Sommaire d’avril 2012

20 billets ce mois-ci.
2778 visiteurs uniques quotidiens en moyenne.

2 avril   : Une audace quasi sacrilège (Tintoret)
3 avril   : Camera dolorosa (James Elkins)
6 avril   : Damien Hirst : une excellente exposition (English)
8 avril   : Le miroir et l’encyclopédie
9 avril   : Kiefer le Kabbaliste **
10 avril : Walid Abu Shakra, graveur et soufi
11 avril : Israël : photographies du champ de bataille
12 avril : Jérusalem : au-delà de la mémoire <>
13 avril : Un détournement de sens : les Juifs dans l’orientalisme **
17 avril : Jeremy Deller, agitateur
19 avril : Cartographie politique
20 avril : Arrêt sur image (Soraya Rhofir) <>
23 avril : Let’s call it a night (Boris Achour)
24 avril : L’autre est le seul moyen d’être certain de sa propre existence
25 avril : Inhumation (Davide Balula)
26 avril : Son, matière et mouvement (Charlotte Charbonnel)
27 avril : Des corps voilés, dérobés, fantasmés (Frédérique Chauveaux & Michael McCarthy)
28 avril : La nudité arabe*
29 avril : Même pas cinq raisons d’aller s’abêtir au Grand Palais
30 avril : Pas seulement Maus (Art Spiegelman)

  •    billet le plus lu, 4434 fois
    **  billets les plus commentés, 24 fois chacun
    <> billets mis en avant sur le site lemonde.fr. La nouvelle maquette du site lemonde.fr est sans doute plus lisible, mais la visibilité et la mise en avant des blogs s’amoindrissent de maquette en maquette. Précédemment, la mise en avant d’un billet en faisait presque toujours le billet le plus lu. Ce n’est plus le cas, car la mise en avant est bien moins efficace. Ces deux billets pourtant mis en avant se retrouvent seulement aux 8ème et 13ème places en terme de nombre de lecteurs ce mois ci…

Pas seulement Maus

Art Spiegelman avec Robert Crumb, A l'ombre des tours mortes, page 10

Je n’ai guère apprécié l’exposition sur Robert Crumb au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (jusqu’au 19 août) : certes un maître de la bande dessinée underground qui enchanta mes jeunes années, mais un sexiste épouvantable (c’est ‘amusant’, pas une seule auteur femme dans le catalogue…). Au risque d’être politiquement correct, trop, c’est trop. Et on peut dire la même chose de cette interminable exposition où, assez rapidement, on s’ennuie : trop de dessins (700), trop de revues (200), trop de croupes rebondies, trop de mammolâtrie, ras le bol, on s’enfuit vers la sortie, vers les superbes Garache par exemple.

Art Spiegelman, Maus

Art Spiegelman, The New Yorker, cover, Sept. 2001

Tout autre est l’exposition d’Art Spiegelman à Pompidou, qui, comme pour la démuséaliser, se tient dans la BPI. Elle est courte mais dense, s’articule autour de Maus, amplement déployé dans la salle centrale, mais montre l’étendue de son travail par des exemples suffisamment bien choisis pour qu’on passe le temps nécessaire à les déchiffrer (mes verres à double foyer sont bien malcommodes pour lire de près ce qui est accroché trop bas…). Donc bien sûr, il y a Maus, un fac-similé des planches, toutes faites à l’échelle 1, comme une frise autour de laquelle dessins préparatoires et autres documents sont exposés aux murs ou dans des vitrines (ceci dit, les deux petites souris en peluche dans une des vitrines sont de trop, à mon goût). Le texte vient tout droit des enregistrements de son père, qu’on peut écouter ici. Il y a aussi le premier jet de Maus, 3 pages en 1972 dans Funny Animals, et, juste à côté, le récit du suicide de sa mère et de son sentiment de

Art Spiegelman, The New Yorker, cover, Black Jew Love

culpabilité dans quatre planches très fortes de 1973, Prisoner on the Hell Planet. La distinction essentielle entre Crumb et lui est là*, dans l’éthique qui sous-tend son travail, je pense. Après, on peut comparer les styles et le talent. Dans une planche des Tours Mortes (en haut), son autre chef d’oeuvre (ah ces deux tours noir sur noir !) montrant la récupération sécuritaire et patriotique du 11 septembre 2001 par le Parti Républicain qui tint son congrès à New York en 2004, on voit des bottes texanes pleuvoir sur la ville : si les souris au premier plan sont de Spiegelman, les êtres humains au second plan ont été dessinés par Crumb…

Spiegelman n’est pas l’homme d’un seul livre, ni d’une seule cause, et on voit ici la diversité de ses styles et de ses intérêts (encore un point qui l’oppose au monolithique et obsessionnel Crumb). Si ses débuts de dessinateur underground

Art Spiegelman, dessin pour The New Yorker

semblent un peu poussifs, sa rencontre avec Françoise Mouly, qu’il épouse, et le lancement subséquent de la revue RAW lui permettent de se démarquer et d’arriver à son style propre, avec des influences européennes évidentes.

