Sommaire d’octobre 2010

29 billets ce mois-ci.

4000 visiteurs uniques quotidiens en moyenne.

1er octobre: Chen Zhen entre Chine éternelle et France contemporaine
2 octobre   : Miroir, peinture et effacement
3 octobre   : Réfléchir sans rien voir (Tomo Savić-Gecan)
4 octobre   : Trois frères (la famille Farrell)
5 octobre   : Arman surprenant
6 octobre   : Le Trésor des Médicis
7 octobre   : Larry Clark (censuré par la Ville de Paris) m’a-t-il choqué ? *
8 octobre   : Performances en tous genres à Toulouse (1) : la performance
9 octobre   : Performances en tous genres à Toulouse (2) : la danse
10 octobre : Performances en tous genres à Toulouse (3) : le compte-rendu
11 octobre : Kadist, la lune 
13 octobre : Turner Prize 2010 : la peinture renouvelée
15 octobre : Didier Marcel, peintre de la nature
16 octobre : Fric, merde et sacré (Jean Clair) **
18 octobre : Toc Made in China (Ai Weiwei)
19 octobre : Soraya Rhofir pour le Prix Ricard
20 octobre : Les fabulations de Pilar (Albarracín)
21 octobre : Coq ou gamin ? Un nouvel héros pour Trafalgar Square
22 octobre : Foires : l’overdose ?
22 octobre : Céleste Boursier-Mougenot pour le Prix Duchamp
25 octobre : Fin des foires et salons
26 octobre : Retour à Frieze
27 octobre : Quelle heure est-il ? et autres galeries londoniennes
27 octobre : Julie sans terre (Nos solitudes) (Julie Nioche)
28 octobre : Camille Silvy, photographe à Londres
29 octobre : Muybridge, chantre de la beauté du corps humain  <>
29 octobre : La France à l’extrême gauche est en fait à droite
30 octobre : Gauguin, jouisseur tragique
31 octobre : Danser n’est pas jouer

*   ce billet et le billet précédent sur Larry Clark ont été lus 26 423 fois ce mois-ci.
** billet le plus commenté, 61 fois.
<> article mis en avant sur le site du Monde.

« Larry Clark » a été l’expression clé la plus utilisée dans les moteurs de recherche ce mois-ci, 3952 fois.

Danser n’est pas jouer

Pour lire ce billet en anglais

L’exposition Move choreographing you à la Hayward Gallery à Londres (jusqu’au 9 janvier)* affiche comme ambition l’exploration des interactions entre art et danse depuis la fin des années 1950. Disons d’emblée que, malgré l’intérêt d’un bon nombre de pièces présentées, le but de l’exposition est loin d’être atteint, le tableau est loin d’être suffisant, la problématique n’est pas vraiment articulée, et on se retrouve avec trop de pièces interactives amusantes, plus quelques autres dont on se demande ce qu’elles font là (comme la vidéo sur sept ou huit écrans d’isaac Julien, dont la seule dimension chorégraphique semble être de contraindre le spectateur à circuler pour voir tous les écrans : Doug Aitken est bien meilleur dans ce registre). Il est sans doute symptomatique qu’une des pièces présentées soit une des installations de Robert Morris à la Tate en 1971, telle qu’elle fut reproduite en 2009 : aseptisée, amusante en famille, ayant perdu sa dimension conceptuelle.

forsythe.1288202860.jpgC’est un peu le cas de la salle vidéo de Dan Graham, ‘PresentContinuousPast’ où l’image du visiteur est rediffusée avec un retard de 8 secondes, pièce remarquable, mais ici présentée comme une attraction foraine. C’est le cas du parcours acrobatique de Bill Forsythe, ‘The fact of matter’, jeu pour (grands) enfants qui n’est guère relié au travail du chorégraphe sur le corps et l’espace. Le hula-hoop de Christian Jankowski est bien sage, en comparaison d’autres travaux avec ce même instrument.  Restent néanmoins quelques pièces plus denses, moins ludiques sans doute, incitant davantage à la réflexion et moins à l’exploit. La chambre sensorielle de Boris Charmatz, ‘héâtre-élévision’, où, seul pendant 52 minutes, allongé dans l’obscurité sur un lit-piano, on regarde des vidéos de danse assez absurdes est de celles-ci : ce n’est pas spécialement drôle, on ne joue pas, mais on expérimente, en position couchée, une position extrême de spectateur, désorienté, déconnecté, prisonnier volontaire et déconcerté. J’ai aussi aimé les objets ‘adaptifs’ de Franz West anti-ergonomiques, impossibles à manipuler, auquel on doit s’adapter, et non l’inverse; des névroses objectivées, dit West.

