Sommaire d’octobre 2011

19 billets ce mois-ci
2228 visiteurs uniques quotidiens en moyenne

1er octobre: Avant la Nuit Blanche
7 octobre    : Une terrible beauté
8 octobre    : Montrer l’invisible (Camille Llobet)
10 octobre  : Dans un fort désaffecté
11 octobre  : Ainsi soit-il (Antoine de Galbert)**
12 octobre  : Stéphanois pour un jour
13 octobre  : Logogrammes (et perception)
14 octobre  : Baselitz l’archéologue
15 octobre  : Je vais prendre mon café sans sucre, je crois (Xavier Veilhan)
15 octobre  : Objets secrets (Judith Scott)
17 octobre  : Le corps de Yayoi et l’infini (Yayoi Kusama)
18 octobre  : Diane Arbus au Jeu de Paume*
18 octobre  : Slick
20 octobre  : Impressions de la FIAC
21 octobre  : L’exposition que j’aurais aimé faire
21 octobre  : Mircea Cantor pour le Prix Marcel Duchamp
24 octobre : Antony Gormley au Moulin, l’espace plus que le corps
25 octobre : Le printemps arabe continue
26 octobre : Visites parisiennes : Claude Lévêque et d’autres

  •   billet le plus lu, 3376 fois
    ** billet le plus commenté, 20 fois

 

 

 

Visites parisiennes : Claude Lévêque et d’autres

Quelques visites récentes.

Le travail d’Isabelle Le Minh (galerie Christophe Gaillard jusqu’au 19 novembre) questionne avec humour le regard sur le travail d’un artiste : imprimante crachant un interminable listing de banalités ‘café du commerce’ sur l’artiste qui a fait…, encyclopédie de photographies d’artistes prenant la pose devant l’objectif (‘This is the artist’), qu’on joue à reconnaître et à moquer, recettes sur comment devenir un meilleur artiste. C’est à la fois ludique et caustique.

L’exposition Pearls of the North (terminée) au Conseil Economique et Social, regroupement d’artistes plus ou moins liés au Benelux (Farah Atassi n’a fait que naître en Belgique, mais bon…), était surtout l’occasion d’admirer l’architecture des lieux, due à Auguste Perret ; rares étaient les œuvres (proposées par des galeries) qui stoppaient le visiteur, même s’il y avait quelques grands noms (Broothaers, Jan Fabre, Kees Visser) un peu perdus dans la masse. J’ai toutefois aimé cette sculpture-écriture du Luxembourgeois The Plug (qui, je crois, vient du street art), composition tissée de néons extrêmement fins dessinant la ligne de vie de la paume d’un toxicomane avec qui l’artiste a travaillé : c’est fragile, instable et chargé d’un espoir ténu. Une longue ligne de vie protège-t-elle d’une overdose ? Le fin tube de néon est-il résistant aux chocs ? (Fate will tears us apart- Daniel : meilleure photo d’une oeuvre similaire sur son site).
L’exposition de Claude Lévêque chez Kamel Mennour (‘Basse Tension’, jusqu’au 26 novembre) est, une fois de plus, une occupation magique de l’espace de la part de cet artiste si adepte à transformer un lieu avec trois fois rien. La première salle est plongée dans la pénombre ; le visiteur un peu grand doit se baisser pour passer sous une forêt de chauves-souris noires, lambeaux de parapluie agités par des ventilateurs au milieu de grincements lugubres. La seconde salle baigne dans la lumière noire de trente-six ‘chandelles’ suspendues au dessus d’un bat-flanc de bois où un drap blanc luminescent parle de cauchemars ou de noces (Wagon).
La troisième oblige à se coller au mur, contraint par des barrières de métal pour bétail (ou pour check-point, là d’où j’écris) qui entourent et protègent un tutu de danseuse : l’ange de beauté est parti, ne laissant qu’une dépouille ; la musique grinçante du Lac des Cygnes est interrompue par des rires gras et violents.
Les corps sont absents, danseuse évanouie, amants disparus, dormeurs escamotés. Le réel a basculé, le visiteur, voûté, écrasé, retranché, désorienté, bousculé, est écartelé entre violence et douceur, entre tragique et beauté ; il ne peut plus simplement regarder, il doit ‘entrer’, faire un pas en avant métaphorique. Musiques et lumières créent un climat, un rêve éveillé et amer, un trouble à la fois inquiétant et agréable. Claude Lévêque est un des rares artistes qui sache toujours ou presque créer cette magie.