Ses couvertures et dessins pour le New Yorker sont une autre facette de son travail, avec un humour acide, grinçant, très critique. Trois exemples : le juif ultra qui embrasse une femme noire, les enfants arrivant à l’école maternelle avec leur mitraillette (il reçut, paraît-il beaucoup de critiques de lecteurs car les détails de ces armes n’étaient pas corrects), et cette charge cruelle contre Roberto Benigni et ‘La vie est belle‘, film aux antipodes de Maus (« Je remercie tous ceux sans qui rien de tout cela n’aurait été possible » lui fait dire Spiegelman en le montrant recevant un Oscar). Ses couvertures pour les traductions de Boris Vian en allemand sont moins convaincantes,

Art Spiegelman, Roberto Benigni, The New Yorker

me semble-t-il, et son travail le plus récent déçoit un peu. Mais j’ai acheté La nuit d’enfer, poème longtemps interdit de Joseph Moncure March (qui fut plus tard le scénariste des Anges de l’Enfer avec Jean Harlow), qu’il a illustré, et je me délecte, du texte et des illustrations.

À lire (plus expert en B.D. que moi)

*Et au moins, il n’a pas de site ‘spiegelmanproducts.com’, lui

 

Même pas cinq raisons d’aller s’abêtir au Grand Palais

Francisco Goya, Combat de chats, 1786/87, Prado, 56x193cm

Mea culpa. J’ai dit trop de mal de l’exposition Bêtes Off à la Conciergerie, il ne me reste plus assez de vocabulaire critique pour parler de Beauté Animale au Grand Palais (jusqu’au 16 juillet), une des pires expositions qu’on puisse voir actuellement. Une exposition bête et gentille, écrit Dagen, aseptisée et consensuelle. Donc voici quatre raisons trois-quarts* d’aller vous y abêtir :

  1. Allez-y si vous êtes nostalgique de l’école primaire, de la manière dont votre instituteur vous expliquait gentiment la zoologie avec des mots simples et des comparaisons imagées. « Pourquoi un paon est-il plus beau à nos yeux qu’un crapaud ? » Allez-y si vous désirez vous retrouver dans une annexe un peu niaise et cucu du Palais de la Découverte et du Musée en Herbe, en moins bien. Emmenez-vos enfants : « Les tableaux ont volontairement été accrochés une quinzaine de centimètres plus bas qu’à l’habitude à la fois pour … être accessible à un public jeune » nous informe-t-on. Les textes aussi, d’ailleurs, ont été adaptés pour plaire au public familial. Quant à la boutique…

  2. Allez-y si, de l’animal, ne vous intéresse que l’aspect gentil, humanisé, propret, et si vous pensez que, pour ne pas choquer, il ne faut surtout pas parler de l’animal nourriture, de l’animal fourrure, de l’animal guerrier. Allez-y si pour vous la chasse et la corrida sont des activités tellement ignobles qu’il ne faut même pas les évoquer (il n’y a même pas de PETA girls nues dans les salles…). Allez-y si vous portez un intérêt particulier aux espèces en voie d’extinction (ah, l’Ours Blanc de Pompon trônant seul dans sa salle) mais seulement d’un point de vue larmoyant et sentimental, et surtout sans replacer cette question dans son contexte ethnologique, culturel et économique. Quant à l’histoire culturelle, économique et sociale des zoos, elle reste à écrire… Allez plutôt au Musée de la Chasse… ou au Musée de Maisons-Alfort !

  3. Allez-y si pour vous le monde s’arrête à l’Europe des temps modernes, et que le reste du monde (comme c’était par exemple remarquablement évoqué dans cette exposition au Quai Branly) et de l’histoire (préhistoire et antiquité, mais aussi l’art contemporain quasiment réduit ici au caniche de Jeff Koons… j’aurais préféré les mouches de Damien Hirst, ça aurait au moins réveillé le ‘public familial’ venu là comme à Eurodisney) ne présente aucun intérêt. Et allez-y si pour vous l’art exclut la photographie : rien à part Muybridge.

4. Allez-y si vous n’avez pas de peyotl sous la main et que vous souhaitiez néanmoins absolument avoir une expérience hallucinatoire/migraineuse/vomitoire en passant du vert criard au violet au bleu ciel à l’orangé au noir (orné de superbes tête-bêche très porteurs de sens : diabolique/divin, homme/animal, nature/culture, art/science, étrange/familier, quelle réflexion profonde…), couleurs des murs peints du plus bel effet.