Les deux pièces les plus intéressantes, car l’expérience qu’on y vit est dense, intime, et non pas exhibitionniste ou drolatique sont le Green Light Corridor de Bruce Nauman, si étroit qu’on doit le traverser de biais, en marchant de côté, le nez contre la paroi, où il faut conserver son équilibre, se déplacer lentement, prudemment et où la lumière verte influe sur les sens et rajoute au léger malaise qui s’empare du spectateur, et l’installation ‘The house is the body : penetration, ovulation, germination, expulsion’ de Lydia Clark dans laquelle le spectateur pénètre avec difficulté, doit se démener pour poursuivre son chemin au milieu de boules, de balles et d’écheveaux, et clark.1288202930.jpggagner un répit dans cette tente en forme de goutte d’eau : c’est bien entendu une pièce sur la procréation, la gestation et la naissance, à voir sous un angle féministe sans doute, mais c’est aussi peut-être une métaphore de la création artistique, ou tout simplement de la vie elle-même, sous un angle mi catholique (tu enfanteras dans la douleur) et mi bouddhiste (le cycle incessant de la vie et de la mort).

Mais cette exposition assez décevante (on est très loin de l’exposition sur le théâtre et la scène au MACBA, par exemple, cent fois plus réfléchie) se rachète (et mérite la visite) à cause de la richesse documentaire de sa section Archives, en libre accès, où on peut voir près de deux cents danses et de performances, arrangées thématiquement, par période, par artiste, etc. C’est une bibliothèque remarquable et il faut espérer qu’elle restera accessible par la suite.

  • L’exposition ira ensuite à Munich (février à mai) puis à Düsseldorf (juillet à septembre)

Photos de l’auteur. Bruce Nauman étant représenté par l’ADAGP, la photo de son oeuvre a été retirée du blog à la fin de l’exposition à Düsseldorf.

Gauguin, jouisseur tragique

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autoportrait.1288190017.jpgSans doute Gauguin n’est-il pas dans mon panthéon, peut-être d’ailleurs autant pour l’homme (assez exécrable) qu’il fut que pour l’excès de symbolisme de sa peinture, mais la rétrospective que lui offre la Tate Modern à Londres (jusqu’au 16 janvier) est assez complète (mais rien de la période d’Arles, curieusement) et révélatrice; l’exposition est sous-titrée ‘Le faiseur de mythes’, ce qui n’est, à mon sens, qu’un aspect mineur de son travail. Un des premiers tableaux à l’entrée est cet ‘Autoportrait’ de 1903, l’année de sa mort : loin des fulgurances colorées de ses autres tableaux polynésiens, celui-ci est d’une étonnante sobriété. Chemise blanche sans col, cheveux ras grisonnants, petites lunettes sévères, on croirait presque voir un clergyman ou un vieux moine zen; et cet éclair de lumière sur son cou, comme un cimeterre, comme une marque mortelle. Le peintre a l’air apaisé, sûr de lui, serein (ce qui n’était guère le cas alors, si on en croit sa biographie) et ce tableau est déjà la promesse d’une autre lecture de sa vie et de son oeuvre. On y sent presque le souffle de la camarde (je me suis souvenu d’un des derniers autoportraits de Bonnard, semblablement grave et prémonitoire).

gauguin_virginity.1288190184.jpgPlus loin, ce tableau du Pouldu (mais peint à Paris) de 1890, ‘Perte de la virginité’, rarement vu car conservé au Chrysler Museum de Norfolk, est une débauche de couleurs violentes, crues, contrastées qui s’étagent en bandes horizontales, terre brune, corps blanc, herbe bleue, colline rouge, prairie verte, mer bleue sombre, ciel bleu clair, ordonnancement que viennent perturber des objets come les rochers gris-verts au premier plan, la fleur/oiseau ondinegauguin.1288190201.jpgde la virginité perdue sur sa cuisse, le perfide renard beige près de son cou, emblème du dépuceleur, de Gauguin sans doute, mais aussi les meules de foin, la procession bretonne, les nuages. Certes, la symbolique est un peu lourde, fleur virginale, renard-sexe, procession de rédemption, mais la composition colorée est si vibrante, si criarde qu’on ne peut s’en détacher. La jeune modèle est Juliette Huet, cousette, maîtresse de Gauguin, qu’il abandonnera, enceinte de lui, en partant à Tahiti. L’Ondine (1889) est elle aussi un tableau certes symboliste, mais dont la violence colorée annonce les Fauves.