Photo Le Minh courtoisie de la galerie Christophe Gaillard; photo The Plug de l’auteur; photo 1 Lévêque courtoisie galerie Kamel Mennour, par Fabrice Seixas; photo 2 Lévêque courtoisie de l’artiste, par Côme Duwa. Claude Lévêque étant représenté par l’ADAGP, les photos de ses installations ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition.

 

Le printemps arabe continue

L’exposition Traits d’Union à la villa Emerige (jusqu’au 12 novembre) est un exemple de plus de la vitalité de l’art du monde arabe, que bien des collectionneurs et critiques réputés semblaient ignorer jusqu’au printemps arabe. Cette exposition est aussi une reconnaissance de l’importance des femmes dans ce monde artistique, loin des faciles préjugés.

Commençons par Laila Muraywid, Syrienne vivant à Paris, qui présente photographies et sculptures sensuelles et terribles, évoquant condition féminine et stéréotypes. Ses photos en haut, titrées ‘Chair ouverte et flux de sang’ semblent représenter des odalisques, des femmes au harem, dévoilant parfois un sein ou une cuisse; mais leur visage est rongé par une lèpre, un masque proliférant, monstrueux, oppressant ; on pense à de vieilles plaques abimées par l’oxydation, ms c’est d’une violence humaine qu’il s’agit là. Sa sculpture ‘Mariage’, ci-dessus, est terrifiante et séductrice à la fois : deux bras tendus, tragiques, ornés d’excroissances délicates et brutales, et, à leur jonction, cette fente violente.

La franco-marocaine Najia Mehadji propose des calligraphies envoûtantes, précises et gracieuses, robes de derviches tourneurs, vertige d’un abandon total. Zoulikha Bouabdellah, dont je parle depuis longtemps, construit un zellige avec des Mirages (des avions, bien sûr).

Ninar Esber, Libanaise, fille de poète, crée des œuvres ambiguës : ces deux corps au sol sont-ils des cadavres à la morgue, auxquels ne manquerait plus qu’une étiquette sur le gros orteil, et qui baigneraient dans un liquide mortifère, sang des martyrs ou eau lavant la morgue (comme chez Teresa Margolles) ? Ou est-ce un couple épuisé après l’amour, et les humeurs du plaisir qui s’épanchent ? (For 2 minutes). A côté, son installation (For 5 minutes) aligne douze tiges noires surmontées d’une ampoule : comme un peloton d’exécution, et les cinq minutes qu’il faut pour mourir.

Des hommes aussi, bien sûr : le Gazaoui Taysir Batniji et ses photographies clandestines de miradors et de casemates d’observation de l’armée d’occupation, les clous de souffrance de l’Algérien Yazid Oulab, les portraits fleuris et explosifs du Libanais Ayman Baalbaki, les autoportraits dérangeants du Marocain Hicham Benohoud et d’autres encore à découvrir dans cette remarquable exposition.

Photos 1 & 3 de l’auteur; photos 2, 4 & 5 courtoisie de Art Absolument.

 

Antony Gormley au Moulin, l’espace plus que le corps

Il est assez rare de voir en France des sculptures ‘non-corporelles’ d’Antony Gormley et il faut donc absolument aller au Moulin, l’espace francilien (certes un peu loin de Paris) de Galleria Continua, car vous aurez là une occasion unique de voir (jusqu’au 6 mai) deux des pièces plus spatiales que corporelles de cet artiste (sachant d’ailleurs que ce n’est pas tant le corps qu’il représente que l’espace que celui-ci occupe).

