAC. Pour fêter cet anniversaire (jusqu’au 30 novembre) , Claude Lévêque investit le lieu en magicien ordinaire, il déroute le spectateur, le remplit d’émotions et de sensations. A la différence de bien de ses installations aux couleurs violentes, aux senteurs envoûtantes, aux formes mystérieuses, celle ci, Down the street, est d’une pureté et d’une simplicité enfantines. Dehors il y a le ciel gris-bleu de Normandie, il y a les rails qui s’entrechoquent et se rejoignent toujours à l’horizon, il y a des lampadaires éclairant les rues.

Mettons tout cela à l’intérieur, mettons le ciel et les rails sur les cimaises verticales, renversons les lampadaires tête en bas pour qu’ils éclairent le ciel. Comme toujours, Lévêque sait tirer parti du lieu, de son histoire, de ses fantômes, et en distiller la quintessence. Ce n’est pas là sa pièce la plus spectaculaire, on peut être déçu au premier abord, avant de saisir cette symbiose entre l’installation et son environnement, cette tension entre négatif et positif, ce renversement.

Claude Lévêque a invité Guillaume Constantin à partager l’espace avec lui, lui laissant une cimaise orange qu’il peine à exploiter. Par contre, sa pièce sonore dans la Black Box est à ravir : c’est une sonate en négatif. Dans cette pièce, dénommée d’après l’indexateur de Haydn, Sonate Hoboken, d’une sonate jouée par la pianiste Caroline Cren, tous les sons musicaux ont été éliminés; ne subsistent que les bruits de résonance de la caisse du piano, les froissements des feuilles de la partition qu’on tourne, les raclements de gorge et le souffle de la pianiste. Seul le négatif est audible, lui que d’ordinaire on élimine, mais il a le même rythme, le même tempo que la sonate elle-même. On rêve à ce qu’une telle manipulation aurait donné avec le remuant Glenn Gould.

Photo 1 par Marc Domage, courtoisie du FRAC; photo 2 de l’auteur. Claude Lévêque étant représenté par l’ADAGP, ces photos ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition.

P.S.: Voyage de presse, billet de train offert à l’auteur.