4 et 1/2. Allez-y pour voir le magnifique carton de tapisserie de Goya ci-dessus. Non qu’il n’y ait ici d’autres oeuvres de qualité, même s’il faut faire un effort pour les regarder en faisant abstraction du contexte bêtifiant. Mais ces deux chats sont absolument extraordinaires, et en plus ils aident à évacuer le trop-plein de rage qu’on ressent devant cette exposition ratée.

4 et 3/4. Et pas besoin d’y aller pour vous étrangler de rire en lisant cette longue recension hagiographique (je n’ose écrire le mot ‘critique’) de l’exposition; tout son dictionnaire des synonymes y est passé : « impeccable, parfait, élégant, superbe, magistral, remarquable ». Spécial copinage ? Au moins, cette fois-ci, aucun tableau n’est reproduit à l’envers.

*Ami Ayalon, ancien patron du Shin Beth, qui, enfant, avait perdu une phalange de son annulaire, disait qu’il pouvait compter ses vrais amis sur les quatre doigts et demi de sa main. Il y a moins de raisons de visiter cette exposition que de doigts dans une main.

Photos 2 & 3 de l’auteur.

La nudité arabe

Huguette Caland, Autoportrait, 1973

Le premier intérêt de l’exposition ‘Le corps découvert’ à l’Institut du Monde Arabe (jusqu’au 15 juillet 26 août) est de bousculer les stupides idées reçues sur la représentation du corps en terre d’Islam (ou en tout cas dans le monde arabe) et de montrer comment, à partir de prémisses académiques et orientalistes, les artistes arabes contemporains en sont arrivés à une liberté créative brisant bien des tabous. Cette première toile, qu’il faut regarder attentivement, orne la couverture des brochures et catalogues consacrés à l’exposition. L’artiste Huguette Caland (par ailleurs fille du premier président du Liban) réalise ici son Autoportrait : ce n’est pas un aplat rose que nous voyons ici, car cette plage colorée est perturbée par un petit décrochage en bas, qui lui donne tout son sens. Comment montrer plus élégamment une nudité féminine, comment oser représenter le corps, son corps, ainsi sans tabou et sans provocation ?

Mohamed Racim, Femmes à la cascade, 1920/1930

Le début de l’exposition est plutôt historique, montrant comment la Nahda (Renaissance) post-napoléonienne amène tardivement, à partir de la fin du XIXème siècle, des artistes arabes à se former en Europe et à adopter les éléments clés des styles occidentaux de peinture, qui impressionniste, qui symboliste (Khalil Gibran !), qui cubiste ou rodinesque, plus tard pop ou kitsch, sans qu’il y ait vraiment de spécificité orientale, sans grand lien avec les traditions artistiques anciennes de la région, à de rares exceptions près (les sculptures de Mahmoud Moukhtar ou les miniatures de Mohamed Racim, par exemple : ci-contre Femmes à la cascade, où la finesse du trait et l’élégance des corps crée une oeuvre érotique et intime).

Khalil Saleeby, Eve (1901), Adam hors d'Eden (1913), Deux nus (c.1901)

Même si un Khalil Saleeby, élève de Puvis de Chavannes et ami de Renoir, revisite avec force le thème d’Adam et d’Eve, montrés ici âgés et bedonnants (1901-1913), même si les années 1920 et 1930 voient une floraison de peintures de femmes nues (et quelques hommes), il n’y a là qu’un intérêt historique, pas vraiment une révolution esthétique. De plus l’orientalisme est intégré dans le travail de beaucoup de ces peintres, tout prêts à se prêter aux fantasmes érotiques occidentaux sur le harem et l’hétaïre.

Mahmoud Saïd, L'Endormie, 1933

Cette Endormie de Mahmoud Saïd (1933), lascive rêveuse à la peau vibrante sur son drap bleu, en est un des plus beaux exemples. A la même époque (mais à l’autre étage) la photographie se répand dans toute la région, principalement sous l’impulsion d’Arméniens, et la Fondation Arabe pour l’Image présente ici une partie de son immense collection, avec force athlètes et danseuses plus ou moins dévêtues, là encore avec une charge érotique forte, mais encore discrète. Les écoles d’art se créent : 1908 au Caire, 1923 à Tunis, mais seulement 1950 à Casablanca (et celle d’Alger, créée en 1883, n’accepte que des Européens jusqu’en 1920…), permettant peu à peu une émancipation de la vison esthétique coloniale complémentant le ‘Grand Tour’ des artistes arabes en Europe.