On voit d’abord Hatch qui est pour moi une des pièces les plus fortes et les plus denses de Gormley. Son titre, déjà, est des plus ambigus : que veut dire ‘Hatch’ ? S’agit-il de naissance, d’éclosion, d’une venue au monde en brisant une coquille ? Est-il question d’une trappe, d’un sas, qui, une fois franchi, nous mènerait vers un autre univers ? Ou serait-ce une allusion au dessin, à la manière dont on peut représenter l’ombre, la profondeur par des hachures ? Sans doute un peu des trois, et Gormley dit passer parfois autant de temps à trouver un titre qu’à réaliser une pièce.

Donc imaginez un grand cube d’aluminium blanc percé de milliers de petits trous réguliers; par chaque trou, la lumière entre dans l’espace et, par chaque trou, on peut, de l’extérieur, regarder l’intérieur. Si, au lieu d’observer depuis l’extérieur, vous pénétrez précautionneusement dans le cube, vous devez naviguer entre un grand nombre de tubes plus ou moins longs qui émergent des parois, du sol et du plafond; ils entravent vos déplacements, vous devez les contourner, vous faufiler entre eux, non sans danger de vous cogner, de trébucher, voire de vous éborgner. C’est un peu une version édulcorée de la Vierge de fer, cet instrument de torture médiéval où on enfermait apostats et adultères. Il y a bien, au centre, un endroit où l’on est en sûreté, un œil du cyclone, mais vouloir explorer le reste de l’espace nous met aussitôt en danger. Les tubes sont comme des tubes endoscopiques, faits pour voir à l’intérieur du corps. Etant à l’intérieur, vous pouvez aussi inverser la relation voyeur/vu et coller votre oeil à l’extrémité d’un tube pour regarder le monde extérieur. La lumière pixelisée se diffracte par tous ces orifices. On est désorienté, mais pas sans repères, car ce sont ici les repères mêmes qui nous trompent, nous déroutent. C’est une installation à la mesure de notre corps, faite pour qu’on en expérimente tous les recoins, toutes les contorsions. C’est pour moi la pièce la plus emblématique du travail de Gormley.

On va ensuite vers le gigantesque mécano de Space Station, un ensemble de boîtes métalliques noires percées de trous, juché en équilibre sur une arête. Le tout pèse 27 tonnes et donne une impression de danger, d’écrasement : l’instabilité potentielle, l’énormité du poids créent un sentiment de dangerosité assez angoissant, même si les trouées ménagées dans la station offrent des espaces de respiration. Mais le désir impérieux de voir à l’intérieur fait qu’on s’approche, qu’on s’aventure, qu’on se risque. Cette installation-citadelle est à la fois une sombre et labyrinthique prison et une passoire trouée, et c’est là le premier degré d’inconfort qu’elle génère. D’ailleurs, créer délibérément de l’inconfort est, pour Gormley, un mécanisme indispensable pour libérer les émotions. Mais, et j’ai mis un moment à le réaliser, il y a une autre lecture de cette sculpture, qui ne peut que se deviner de manière intuitive, car, pour s’en rendre vraiment compte, il faudrait être à la bonne distance, c’est-à-dire la survoler à 50 mètres d’altitude. Cette pièce, vue de loin, représente un être humain en position fœtale, et l’impossibilité de la voir ainsi crée le second degré d’inconfort ; on pense aux géoglyphes géants des Nazcas précolombiens ou aux alignements mégalithiques. Après nous avoir déstabilisés, Gormley pose la question de la distance à laquelle il faut voir son travail. C’est aussi la question que pose la pixellisation du corps dans ses sculptures humaines, par exemple les Memes montrées à l’étage : ce n’est plus une statue, un corps enveloppé de peau, mais un assemblage de cubes élémentaires qui décomposent les formes de l’intérieur du corps, et ce n’est qu’en plissant les yeux qu’on y décèle une forme humaine réellement reconnaissable.

En effet, ce n’est pas le corps que Gormley veut représenter, mais l’espace qu’il occupe. Il s’intéresse surtout à la fonction de mémoire et de transformation du corps, qui, pour lui, est un lieu d’expérience, un levier pour une expérience émotionnelle, la découverte d’une vérité subjective. Pour Gormley, l’art, loin de conforter des certitudes, doit avant tout être un catalyseur permettant de voir les choses différemment. Il s’agit, pour nous, non pas de regarder, mais d’expérimenter, et c’est bien ce que permettent et encouragent ces deux installations.