22450w_nevermore.1288190043.jpg  gauguin_aha_oe_feii_l.1288190121.jpg

gauguin-te-faaturuma-1891.1288190234.jpg ou-vas-tu.1288190244.jpg deux-tahitiennes.1288190072.jpg

L’exposition étant organisée sur un principe thématique parfois un peu spécieux, c’est dans la bizarrement définie ‘Salle des titres’ (Gauguin’s Titles) que sont rassemblés les plus beaux nus polynésiens de Gauguin; peut-être furent-elles toutes les maîtresses de ce faune, peut-être les engrossa-t-il toutes, peut-être les contamina-t-il toutes de la syphilis, mais quelle splendeur. De mur en mur se répondent le nu allongé de ‘Nevermore’ (1897), image même de la luxure tragique, beauté rêveuse au teint sombre éclairé par la tache jaune de l’oreiller dont la feinte innocence est contredite par le sombre corbeau poesque; les deux soeurs siamoises de ‘Quoi, tu es jalouse ?’* (1892) aux corps mêlés, renversés, indissociables, l’une assise dans une pose classique, l’autre renversée comme une ménade sauvage, et les ombres noires à gauche, menaçantes, en sont comme un écho; puis, assise, la ‘Boudeuse’ (1892), mélancolique, lourde, enracinée, au sein d’un triangle fait du chapeau jaune, du brasero bleuté et du chien noir de mauvais augure; enfin, au bout de cette progression de l’horizontal au vertical, la femme nue debout de ‘Où vas-tu ?’ (1893) tenant contre elle une gourde verte comme un autre sein et nous défiant du regard. Pour que le plaisir soit complet, j’aurais aimé que la cinquième toile de cette salle soit non pas ‘Les ancêtres de Tehamana’, une de ses compagnes, en robe-mission bleue et blanche, très sage devant des statues et des signes pascuans, mais ‘Les deux Tahitiennes’ du Metropolitan (de 1899), toutes deux de face, poitrine offerte au-dessus d’un lit de fleurs d’hibiscus qui la souligne pour l’une, à demi dévoilée pour l’autre. Tous ces tableaux sont de Tahiti, et il m’a semblé que les tableaux des Marquises n’avaient plus cet appétit, cette force; ce sont alors ses sculptures qui dominent, et, entre autres, sa Maison du jouir, tout un programme. Mais c’est par cet autoportrait de 1903 que tout se conclut, néanmoins, inéluctablement.

* titres en tahitien en passant la souris sur les images.

La France à l’extrême gauche est en fait à droite

affiche-france-1500.1288387242.jpgVous avez vu cette affiche ? Nous sommes à la droite de l’ange; donc son bras droit, levé en prière, est plus proche de nous que son bras gauche, avec lequel il tient le sceptre. Comment se fait-il que le mot FRANCE soit à la fois en avant de son bras droit (puisqu’il le recouvre), donc à la droite de l’ange, plus proche de nous, et, en même temps, en arrière du sceptre (puisque le mot ‘France’ est coupé par le sceptre), donc à la gauche de l’ange, plus éloigné de nous ? Le brillant graphiste qui a conçu l’affiche a un curieux sens de l’espace : pour faire ressortir le sceptre sur les lettres blanches, il a (délibérément ou par inadvertance ?) tordu l’espace (peut-être y a-t-il là un message ‘rouge-brun’ subliminal). Ceci dit, je n’ai pas encore vu l’exposition.

Muybridge, chantre de la beauté du corps humain

Assassin de l’amant de sa femme, aventurier anglais dans l’Ouest américain, changeant l’orthographe de son nom et de son prénom (Edward Muggeridge devenant Eadweard Muybridge), homme d’affaires plus ou moins avisé, mais néanmoins grugé par Mr. Stanford, Muybridge a eu une vie mouvementée. S’il reste, pour tout un chacun, le co-inventeur (avec Marey) de la photographie du mouvement, l’exposition de son travail à la Tate Britain à Londres (avec plus de 150 photographies; jusqu’au 16 janvier) est l’occasion de découvrir aussi bien d’autres aspects : il est le chantre de la conquête de l’Ouest, des chemins de fer, de la colonisation de l’Alaska, du tourisme naissant en Californie (à Yosemite en particulier), des dernières guerres indiennes (même s’il photographie de faux indiens Modoc, n’ayant pu approcher les farouches guerriers), mais aussi le promoteur (stipendié) de la culture du café au Guatemala et des mérites du Canal de Panama.