Majida Khattari, ST, série Les Parisiennes, 2008/2009

Mais c’est la période contemporaine qui permet aux artistes arabes, enfin émancipés, de dévoiler les corps, d’affirmer leur érotisme (hétéro ou, assez souvent ici, homo) et de faire exploser les tabous. Dès la première salle, face aux nus très classiques de Georges Daoud Corm, peintre libanais des années 1920, la photographe Majida Khattari inverse les rôles : ce n’est plus le peintre homme qui se délecte de son modèle nue, c’est la femme photographe qui dénude et dévoile (au sens propre) ses Parisiennes. Plus loin on trouve Halida Boughriet qui se joue avec tendresse des mythes orientalistes avec ses vieilles femmes, anciennes combattantes du FLN, en odalisques, et Zoulikha Bouabdellah dont le célèbre Dansons marie le Nord et le Sud, la France et le monde arabe (beaucoup d’artistes femmes parmi les contemporains).

 

Youssef Nabil, Natacha Sleeping, Cairo, 2000

Youssef Nabil (récemment montré à la MEP) est aussi expert dans la déconstruction du fantasme hollywoodien-orientaliste avec ses photographies retouchées kitschissimes (ici la chanteuse Natacha Atlas en costume de danseuse du ventre, endormie). Si, ensuite, les salles dédiées au corps souffrant, torturé, martyrisé introduisent une dimension bien plus tragique au milieu de cette exposition très sensuelle (avec, en particulier, une belle vidéo d’un visage envahi par dessin et couleurs d’Amal Kenawy et des tableaux du Gazaoui Hani Zurob, qui, ancien prisonnier en Israël, sait de quoi il parle), j’ai été moins convaincu par la salle consacrée à la sculpture, trop abstraite par rapport au thème choisi.

Mourad Salem, Open your eyes, 2002

Les salles du fond (‘non recommandées aux juniors’) sont un délice car elles montrent l’irreprésentable, l’origine du monde arabe (commande d’un Ottoman d’Egypte, rappelons-le), de manière subtile, drôle ou poignante. On y retrouve les broderies de vulves aux riches étoffes de Lamia Ziadé, les terrifiantes compositions érotiques de Laila Muraywid et cette injonction de Mourad Salem,Open your eyes‘ devant une fleur-clitoris géante bien plus engageante que celles de Georgia O’Keeffe. Oui, il est temps d’ouvrir les yeux…

Adel Abidin, Ping-pong, 2009

Adel Abidin, Ping pong, 2009

Pour conclure, nul n’oubliera cette vidéo sur grand écran d’Adel Abidin où deux joueurs de Ping-Pong jouent un match acharné devant trois juges impassibles dans la pénombre : le filet est une femme nue, rousse plantureuse à la peau laiteuse, moderne odalisque nonchalamment allongée sur la table. Elle frémit chaque fois que la balle l’effleure et son corps se couvre de tavelures rondes et rosées comme des aréoles, empreintes sur son corps de la rage maladroite des joueurs. La partie est sans fin : la femme en est-elle le trophée impossédable pour un résultat jamais atteint ?

 

Des corps voilés, dérobés, fantasmés

C’est une exposition sur le corps; une de plus, direz-vous. Mais ici le corps est masqué, que ce soit celui du photographe dont les autoportraits cachent plus qu’ils ne révèlent, ou celui de la vidéaste et danseuse qui ne dévoile que des fragments vêtus de rêve (Galerie Duboys, jusqu’au 5 mai).

Frédérique Chauveaux fut danseuse avant d’être vidéaste, et c’est le mouvement du corps qui l’intéresse. Elle projette ses films sur des écrans qui sont inhérents au film même, c’est ainsi qu’il y a quelques années elle avait pensé projeter sur les draps de mon lit des images d’hommes et de femmes nus roulant d’un bord à l’autre du lit (elle choisit finalement, à mon grand regret, un autre lit que le mien…). Ces vidéos ne s’appréhendent le plus souvent que dans ces projections incongrues mais si pertinentes, ces clins d’oeil qui fonctionnent mieux dans un espace intime que dans une galerie. Ici une femme s’enfonce dans son oreiller, un vrai oreiller, des mains se lavent dans un lavabo, un vrai lavabo, un torse respire sous une chemise, une vraie chemise. Les objets inanimés y gagnent une âme, mais l’espace est trop public pour que l’émotion s’épanouisse. On se retrouve à préférer ses vidéos classiques, sur écran, où un corps féminin nu est peu à peu recouvert d’une substance blanchâtre entre yaourt et peinture qui le nappe et le transforme en sculpture, arrêtant le mouvement.
Lire cette interview et celle-ci.