Dans le reste du Moulin, au gré des galeries invitées, on verra aussi, entre autres, les portes claquantes de Daniele Puppi (une bonne idée, un peu lassante), une voiture renversée transformée en balançoire de Kader Attia (un peu trop prévisible de sa part), et les dominos funéraires de Nari Ward, splendides, à côté de beaucoup d’autres pièces restant des expositions précédentes.

Photos de l’auteur.

 

Mircea Cantor pour le Prix Marcel Duchamp

Quel choix ferais-je si j’étais membre du jury du Prix Marcel Duchamp, sur la base des stands à la FIAC, mais aussi des présentations faites au (vrai) jury cet après-midi ? Cette année, c’est beaucoup plus excitant que le Prix Ricard

A priori, Samuel Rousseau ne m’enchante guère : une vidéo (Brave Old New World) sans cadre, certes, mais sur des images assez futiles et artificielles, manquant de densité, de profondeur ; la présentation de son travail par Françoise Parfait fut assez convaincante, mais ça reste un peu trop spectaculaire juste pour le plaisir de l’être, un peu trop plein d’artifices et d’espiègleries : des changements d’échelle amusants sans plus, une vidéo de gens dans la ville projetée sur des bidons pour évoquer les bidonvilles…; n’est pas Michal Rovner qui veut.

Sur le stand de la FIAC, j’avais aimé les deux sculptures de Guillaume Leblon, morceaux de plage prélevés in situ avec sable fin, crabes et coquillages, puis coulés dans du laiton, un croisement de minimalisme et d’arte povera. Mais la présentation de son travail par son compère de Castillo/Corrales était si absconse, verbeuse et pleine d’auto-référencement curato-centrique que c’était comme fait exprès pour décourager de voter pour lui.

Damien Cabanes est un artiste que j’aime et respecte, et Olivier Kaeppelin en a fort bien parlé. Ses sculptures en céramique colorée sur le stand, portraits de vrais gens, sont éloquentes. Mais il faut choisir, et ses passages entre abstraction et figuration, entre distance solitaire et présence active me déroutent un peu trop pour que mon choix se fixe sur lui.

Et donc (mais c’était un choix bien plus difficile cette année), si je votais, ce serait pour Mircea Cantor (et pourtant je n’ai pas encore vu son exposition au nouveau Credac). La pièce montrée à la FIAC, Fishing Flies, est à la fois grave et ludique : ce carrelet garni de mouches pour la pêche, faites de canettes de boisson redécoupées (récupération à l’africaine) et dotées d’un hameçon, est à la fois menaçant et protecteur, prédateur et maternel, menteur (ce sont des leurres) et naturel. Comme François Quintin le dit dans sa présentation, il fait ressortir le poétique au travers du politique, il joue sur l’incertitude, la grâce et la non-appartenance. J’avais beaucoup aimé sa vidéo sur l’ombre d’un drapeau inconnu se consumant, double représentation énigmatique, et celle à Tirana où des manifestants brandissaient non des pancartes mais des miroirs, reflétant le monde qui les entourait. Et le ballet des balayeuses dans Tracking Hapiness est un pur bonheur, sensuel, chorégraphique et historique à la fois. [On peut aussi voir sur un stand de la FIAC –Yvon Lambert, je crois- sa sculpture ‘Monument to the End of the World’, comme un Tatline anticipatif et carillonnant]. Et quelqu’un filmant son bambin disant « I decided not to save the world » mérite notre estime, non ?

Voilà. On saura demain à 11h. Et, l’an prochain, je suis à peu près certain que, quel que soit le lauréat, nous aurons une belle exposition à l’Espace 315.

[MàJ le 22 X : Et donc c’est bien Mircea Cantor qui a gagné]

Photos de l’auteur.