Après ses fameuses photos de cheval au galop pour Mr. Stanford, il s’intéresse surtout à la locomotion du corps humain, de préférence aussi nu que possible. Associé à l’Université de Pennsylvanie peu après que Thomas Eakins en ait été expulsé pour avoir montré des modèles masculins nus à ses étudiantes, Muybridge n’hésite pourtant pas à se complaire dans les photographies faussement pudiques (Woman turning in surprise and then running away, 1887). Une autre série d’images, dont je n’ai pu trouver de bonne reproduction, montre une gracieuse jeune fille avec un simple voile transparent autour de la taille, traversant un ruisseau en sautillant de pierre en pierre, avec une canne à pêche et un petit seau, pêcheuse improbable et gracieuse, la tête légèrement baissée, assurant ses pas : scène bucolique et gentiment érotique, de face, de dos et de trois-quarts arrière : à noter qu’on a pu dire que ces prises de vue du même sujet selon différents angles annonçaient la décomposition cubiste de la vision (au chapitre des ‘influences’ de Muybridge, on peut aussi compter la femme descendant un escalier de Duchamp).

Ancêtre de la bande dessinée, voire du cinéma (son zoopraxiscope simule le mouvement animé), Muybridge, au-delà de ses avancées techniques, apparaît surtout dans cette exposition comme un adorateur de la beauté du corps humain. Les photographies de cette femme dansant (1887) capturent remarquablement la beauté de son mouvement, son élégance vaporeuse, sa légèreté. Au-delà de son étude scientifique du mouvement, on a souvent l’impression que Muybridge s’amuse, prend du plaisir à ses compositions, et c’est tant mieux : ainsi de la jeune femme se mettant au lit avec un regard plein de provocation et d’invite ou d’une scène où le modèle n°8 (sans doute la bien nommée Catherine Aimer, qui fut sa maîtresse attitrée) verse de l’eau sur la tête du modèle n°1, avec une superbe capture du mouvement de l’eau.

Ses photographies d’athlètes, tout aussi remarquables dans leur rendu du mouvement, ont un aspect plus rigoureux, plus scientifique, elles prêtent moins à rêver, mais composent des motifs plus géométriques, plus formels, ainsi ces deux escrimeurs dont les membres et les fleurets composent un alphabet de dessins cunéiformes. Les photographies de l’enfant handicapé sont aussi très connues.

man_-punch_-bill-bailey-em6079.1288177909.jpgMais une des séries qui m’a le plus impressionné (Francis Bacon en avait une copie dans son atelier) est celle du lutteur Ben Bailey : c’est le seul modèle noir de Muybridge, il est très musclé, son geste est violent. Mais surtout Muybridge l’a mis dans une catégorie à part : il a été photographié devant une grille de mesure, et il est, sauf erreur, le seul le premier humain à l’avoir été*, alors que tous les animaux, ou presque ont été photographiés de cette manière. L’énergie du lutteur est montrée, non sans racisme, comme primitive, bestiale, à la fois fascinante et inquiétante. Étonnante série dont je n’ai trouvé qu’une seule image

boxing-muybridge.1288373320.jpg

À noter aussi cette exposition (que je n’ai pas vue) sur les zoopraxiscopes de Muybridge à Kingston upon Thames.

  • Correction : voir citation dans le commentaire du 29 octobre à 19h07 sur Bailey et la posture raciale de Muybridge.
    Photo de la série Bailey ajoutée au même moment (merci à Guillaume L.). Lire cet article du NYT sur une autre exposition Muybridge.