 

 

 

Le photographe Michael McCarthy ne représente (ici) que son propre corps, mais ses photographies n’ont rien de narcissique, au contraire. Pour traquer son identité, McCarthy explore les voies détournées de l’expérimentation photographique : utilisant des procédés anciens, modifiant ses émulsions, tailladant et griffant ses négatifs, il nous présente une réalité autre, éloignée de la représentation mimétique habituelle, où son visage ou son corps acquièrent une autre dimension, déformée, floue, tordue, mangée de lèpre et de pustules, voilée, aux antipodes de la photo stérile, lisse et pure qui domine le marché. C’est pour lui une forme de quête d’une autre vérité: cette vue de son torse avec une plaie au côté, déchirure du négatif, ne peut qu’évoquer Saint Thomas, un autre ‘douteur’. Ses photographies sont parfois comme des paysages tourmentés et violents, et parfois comme des statues antiques immortelles; la tension du corps vivant, le sien, se traduit dans la matérialité même des photographies. Ce qui compte avant tout pour lui n’est pas tant de reproduire que de mener un processus, qui, de par sa gestuelle et sa matérialité, s’apparente à la gravure et à la peinture plus qu’à la photographie paresseuse (l’appareil fait tout, appuyez seulement sur le déclencheur) : il peint ses papiers photographiques d’émulsions concoctées maison, il triture ses négatifs, il manipule ses tirages, il cherche la difficulté, le vrai travail, on voit l’oeuvre de sa main plus que celle de son appareil. La chambre noire lui permet de créer une réalité autre.
On peut lire sur lui ces articles et interviews : Bamboo, Les photographes, La lettre de la photographie et Our Age is 13, ainsi que regarder cette vidéo-interview. Et lire ses critiques plutôt acides d’expos parisiennes est stimulant.

Photos courtoisie de la galerie.

 

Son, matière et mouvement (Charlotte Charbonnel)

Charlotte Charbonnel, Stéthosphères

Le travail de Charlotte Charbonnel, présenté à Backslash (jusqu’au 28 avril) après qu’on l’ait vu dans des expositions collectives, puis à Bruxelles et cet été à Arles, s’il reste basé sur une fascination pour la science et l’expérimentation, évolue maintenant vers une alchimie tentant de combiner le son, la matière et le mouvement. On retrouve ici les belles oeuvres magnétiques vues à Arles, sculptures de limaille aimantée et dessins fossiles combinant l’aléatoire de la physique et le déplacement ou son gel. On retrouve aussi le dispositif de cordes tendues et vibrantes, à plus petite échelle qu’à Bruxelles. On retrouve enfin la première oeuvre que j’avais vue d’elle à Jeune Création, Stéthosphères, où le spectateur, faisant tourner entre ses mains une sphère transparente remplie d’étranges matériaux, plumes ou poils, entend les sons mystérieux que son action produit.

Charlotte Charbonnel, Syphonie pour Orgue

Charlotte Charbonnel, Syphonie pour Orgue

La pièce la plus impressionnante de l’exposition se trouve sur le palier entre les deux niveaux de la galerie, lieu d’ordinaire assez ingrat et peu hospitalier, où Charlotte Charbonnel a construit un orgue, fait d’un rhizome de tuyaux en PVC enchevêtrés, reliés au siphon de l’immeuble, écho visuel des rambardes et des rampes. Cette sculpture grise dont les éléments grouillent au sol ou s’élèvent vers la verrière comme des doigts en érection ou des tuyaux de cornemuse, est aussi un instrument musical aléatoire : de petits micros que des

Charlotte Charbonnel, Syphonie pour Orgue

ventilateurs agitent doucement sont couplés à des enceintes et produisent un son Larsen sombre et mugissant (Syphonie pour Orgue; oui, Syphonie). Ne se satisfaisant pas de la seule combinaison du son, du souffle et du hasard, Charbonnel se démarque du travail d’un Céleste Boursier-Mougenot pour faire aussi une oeuvre sculpturale occupant l’espace.

Charlotte Charbonnel, Pantonier sonore

Charlotte Charbonnel, Pantonnier sonore, bruit rouge

Toujours en quête de cette symbiose entre son et matière, elle présente ici un Pantonier sonore, étalonnage de bruits colorés (le bruit blanc, bien sûr, mais aussi les bruits violet, bleu, rose, gris et rouge) où la courbe des fréquences est traduite sur des conformateurs : elle rend ainsi visible un son indistinct. Le bruit rouge, ci-contre, est aussi dénommé ‘random walk’, marche au hasard, dérive, ou ‘drunkard’s walk’, marche de l’ivrogne. La sculpture, ici, fige le son en forme, son mystère (en tout cas pour un non-acousticien) évoque les sculptures mathématiques photographiées par Sugimoto.