 

L’exposition que j’aurais aimé faire

Quand ce blog a fêté ses cinq ans, j’ai pensé organiser une petite exposition avec une cinquantaine de jeunes artistes  dont j’avais parlé. Devant le travail que ça aurait demandé, j’y ai renoncé, n’ayant pas trouvé de local adéquat, ni d’assistance technique. Mais, si je l’avais faite, une partie de l’exposition n’aurait pas été très différente de ‘Soudain déjà‘, que le commissaire Guillaume Désanges a réalisé avec trente diplômés des Beaux-arts de Paris (et de La Seine) depuis dix ans (soit 30 sur près d’un millier de diplômés, je crois). Je reviendrai sur cette exposition, excellente, mais je voulais seulement noter ici que, dans la la liste des artistes présentés, il en est beaucoup sur qui j’ai écrit, parfois au tout début de leur carrière (et il n’y en a aucun dont j’ai critiqué le travail négativement). Je n’en tire nulle gloriole, simplement la satisfaction d’avoir aidé quelques artistes à être mieux connus et une certaine congruence avec les choix de cette exposition.

Farah ATASSIBertille BAK – Jean-Baptiste AKIM CALISTRU –Baptiste DEBOMBOURGSophie DUBOSC – Aurélie GODARDLaurent GRASSO –  Mathieu KLEYEBE ABONNENCJonathan LOPPINEstefania PENAFIEL LOAIZAEmilie PITOISETJulien PREVIEUXThu VAN TRAN –  Virginie YASSEF

 

 

Impressions de la FIAC

Des soldes à la FIAC ? Oui, chez Florence Loewy (F15), à l’étage : installation de Yann Sérandour, bien en phase avec son ironie critique. Kounellis (et d’autres) apprécieront.

Ça y est, il y a un état palestinien, son sceau officiel et ses timbres-poste sont sur le stand de la galerie Polaris (H17). D’ailleurs, j’y pars dimanche pour une semaine. Ceci dit, connaissez vous d’autres pays où un capitaine de la garde (Khaled Jarrar) soit aussi un artiste exposé à la FIAC ?

 

Ceci dit, le parc immobilier n’y est pas en très bon état, comme en témoigne la vitrine d’agence immobilière gazaouie due à Taysir Batniji sur le stand de Sfeir-Semler (C08).


Les révoltes du printemps arabes fournissent un sujet parfois exploité de manière un peu facile ou opportuniste (Claire Fontaine sur le stand de la galerie israélienne Dvir; A04).

Les indignés sont partout : cette très belle image mystérieuse et menaçante est un écran de téléviseur fracassé, échardes de verre, treillis métallique, avec cet oeilleton au fond, comme un viseur : c’est de Mohamed Borouissa chez Kamel Mennour (B23).
On remarque au passage un beau jardin de Dan Graham chez Massimo Minini (A08), l’âne savant de Pilar Albarracin chez Valois (A09) et la magistrale critique de la publicité de Victor Burgin chez Thomas Zander (B43).

Une première cabane en bois abritant un cabinet de curiosité : Mark Dion chez Fabienne Leclerc / In situ (B41), puis une autre, archéologique et sombre, de Paolo Bronstein chez Franco Noero (C01), havre de silence au milieu du brouhaha.

GB Agency (B01) montre cette pièce douce-amère et pleine d’ironie de Jiri Kovanda : déshabillons les photographes plutôt que les modèles. Aussi sur ce stand, plusieurs pièces de Roman Ondak, dont le film d’une promenade dans la vieille ville de Bratislava pour déverser dans une fontaine historique des kilos de pièces de monnaie, geste porte-bonheur au centuple; un récit militaire d’Omer Fast ponctué des images incongrues que Google Images suggère pour chacune des phrases; et les miroirs noirs de Yann Sérandour.


Parmi les stands mono-artistes, celui de Mehdi Chouakri (C05) consacré à Mathieu Mercier est sans doute le plus réussi. Ne pas manquer l’espace dédié à la gagnante des Audi Talents Awards (C32), la jeune et prometteuse Emilie Pitoiset, dont les installations et les vidéos toujours un peu énigmatiques évoquent et détournent des fantômes chorégraphiques, Merce Cunningham ou Oskar Schlemmer.