Camille Silvy, photographe à Londres

1455.1288108280.jpgCamille Silvy, Parisien qui s’établit à Londres et photographia toute l’aristocratie et la bourgeoisie anglaise (mais pas la reine Victoria, malgré tous ses efforts) ne fut actif que de 1857 à 1867. La National Portrait Gallery de Londres lui consacrait une exposition conçue par le Jeu de Paume, qui vient de se terminer. Dans ce business photographique à grande échelle que crée et dirige le prospère Silvy (et l’exposition est éloquente sur cet aspect), apparaissent ici et là quelques joyaux : un fumeur de haschish sur un balcon lors d’un voyage à Alger, où la légère brume de l’image évoque les brumes de l’esprit du fumeur, un portrait (1862) d’un des premiers couples de la bourgeoisie noire, le marchand nigérian James Pinson Labulo Davies et la très belle et très fière Sarah Forbes Bonetta Davies, Dahoméenne qui fut filleule de la Reine Victoria, comme une affirmation d’un monde qui change, comme une réponse, 62 ans plus tard à la Négresse de Marie-Guillemine Benoist. camillesilvy176.1288108313.jpgC’est peut-être la première fois qu’un couple noir est portraituré ‘comme des blancs’, tant les habits que la pose, et, partant, le regard qu’on a sur eux.

Silvy savait fort bien jouer des regards et des artifices : emblématique est ce portrait des Misses Booth (1861), deux soeurs et le reflet dans un miroir de celle qui se détourne de nous : artifice certes, mais composition fine et bien sentie.

camille-sylvie_1681909c1.1288108324.jpgSa ‘Lecture du premier ordre du jour de l’Armée d’Italie’ (1859), tout à la gloire de Napoléon III, est aussi une composition très étudiée, où les hommes prennent la pose dans une dynamique pyramidale convergeant vers l’affiche.

Enfin, une de ses photographies les plus npg_450_672_studiesonlight.1288108336.jpgtravaillées est ce Crépuscule (1859), prouesse résultant de quatre négatifs superposés. C’est, apparemment la première fois, qu’un flou volontaire est montré dans une photo pour suggérer le mouvement. Plus que dans ses portraits de la bonne société, c’est dans des photographies comme celle-ci qu’on peut deviner son talent.

Julie sans terre (Nos solitudes)

nioche4.1288214899.jpgPour deux jours encore (28 et 29), Julie Nioche au Centre Pompidou, dans le cadre du Festival d’Automne, danse dans l’air (Nos solitudes). Au début du spectacle, pendant que son complice Alexandre Meyer exécute et orchestre des musiques douces et lancinantes, la danseuse (qui est aussi ostéopathe) se harnache de ses orthèses, puis, suspendue par un jeu de poulies et un filet céleste arachnéen à une centaine de poids Roberval, elle s’élève peu à peu, par la seule force de son corps, au-dessus du sol. Nul artifice, nul mécanisme caché, nul moteur, mais une tension de ses muscles, des gestes parfois doux et parfois saccadés, parfois fluides comme pour un envol et parfois bloquants comme pour une varappe sans paroi. Ne nioche6.1288214920.jpgs’appuyant que sur l’air, faisant fi de la terre, elle nage dans le vide, elle grimpe sur des rochers de vent, elle plane sur des nuages. Ce n’est pas une prouesse technique, ce n’est pas un numéro circassien, ce pourrait être l’équivalent aérien de l’air guitar de Xavier Le Roy, mais c’est avant tout une danse en duo avec le vide qu’elle effectue avec grâce et obstination.
Au-dessus de la terre, sur laquelle son ombre exécute nioche7.1288214931.jpgun autre ballet, dans la pénombre, elle s’élève, d’abord couchée à plat, puis lovée sur elle-même, en position foetale, puis dressée, cambrée, enfin debout, et alors les contrepoids claquent sur le sol à l’unisson. Parfois elle retombe, comme une plume, une feuille, puis repart vers les hauteurs. Cette apesanteur fictive offre au corps des possibilités nouvelles : de même que Matthew Barney ne dessinait que sous la contrainte, suspendu tête en bas ou sautant sur un trampoline, de même nioche5.1288214911.jpgJulie Nioche ne danse que dans le vide (réponse peut-être à une question alors posée sur la danse et le vide) et cette contrainte extrême amène à un raffinement des formes, à une tension créatrice autrement inatteignables.
Soudain un poids tombe violemment au sol, puis un autre : accident ? catastrophe ? nossolitudes9350.1288214941.jpgPuis tous les poids, en grappes, tombent. La danseuse, au sol, se défait de ses liens et se relève. Le retour sur terre est toujours difficile.

À lire : Beaux-Arts et Mouvement; et aussi Fluctuat.