 

Charlotte Charbonnel, Phonoglyphe

Georges Charpak et Mathias Fink (l’homme du retournement temporel) avaient fait l’hypothèse que les voix des potiers de l’antiquité auraient pu être enregistrées dans leurs céramiques et tentèrent en vain de le prouver en mettant leur théorie à l’épreuve des vases des collections du Louvre. Partant de cette histoire qui semble faite sur mesure pour elle, Charlotte Charbonnel montre ici des échos modernes de ces poteries antiques, des empreintes de matrices de disques vinyles dans l’argile et la terre, où la trace du son est désormais enfouie dans la matière, sculptures murales fantomatiques devenues illisibles, inaudibles (Phonoglyphe).  Cette inscription du son dans la matière, cette transformation du bruit en sculpture qu’on retrouve dans plusieurs de ses pièces, m’ont évoqué le travail (plus social que scientifique, mais tout aussi utopique) de Cléa Coudsi et Eric Herbin inscrivant dans la brique de leurs maisons le discours des habitants chassés, discours conservé mais à jamais perdu car non lisible.

Charlotte Charbonnel, Matières

Enfin, on trouve en bas six petites photographies dénommées Matières : devant ces formes colorées, le spectateur ne sait quelle distance avoir, il ne sait quelle en est l’échelle, si ce sont des étoiles au télescope ou des atomes au microscope, il ne sait si ces formes sont liquides ou solides, ou même gazeuses, qui sait. Plus que de curiosité, on est saisi d’effroi, d’incompréhension, et en même temps on est fasciné : comme les images atomiques d’Edgerton dont parle James Elkins, ces photographies ne sont pas à la mesure de l’homme, et, partant, elles nous interrogent sur la photographie même.

Lire la critique de Julie Crenn.

Photos 4 & 8 courtoisie de l’artiste. Autres photos de l’auteur.

 

Inhumation (Davide Balula)

Edvard Munch soumettait ses toiles à ce qu’il nommait un ‘traitement de cheval’, les laissant exposées sous un auvent dans  sa maison d’Ekely à la pluie, à la neige, au vent, au gel, à toutes les intempéries du climat norvégien, afin de les renforcer, de les sélectionner aussi : seules les plus robustes résistaient.

Davide Balula, Buried paintings, vue d'expo

La galerie Frank Elbaz est vide, désespérément vide. Mais quand on y entre, on perçoit d’abord une bonne odeur vanillée de bois frais à laquelle se mêlent vite des remugles de terre mouillée, senteurs plus animales que végétales, comme un vieux Bourgogne un peu trafiqué qu’on aurait imprudemment voulu bonifier par un passage en barriques neuves (d’ailleurs il paraît que le catalogue de l’exposition sera édité sous la forme d’une bouteille de vin; je veux).

Davide Balula, Buried paintings, vue d'expo

Elle est vide, certes, mais il y a une estrade en bois sur laquelle on peut monter. Sous l’estrade, la terre.

Sur l’estrade, des découpes étrangement crénelées, des trappes qu’on n’ose soulever.

Sous chacune de ces trappes, Davide Balula a enseveli une toile vierge dans la terre. À la fin de l’exposition, le 16 juin, il les sortira, les exhumera, les ressuscitera, les

Davide Balula, Buried paintings, vue d'expo

accrochera au mur. Elles porteront les traces de leur séjour sous terre, les stigmates, les taches, les usures peut-être, les morsures, qui sait. Ce ne seront que des empreintes. On peut voir dans la galerie des toiles qui ont précédemment subi ce traitement, mais seulement pour quelques heures, dans la terre ou dans l’eau (ci-dessous un River Painting).

Est-ce une abdication du peintre face à la nature ? Une perte de contrôle comme celle de Damien Hirst laissant mouches et papillons faire oeuvre à sa place, sans doute.

Davide Balula, River Painting (Thiou, Annecy), 2012

Mais, pour moi, c’est aussi une forme de photographie : quand Susan Derges laisse des feuilles photosensibles dans une rivière à la lumière de la lune, quand Floris Neusüss fait de même la nuit dans un sous-bois pendant un orage, leurs photogrammes sont aussi imprévisibles, tout autant laissés au bon vouloir de la nature, du vent, des éléments. Pour Balula, la toile, la peinture semblent avoir perdu leur aura picturale pour n’être plus que des réceptacles de traces, d’empreintes. Rendez-vous le 13 juin au déterrage.

Photos 1, 2 & 4 courtoisie de la galerie. Photo 3 de l’auteur.