Et voilà une petite sculpture (de Raphaël Zarka chez Michel Rein, C18) qui m’a bluffé : cette petite architecture en bois précieux est en fait la reconstruction par l’artiste d’un  mobilier qui apparaît dans le tableau  « La damnation de l’âme de l’avare de Citerna » que le Siennois Sassetta peignit en 1417 : la perspective y est encore hésitante et Zarka la redresse, il passe de deux à trois dimensions, donne volume et lignes à un objet d’appoint peint sans grande rigueur. C’est un travail de révélation, de reconstruction, un retour à des formes essentielles, historiques (ses détours vers les skate-boards ne m’avaient guère passionné, pour être franc); on peut en voir d’autres au Grand Café à Saint-Nazaire, jusqu’au 31 décembre, dont le lit de cet extraordinaire tableau de Masolino, encore visible à Jacquemart-André.


Historiques aussi, de superbes pièces de Michal Rovner à la Pace Gallery (C22).


Ces crucifix bisexués en argile de Didier Trenet sont discrètement montrés chez Claudine Papillon (C43).

De retour dans les étages, Laurent Godin (H22) expose deux sculptures poussiéreuses et ruinées de Peter Buggenhout.


A la galerie Wentrup (H13), le genre de photographie expérimentale qui me fascine par son audace et sa beauté pure : Timm Ulrichs agrandit et présente dans une lightbox des amorces de film en couleur (de lui et de Silvio Wolf, qui est le premier ?).

Florian Pugnaire et David Raffini détruisent un cube de métal chez Torri (G12), les OVNIs de Julien Nédélec partent comme des petits pains chez ACDC (G07), on a envie d’embrasser les moulages de la bouche de feu(e) Alina Szapocznikow dans l’arrière-salle de Loevenbruck (F04) et le chroniqueur, épuisé, rentre chez lui; il écrira sur le Prix Duchamp demain.

Photos de l’auteur. Les reproductions des oeuvres des artistes : Taysir Batniji, Claire Fontaine, Mathieu Mercier, Michal Rovner, Didier Trenet et Timm Ulrichs qui sont représentés par l’ADAGP, ont été ôtées du blog au bout d’un mois.

 

Slick

Donc commençons le marathon de cette semaine de foires par Slick, première ouverte, entre Palais de Tokyo (avec l’exposition trompe-l’œil Armleder en chant du cygne du Directeur partant) et MAMVP (où la scénographie des vidéos de Ryan Trecartin et Lizzie Fitch est bluffante, mais les vidéos, elles, composent un univers sans grand intérêt). Comme toujours dans ces visites de foires et salons, c’est une pièce ici et une là qui attirent l’œil, sans trop prétendre à une vue d’ensemble.

Ce qui est bien à Slick, ce sont les projets spéciaux quand ils se démarquent d’un simple stand de galerie pour présenter une pièce unique, spéciale, géante (et non pas quand ils alignent simplement de petits formats de 23 artistes femmes (bof !), des skate-boards décorés par Hirst, Koons ou Longo, ou même trois photographies de Boris Mikhailov, très belles mais plus adaptées à des cimaises classiques qu’à ce concept de projet). Au contraire, trois des projets se font remarquer par leur démesure, leur folie, leur caractère hors-norme, leur ambition. Jean Denant a inscrit dans un panneau de placo-plâtre à coup de marteau un planisphère, qu’il nomme mappemonde : le corps de l’artiste a inscrit là une trace violente à sa mesure, laissant vierges et lisses les océans à la surface du panneau et creusant violemment les terres émergées. Au sol les gravats blancs, vestiges de sa lutte avec la matière (galerie Leonardo Agosti).

Le travail de RERO, tant sur le stand de la galerie Backslash que dans l’espace du projet, participe de la même inscription dans une surface plane, en creux pour WYSIWYG, où les briques du mur apparaissent au fond des trous, en peinture pour Page not Found au dessus d’un amas de livres déchiquetés, éparpillés dans une mousse pourrissante. L’artiste inscrit ces messages d’impuissance informatique (Error 404) aussi sur des livres morts, enfermés dans un sarcophage de résine : constat désespérant entre la fin de la culture papier et l’impossibilité de maîtriser la culture numérique ?  J’ai pensé à l’encyclopédie Treccani sottolio de Benedetto Marcucci, autre cénotaphe d’une culture en voie de disparition.

