Toni Grand, la sculpture pauvre

Toni Grand, La Trinité, 1989, poissons, bois et stratifié polyester, 51x48cm, coll. Julia Grand

en espagnol

Dans l’exposition (jusqu’au 5 mai) de Toni Grand au Musée Fabre à Montpellier (musée auquel on peut au passage décerner la palme des agents de salle les plus désagréables de France) il y a une vidéo ORTF d’une interview de l’artiste à qui le journaliste soumet délibérément des questions provocatrices un peu bêtes : Toni Grand est un sculpteur primitif ? un sculpteur conceptuel ? un sculpteur minimaliste ? un sculpteur protestant calviniste (la meilleure) ? Toni Grand, imperturbable, répond à chaque fois non. La question « un sculpteur pauvre » ne lui est pas posée, et, donc, par défaut, j’adopte cette définition. Pauvre par la simplicité des moyens qu’il utilise, et, évidemment, on pense à l’arte povera. Pauvre aussi par sa soumission à la matière, aux formes qu’il rencontre. Pauvre et taiseux.

Toni Grand, S.T., 1980, neuf pièces de bois brut de sciage, 40x450cm, Musée Fabre

Toni Grand, dans la plupart de ses pièces, et certainement dans celles en bois, n’impose pas une forme, ne cherche pas à transformer un matériau. Au contraire, il se soumet à ce matériau, et le laisse lui dicter la forme qu’il pourrait prendre. Si l’affirmation qu’une statue classique se trouve déjà dans le bloc de marbre est pour le moins exagérée, on peut par contre dire que les sculptures de Toni Grand sont déjà dans le bois qu’il a ramassé. Des matériaux simples, des gestes pauvres, rien de spectaculaire, d’attrape-l’oeil, une grande économie de moyens, un dépouillement total (calviniste en effet), un bricolage anti-utilitaire. L’artiste est faible, dit-il, c’est la matière qui commande, il faut suivre les propositions inscrites en elle. Les titres mêmes de ces pièces ne sont parfois que la liste de ses actes de création : débit, refente, chute, lié, collé, écarté, repéré. Ces neuf pièces de bois, au sol contre le mur, dans cet angle entre-deux, portent chacune une simple fente qu’on pourrait croire femelle : rien de plus, et pourtant, quelle force !

Toni Grand, La Réparation, 1974-1987, bois, anguille, résine et polyester, 157x41x5cm

Au fil du temps, certes, ses oeuvres sont davantage travaillées. Vers 1981, quand il pense avoir épuisé le bois, il passe au fer, construit des colonnes de bois, de métal et de polyester. Puis il découvre ce qu’il peut faire avec des anguilles : d’abord réparer une sculpture en bois de 1974, brisée 13 ans plus tard, en l’adossant à une anguille enchâssée dans du polyester et reliée à la pièce initiale par des morceaux de résine. Puis l’anguille devient motif en elle-même comme (en haut) dans cette Trinité faite d’emboîtements et de modulations plutôt sensuelles.

Toni Grand, S.T., 1986, bois et stratifié polyester, 100x200x170cm, FRAC Limoges

Il s’agit aussi de provoquer le regard, par exemple avec cette bouche ouverte, orifice monstrueux d’un ver aux bandes sombres et claires (sans doute étais-je trop marqué par le ver des sables de Dune, vu la veille …)

Toni Grand, S.T., 10 juin 1988, poissons, bois et stratifié polyester, 220x150x125cm, Centre Pompidou

Après 1987, ses formes deviennent plus géométriques, plus construites : des cubes, des triangles, un dessin en trois dimensions, avec l’anguille comme mesure de toutes choses.

Toni Grand, Points de suspension nº 2, 3, 4 & 5, 2001, bois collés et peinture jaune, coll. Julia Grand

Et un retour au bois avec la rythmique de ces Points de suspension, formes légères d’un jaune vif, suspendues dans l’espace, dans le temps, dans le discours : une délicatesse et une vivacité à nulles autres pareilles.

Vue d’exposition, Toni Grand, Morceaux d’une chose possible, Musée Fabre, photo JL Cougy

Sculpteur un peu oublié, qui n’avait pas eu d’exposition en France depuis 2007 (mais quelques pièces en permanence au Fort de Salses), trop taiseux et individualiste pour s’intégrer dans quelque école (même si, au début, il flirta avec Supports/Surfaces), Toni Grand a enfin une exposition d’envergure, même si on peut regretter une scénographie trop tapageuse, peu en ligne avec l’austérité de l’artiste. Catalogue bien fait, mais avec beaucoup de répétitions entre les essais, les entretiens en fin d’ouvrage sont la partie la plus intéressante.

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