 

L’autre est le seul moyen d’être certain de sa propre existence

Matthew Buckingham, May be opened after 10 August 3007, 2007

L’ambition de l’exposition A common  feeling présentée chez gb agency (jusqu’au 26 mai) en collaboration avec la galerie new-yorkaise Murray Guy est de capturer l’instant où l’artiste invite l’autre dans son travail, le moment où la création devient partagée entre artiste et regardeur / témoin / participant. Ce peut être lié au hasard, ou à un échange épistolaire, ou à une performance et c’est, selon les pièces présentées ici, plus ou moins évident. Les pièces les plus fortes sont peut-être celles de Matthew Buckingham car

A common feeling, gb agency, vue d'exposition

l’autre y est inconnu, distant : décidera-t-il, ce lointain autre, d’ouvrir le 10 août 3007, dans un peu moins de mille ans, la capsule témoin que Buckingham laisse derrière lui : nul ne sait quel est le contenu emprisonné dans cette boîte de bronze doré (en fait, celle présentée dans la galerie est moins distante que celle montrée ici, elle pourrait être ouverte le 27 juin 2107, par mon arrière-petit-fils peut-être). Buckingham a aussi conçu cet Alphabet avec lequel, suivant son protocole, l’autre, en l’occurrence les galeristes accueillant la pièce, ont écrit ‘Ours Blanc’, une référence à Dostoïevski ancêtre de The Game, combinant ainsi rigueur et absurde (au fond les modules de bois de Mark Geffriaud en supports de lecture).

Jiri Kovanda, XXX, January 19th 2011, Le Plateau, Paris

J’aime aussi beaucoup la discrétion subtile avec laquelle Jiri Kovanda invite l’autre dans son univers : un panneau publicitaire routier où il inscrit ‘Je vous aime’ avec son numéro de téléphone, une offre anonyme et invisible de bonbons à des visiteurs par un trou dans le mur, une dépose secrète de bonbons dans les sacs ou les poches des visiteurs, toute une approche furtive. Le plus frappant est cette élégante performance avec une artiste femme (déjà montrée à la FIAC) : elle se met nue dans le dos de Kovanda qui a promis de ne pas se retourner pour la regarder et elle le prend en photo; les rôles sont inversés, la confiance fonctionne à contre-courant, l’autre se retrouve au centre.

 

À l’étage, dans l’espace Level 1, c’est un autre jeu qui se joue avec l’autre : Joris Lacoste, désormais hypnotiseur, vend des rêves à emporter, douze rêves uniques dont

Joris Lacoste, Le vrai spectacle, Théâtre de Gennevilliers, 2011

les synopsis sont au mur. L’acquéreur sera hypnotisé par l’artiste et deviendra le dépositaire de ce rêve  qui sera désormais sa possession, son bien, son héritage, qu’il gardera secret ou qu’il rendra public de la manière qu’il voudra. Mais ce ne sont plus des anonymes qui se font hypnotiser comme à Toulouse, ce sont des collectionneurs qui négocient auparavant avec l’artiste et la galerie le ‘prix’ à payer, argent ou échange (dépêchez-vous, il y a encore quelques rêves disponibles; jusqu’au 12 mai), et c’est là que ça devient encore plus intéressant : quelle valeur donner à un rêve ? car il ne s’agit que d’un rêve : pas de documentation, pas de vidéo de l’hypnose. On est dans la lignée des cessions de Zones de sensibilité picturale immatérielle d’Yves Klein, mais le fait que l’acquéreur soit le réceptacle de l’oeuvre immatérielle onirique peut aussi se rattacher, me semble-t-il, aux Sujets à discrétion de Philippe Thomas. Et la réflexion sur la valeur de l’oeuvre aurait eu sa place ici. Quelqu’un fait une thèse là-dessus ? (l’image montrée ici ne concerne pas cette ‘exposition’ qui est aniconique, mais une autre hypnose de Joris Lacoste).

Le titre est une citation de Jacques Attali.

Photo 1 courtoisie de l’artiste et de Murray Guy Gallery. Photo 2 de l’auteur. Photo 3 courtoisie de l’artiste et de gb agency. La photo 4 avait initialement été mise en négatif sur la foi de ce site; elle a été corrigée à la demande de l’artiste.

Let’s call it a night (Boris Achour)

Boris Achour, Séances, Conte de feu de camp, 2012

L’exposition de Boris Achour au CREDAC, ou plutôt son spectacle, puisqu’on y va pour une séance d’une heure en réservant (ou pas), oui mais enfin c’est quand même une exposition puisqu’on va de salle en salle voir ses oeuvres, non mais c’est quand même un spectacle puisque ce sont (surtout) des vidéos qui s’enchaînent (plus ou moins bien) ce qui fait qu’on loupe toujours un morceau et qu’on est frustrés, oui mais alors on peut rester pour la séance suivante si on a loupé un truc parce qu’on n’a pas couru assez vite de la salle A à la salle