Le troisième projet qui m’a séduit est l’immense installation en bois (et encore incomplète ici) de François Mazabraud présentée par la toute jeune galerie de Roussan : circulation de l’argent sale entre paradis fiscaux (Suisse et Belize) en passant par la Sicile.

Sur les stands proprement dits, juste devant l’entrée, quatre cadres recouverts d’une mousseline noire : on pense aux daguerréotypes présentés derrière un voile noir pour le protéger. Mais ici on ne peut lever le voile, qui est moiré et légèrement transparent ; on devine derrière des formes, science-fiction ou Renaissance, des corps sans doute, ou des astres, brodés sur un fin grillage. C’est un travail de cache et de mystère de Ferdinand Ahm Krag sur le stand de la galerie danoise IMO / New Galerie.
Notons encore le saoudien Ahmed Mater à la galerie Inception, deux envoûtantes photographies noires de la cathédrale de Cologne par Rémy Marlot sur le stand de Gourvennec Ogor, le stand de l’Association des conservateurs de collections d’entreprise, les photographies belles et dures de Rasha Kahil, nue chez les autres, à la galerie The Running Horse, et, à la galerie Polka, les photographies de théâtres abandonnés aux Etats-Unis par Yves Marchand et Romain Meffre : splendides salles de théâtre laissées à l’abandon, témoins elles aussi d’une culture qui disparaît. Celui-ci, à Long Island University, restauré, est devenu une salle de basket-ball.

Voilà, une première mise en jambe pour le reste de la semaine.

Photos de l’auteur, excepté la dernière (Yves Marchand & Romain Meffre. Paramount Theater, Brooklyn, NY, 2008 © Polka Galerie).

 

Diane Arbus au Jeu de Paume

Il me semble que les musées anglais ont souvent une approche pédagogique beaucoup plus développée que leurs homologues français, non seulement par l’importance des cartels, notices explicatives, dépliants en tout genre, mais aussi parce que la visite y est guidée, orientée, prédéfinie (ainsi sur un cartel : « si vous regardez maintenant derrière vous à gauche, vous verrez une toile de X où les motifs ceci et cela ont des similitudes formelles avec ceux du tableau de Y qui est devant vous »). On peut trouver cela excellent, éducatif, formateur, ou on peut au contraire revendiquer un peu plus de liberté, d’autonomie du regard : question de culture, de familiarité avec les œuvres, de rigueur ou de fantaisie.

C’est dans ce sens que l’exposition sur Diane Arbus au Jeu de Paume (jusqu’au 5 février) est révélatrice : aucun texte dans les salles, si ce n’est l’identification des œuvres, pas de logique apparente dans le parcours sinon une vague chronologie pas toujours respectée (à l’exception, étrangement, d’une seule salle thématique dédiée à ses photographies d’handicapés mentaux en 1970/711, peu avant son suicide ; mais d’autres photos des mêmes se trouvent disséminées ailleurs). C’est un contraste complet avec l’exposition au Victoria & Albert il y a six ans, infiniment plus structurée, organisée, directive.
Certes la première salle au Jeu de Paume est iconique, avec certaines de ses photographies les plus connues : des triplés, des handicapés mentaux, un ‘all-american boy’, un travesti, deux nudistes, une ‘socialite’, et (ci-dessus) elle-même nue et enceinte dans le miroir d’une porte de guingois (une de ses toutes premières photographies, en 1945).