Photos © Agathe Poupeney.

Quelle heure est-il ? et autres galeries londoniennes

christian-marclay-the-clock-2010-a3-3.1288097422.jpg christian-marclay-the-clock-2010-a3.1288097286.jpg 

Au sous-sol de White Cube Mason’s Yard (jusqu’au 13 novembre), on s’installe dans la pénombre sur des canapés confortables et on regarde le film. C’est un montage, un collage de séquences de films hollywoodiens et on repère très vite qu’il y est toujours question de l’heure, et qu’un cadran, une montre, un réveil, une horloge, une pendule apparaissent constamment à l’écran.  on commence donc par tenter d’identifier les scènes, les acteurs, les films, pour suivre les petits bouts de narration ainsi offerts. Il faudra quelques minutes de plus au spectateur innocent pour réaliser que l’heure à l’écran est la même que celle sur son bracelet montre, devenu inutile : The Clock de Christian Marclay dure 24 heures et a été projeté, le premier soir, pendant 24 heures à la galerie*. Cette synchronisation entre fiction et réel amuse d’abord : qui tiendra le marathon, qui verra l’intégralité du film (un peu comme 24 hours Psycho), au bout de combien de temps se lasse-t-on ou, si on n’est pas lassé, s’épuise-t-on, pris par d’autres obligations ? Au-delà de l’admiration pour la prouesse documentaire, on se sent pris dans un tourbillon presque tragique, la vie qui s’écoule, des bribes d’histoire qu’on ne peut poursuivre, le temps qui s’écoule. Alors que Crossfire, au sujet plus violent, était en fait plutôt jouissif, The clock est un film au fond assez mélancolique. Espérons que cette magnifique pièce sera acquise par un musée ouvert 24h sur 24…

chris-marclay-1b.1288097443.jpgÀ l’étage, deux autres ‘collages’ de Marclay, l’un une série de photographies d’interphones, somme toute assez terrifiante par son inhumanité, l’autre un immense rouleau de papier à la chinoise où sont juxtaposées des centaines d’onomatopées issues de BD.

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Ailleurs dans Londres, la galerie Gagosian montre deux installations lumineuses de James Turrell (jusqu’au 10 décembre) : l’une est un caisson d’expérimentation dans lequel on se laisse enfermer pendant 15 minutes, flottant hors du temps, hors du monde dans un univers autre, dans une perte des sensations hallucinatoire. L’autre est une salle à laquelle on accède en haut de huit marches monumentales, baignant dans la lumière, respectant un silence religieux à peine troublé par quelques éclats de flash : les gens sont entourés de nimbes, la couleur change lentement, la vue se brouille, on accède à une lumière intérieure, comme une expérience de ‘presque-mort’. D’ailleurs le caisson d’expérimentation dans lequel on glisse le spectateur volontaire ressemble à un caisson de morgue, et les Gagosian Boys sont vêtus comme des croque-morts. Ça transforme un peu l’expérience, la tirant un peu trop vers le funèbre.

Et aussi : dans le nouvel espace de Hauser & Wirth sont exposés les travaux de broderie de Louise Bourgeois (jusqu’au 18 décembre); et chez Lisson, vidéos et photos de performance de Marina Abramovic (jusqu’au 13 novembre). Par contre la vidéo de Fiona Tan m’a mortellement ennuyé et les sculptures reflets d’Urs Fischer ne m’ont guère convaincu. 

  • de nouveau des projections en continu aux dates suivantes : from 10am on Thursday 28 October until 6pm on Saturday 30 October; from 10am on Thursday 4 November until 6pm on Saturday 6 November; from 10am on Thursday 11 November until 6pm on Saturday 13 November, when the exhibition closes

Photos 1 et 2 : Christian Marclay The Clock 2010 Single channel video Duration: 24 hours © the artist Courtesy White Cube. Autres photos de l’auteur.