Boris Achour, Séances, Brouillard-enfant, 2008-2012

C et alors on peut revoir le bout de vidéo loupé, oui mais c’est quand même frustrant de se sentir frustré parce qu’on a peur d’avoir manqué quelque chose, j’aime pas ça (comme dans le labyrinthe du MAXXI au début quand je m’y perdais; remarque, au PalTok, jeudi c’était pareil, j’avais peur de n’avoir pas tout vu, faut que je me soigne), bon, donc disais-je, l’exposition / spectacle de Boris Achour au CREDAC (jusqu’au 3 juin) c’est une histoire terrifiante, mais narrée doucement à plusieurs

Boris Achour, Séances, Une partie d'assemblée, 2012

voix : demain il n’y aura plus de soleil, seulement un souvenir de soleil, une nostalgie de soleil, un mythe de soleil, parce que tous les hommes de la Terre auront eu peur ensemble au même moment et cette grande frayeur aura éteint le soleil (je crois que c’est ça, pas vraiment sûr d’avoir compris), c’est Jean-Yves Jouannais (vous savez, le fou de guerre) qui raconte ça à des enfants rassemblés autour d’un feu de camp, enfin, pas un vrai feu de camp, une sculpture lumineuse de Boris Achour exposée dans

Boris Achour, Séances, Naissance du Mikado, 2012

la salle à côté, tout se tient, et puis sur un autre écran, comme c’est la nuit, un enfant beau comme un ange dort, c’est tout, mais quiconque a regardé un enfant, son enfant, dormir est ému aux larmes devant ce chérubin, et la nuit c’est aussi bien pour faire l’amour et comme ce sera la nuit tout le temps, on passera notre vie au lit, un grand lit blanc aseptisé et à quatre c’est mieux qu’à deux, on posera soigneusement nos chaussures au bord du lit, on boira du champagne dans des coupes qui ont l’air d’être

Boris Achour, Séances, Une partie d'assemblée, 2012

en plastique* et on se caressera doucement pendant des heures et ceux qui n’ont pas envie pourront plutôt réinventer le mikado (et la sculpture est là aussi) ou bien jouer avec des cubes avec des lettres pour faire des phrases absurdes, la nuit (éternelle) tout est permis, mais quelle espérance aura-t-on encore quand on ne verra plus le soleil, peut-être juste de vivre ensemble différemment, d’inventer des nouveaux rites, des nouveaux modes de vie, comme Boris Achour invente ici un nouveau mode d’exposition, un montage-collage qu’on arpente à sa guise et où on se perd parce qu’en plus il a invité des écrivains (dont Michele Robecchi à qui j’ai piqué le titre, c’était mieux que ‘Voyage au bout de la nuit’, elle n’a pas de bout, celle-ci) à lui confectionner des fragments, des morceaux de récit dont on ne saura ni le début ni la fin et qui tous parlent de la nuit, de la perte du soleil, et on lit leurs textes aux murs, mais aussi sur un drôle de lectrin, en s’arrachant les yeux, d’ailleurs ici les vitres sont occultées et on navigue dans une pénombre bleue, et je vais encore rester pour une séance.

  • on m’a depuis assuré qu’elles étaient en cristal, pourtant…

Photos courtoisie du CREDAC, (c) Boris Achour.
Boris Achour étant représenté par l’ADAGP, mais ayant obtenu leur accord, les photos de ses oeuvres ne seront pas ôtées du blog à la fin de l’exposition. 

Arrêt sur image (Soraya Rhofir)

Au Palais Ducal de Nevers, jusqu’il y a quelques jours, on pouvait voir, dans ce lieu chargé d’histoire, tout un théâtre de figures : était-ce un jeu ? un décor ? une mise en scène ? un bric-à-brac oublié là ? On pouvait y reconnaître des figures historiques, statue grecque, déesse égyptienne de la nuit, damoiselle médiévale, être extraterrestre. les uns apparaissaient dans des cadres ou sur des grilles de présentation, les autres au gré des palissades et des rochers en carton-pâte. On pouvait errer dans ce paysage, avoir de multiples points de vue, voir l’envers du décor et les revers cartonnés des figures.

J’avais remarqué le travail de Soraya Rhofir lors d’un prix Ricard, et le retrouver ici à grande échelle (en attendant de le revoir aux Eglises à Chelles) offrait une plus belle théâtralité, un apprentissage du monde à travers les figures (l’exposition, organisée par le Parc Saint-Léger, se nommait Didascalicon : icônes et enseignement, première encyclopédie du savoir). Toute cette diffraction des images ainsi organisée, toute cette ouverture vers l’envers du décor organisent une expérience. Se mélangent ici culture haute et culture populaire, dieux et sages, et images d’internet et de BD. Clairement une artiste à suivre.

Voyage à l’invitation du Parc Saint-Léger.
Photos de l’auteur.