Retour à Frieze

C’était il y a quinze jours déjà, et c’était la première fois que j’y retournais depuis que j’ai quitté Londres. Impression d’ensemble : c’était moins vibrant que la FIAC, moins innovant, plus basiquement marchand. Mais je n’ai pas eu le temps de voir les quatre ou cinq foires off (à l’exception de Art London à Chelsea, désastreux). Les deux choses les plus intéressantes à Frieze étaient les jeunes galeries regroupées dans l’espace Frame (initiative qui ne date que de l’an dernier, je crois) et l’installation trompeuse de Simon Fujiwara, la seule oeuvre qui n’était pas à vendre.

fuji.1288085173.jpgOn a, en effet, découvert les vestiges d’une ville romaine exactement sous l’emplacement de la tente de Frieze à Regent’s Park, avec tous les ingrédients essentiels à la vie d’une cité dédiée aux arts : un marché de l’art, un restaurant, un bordel, le boudoir d’une coquette et la sépulture d’un artiste mort, le tout après avoir franchi les portes d’entrée de la cité où une … frise… montrait d’intéressantes influences chinoises sur l’art romain du début de notre ère. C’était une ville vouée au luxe, aux plaisirs et aux arts, qui fut détruite aux moments de l’avènement du Christianisme, opposé à ces frivolités matérialistes. il est intéressant de noter qu’il n’y avait pas de théâtre dans cette ville, sans doute parce que ses habitants étaient en représentation permanente eux-mêmes. Ici et là, dans les couloirs de Frieze, des panneaux de verre au sol permettaient de voir les fouilles et les vestiges. Pour cette superbe installation, ironique et déstabilisante (‘The Frozen City’), Fujiwara a reçu le Prix Cartier 2010.

hughes.1288085214.JPGDans la section Frame, donc, 25 jeunes galeries, avec beaucoup de projets intéressants. J’ai particulièrement remarqué Des Hughes chez Ancient & Modern, qui présentait un gisant médiéval dont le corps-cuirasse rouillait, réceptacle de petites flaques d’eau, image de décrépitude, de désolation ou de vandalisme. Sur les murs, trois miroirs noirs tout aussi lugubres; à côté, des moulages de silex évoquant Henry Moore et Barbara Hepworth. Une installation ancrée dans l’histoire, aux relents de vanité tragique, laissant une forte impression (‘Endless Endless’).

arancio.1288085104.JPGSur le stand de la galerie Federica Schiavo, de Rome, le travail du Sicilien Salvatore Arancio sur les volcans, la lave, la catastrophe; je l’avais découvert quelques jours avant au Magasin à Grenoble. Arancio utilise des formes modernistes qui se superposent à des représentations anciennes et naturelles, opposant le chaos originel et l’ordre civilisé; son obsession du volcan, depuis le panache de fumée jusqu’à la bombe de lave, est le matériau d’une recherche formelle intéressante (‘An account of the composition of the earth’s crust : dirt cones and lava bombs’). 

naeem.1288085086.JPGLa galerie Experimenter de Calcutta montrait une série de photos et de textes du Bangladeshi Naeem Mohaiemen autour de l’assassinat en 1975 du président Sheikh Mujib. Travail politique sans  doute, ou plutôt moral, mais aussi travail très abouti sur les formes, la lumière, l’enchaînement des photographies (‘I have killed Pharaoh, I am not afraid to die’ d’après les paroles d’al-Istambuli, l’assassin de Sadate). Et aussi Lorenzo Scotto di Luzio sur le stand de la galerie napolitaine Fonti : beau travail sur la respiration, le corps, son inscription dans son environnement.

dzama1.1288085145.JPGAilleurs (chez David Zwirner) la découverte étonnante de l’univers de Marcel Dzama : récits dessinés (‘Tripping after drums’), dioramas et une statue tournoyante, fusil mitrailleur au-dessus de dzama2.1288085159.JPGla tête (‘Polytropos of many turns’). Son univers m’a rappelé Henry Darger, ses guerriers et ses fillettes, sa violence et son érotisme secret. À ceci près que Dzama n’a rien d’un artiste brut, et que cet univers est soigneusement construit comme une scène de théâtre, non sans dérision.

Nous ne verrons pas prochainement à Paris le dernier travail de Taysir Batniji, montré ici chez Sfeir Semler : le mur de la galerie est transformé en vitrine d’agence immobilière (‘GH0809’). Chaque maison est décrite comme dans une annonce immobilière et est illustrée d’une photographie. Il suffit de regarder la photo, de lire le nom de la ville et de se souvenir de l’origine de Taysir Batniji pour comprendre : une fois de plus, de manière discrète, pudique, Batniji nous montre l’horreur et la destruction de son pays.

gander.1288085201.JPGEnfin, pour clore cette rapide visite a posteriori, Ryan Gander montre  la scène du crime après un casse sur le stand d’Annet Gelink : des vitrines brisées, des éclats de verre, des cartels arrachés (Douglas Gordon, les Eames, Arno Nolen, peut-on lire) et, dans chacune de ces vitrines, en lieu et place de l’oeuvre d’art dérobée, un petit sac plein de sable d’un poids équivalent à celui de l’oeuvre. au-delà du pied de nez à l’univers marchand, c’est, visuellement, une belle composition de verre et de lumière, qui, hélas, manquait d’espace sur le stand, coincée dans un couloir.

lucas.1288085229.JPGQuelques mentions encore : beaucoup de Mat Collishaw, beaucoup de compositions de Goshka Macuga nue dans les bois, de belles photographies (nuages, murs, carrières) de Ricarda Roggan chez Eigen+, des meubles composites de Gelitin un peu partout, Susan Hiller qui sera bientôt à Tate Britain, une performance loufoque de Spartakus Chetwynd et cette photographie de Cristina Lucas, « Nude in the Museum (Walker Art Gallery) »: nudité sur les cimaises, nudité de la performeuse (?), mais le visage du gardien est flouté, respect de la vie privée oblige. on peut aussi penser aux Guerilla Girls.

Photos de l’auteur, excepté Fujiwara. Taysir Batniji étant désormais représenté par l’ADAGP, la reproduction de son travail a été ôtée du blog au bout d’un mois.

Fin des foires et salons

borecka.1288041975.jpgParmi les sollicitations diverses de cette folle semaine (pas moins de sept foires off, dont trois déjà évoquées), quelques impressions en vrac. Le salon le plus novateur m’a semblé être cette année Access & Paradox aux Blancs Manteaux, combinant des galeries assez pointues, françaises (comme Exprmntl ou Mycroft) ou étrangères (comme Duplex 10m2, qui mène un programme très intéressant à Sarajevo) et des centres d’art (comme Mains d’Oeuvres) : vue là, parmi d’autres, une sculpture-peinture de la Franco-Tchèque Filomena Borecka où les traits de couleur soulignent le mouvement tournant de ces formes enroulées sur elles-mêmes, créant une fascination hypnotique (‘Mysterium conjuctionis’, Galerie Intuiti).

levitas.1288042383.jpgCutlog, à la Bourse du Commerce, m’a semblé assez inégal : les pièces les plus intéressantes à mes yeux y sont des photographies, dont celles des séries « Incident Reports » et « This is Just to Say » d’Ethan Levitas chez Polka, de belles images de lumières incertaines par Renato d’Agostin chez Photo4, des vues architecturales et sculpturales du Grand Palais en rénovation par Patrick Tourneboeuf chez Lydie Trigano. Mais que de mauvaise peinture ! Une des ‘galeries‘ avait affiché sur son stand « Qui n’a jamais rêvé d’investir dans des toiles de Monet, Picasso, Basquiat avant qu’ils ne soient connus ? » Ce n’est hélas pas là qu’on trouvera le prochain Basquiat…

poubelle.1288041919.jpgLes galeries de Chic Art, dans un cadre superbe au-dessus de la Seine, sont aussi de qualité très inégale (et je reste étonné de cette prolifération de foires, de cette abondance de galeries prêtes à investir; mais, au fond, tant mieux !). À l’entrée, le mot art, en glace fondait lentement au dessus de plaques chauffantes : réchauffement climatique ? économique ? L’amusement est qu’on voyait les ficelles (de l’art) que la fonte de la glace rendait joel.1288041998.jpgvisibles à l’intérieur des lettres. Dans un recoin de la foire, de Gil Bensmana, cet homme nu dans une poubelle, dont j’aime à pense qu’il a été installé ici clandestinement. Et, sur le stand de la galerie Béatrice Binoche, de la Réunion, à côté de Thierry Fontaine, trois belles compositions noires de Joël Andrianomearisoa (« Toi, moi, lui ») dont les bribes de tissu accrochent la lumière et flottent un peu au gré des courants d’air.

hsia.1288041988.jpgEnfin, dans un lieu industriel plein de charme, YIA Artfair regroupait 14 galeries, d’Yvon Lambert (avec Vincent Ganivet) à Dix9 (avec Marion Tampon-Lajariette), vidéos et sculptures : positionnement pas très clair, mais quelques belles pièces, en particulier Hsia-Fei Chang (chez Laurent Godin).

Bon, plus de foires pendant trois semaines, jusqu’à Paris Photo.