Ensuite, on erre, on regarde, on jouit des images, on tente de faire des liens, on revient sur ses pas, on s’intéresse au tirage (au début, deux ou trois photographies de Coney Island de 1960 avec un grain différent, brumeux, imprécis), on retrouve des images bien connues et on en découvre d’autres qu’on ignorait. Cette exposition est l’occasion d’aller au-delà de ces images très connues, de sortir un peu du discours habituel sur Diane Arbus. Il est seulement dommage que ‘The Estate of Diane Arbus’ n’autorise la reproduction que d’un petit nombre d’images déjà très connues de tous, au lieu d’encourager d’autres découvertes. Les images que j’ai voulu montrer ici ne sont donc pas autorisées par The Estate et donc pas fournies par le Jeu de Paume, mais ont été récupérées, parfois non sans mal, sur Internet.
Ainsi (ci-dessus) ce portrait de Marcel Duchamp au regard pénétrant avec sa femme Alexina blottie contre lui, en 1965, en contre-jour et en contre-plongée, nimbé d’une étrange aura. En face (ci-contre) le portrait de Helene Weigel, la veuve de Brecht, fait à Berlin Est en 1971, est d’une dureté quelque peu effrayante, avec ce visage fermé émergeant du noir profond et ce regard intense. Une autre (dont je n’ai pas trouvé de reproduction) montre Susan Sontag à 32 ans, assise sur son lit, une jambe repliée sous elle, fumant une cigarette, fixant l’objectif entre deux montants de porte flous.
De son reportage en 1968 sur un médecin rural et ses patients dans le très pauvre Beaufort County en Caroline du Sud, Diane Arbus rapporte ce tableau social, Mère et enfant, dans un fouillis indescriptible et très sombre : même les peaux sont grises, et les rares taches plus claires (le bébé, le linge sur la chaise, les conserves sur la table) n’apportent qu’une lumière trouble et triste.

Enfin, ce portrait étonnant de Viva, actrice de Warhol (la première à avoir fait l’amour dans un film, parait-il), nommée
seulement Superstar, aux yeux renversés, droguée, endormie ou au septième ciel, avec la touche érotique de la pilosité de ses aisselles.

Les deux dernières salles de l’exposition sont, au contraire dédiées à la documentation, parfois inédite (je me suis ainsi plongé dans sa correspondance avec la BNF sur les longues tractations pour l’achat d’une vingtaine de ses photographies). Elles sont très riches. Je garde aussi en mémoire l’exposition par Pierre Leguillon des magazines dans lesquels des photos de Diane Arbus avaient été publiées, et qu’il avait montrés chez Kadist, contournant ainsi l’interdiction faite par The Estate et mettant magnifiquement ces images dans leur contexte de publication initiale.

 

 

 

Le corps de Yayoi et l’infini

À l’entrée de l’exposition consacrée à Yayoi Kusama au Centre Pompidou (jusqu’au 9 janvier), une photographie murale en noir et blanc annonce l’exposition. Devant un mur peint qui semble alvéolé tant le réseau de traces ponctuées y est dense, l’artiste, vêtue d’une robe parsemée de petits motifs, étreint une statue (Macaroni Girl, 1963) qui semble couverte de dentelle ajourée (ce sont en fait des pâtes ‘ruote’ en forme de roue à moyeux) ; les trois fonds, mur, robe et sculpture, se confondent. Le ‘punctum’ vient d’un accroc dans le bas résille de Kusama, un peu de chair qu’on aperçoit par accident délibéré, un dévoilement du corps très maîtrisé. C’est sans doute une des choses qui m’a le plus frappé dans cette remarquable exposition, la manière dont l’artiste s’expose, se met en avant, en danger, tout en restant en retrait. Les petites vidéos orgiaques montrées ici célèbrent la liberté des corps dénudés en public, la libération sexuelle inséparable de la contestation politique en ces années de guerre du Viet-Nam : ces happenings ont lieu à Wall Street, dans le métro new-yorkais, devant des églises, au pied de la Statue de la Liberté (ci-contre Anatomic explosion, Anti-war happening sur le pont de Brooklyn, NYC, 1968) , on y brûle des petites culottes, on y perturbe une émission de télévision, on y joue Bonnie & Clyde, les corps se mêlent et s’emmêlent, et la maîtresse de cérémonie, imperturbable, le regard dur, peint des pois sur les corps nus des participants, sans ciller. Il y a là une énergie folle, anarchique, provocatrice que notre époque puritaine semble avoir oubliée.

Kusama publie aussi la revue Orgy : Nudity, Love, Sex & Beauty (un numéro en est en vente à la librairie du Centre, tous les nostalgiques du Flower Power se précipiteront pour l’acheter; extrait ci-contre).

C’est là la fin des années new-yorkaises de Kusama ; arrivée en 1958, après avoir constaté son impossibilité à évoluer dans la société japonaise, elle y reste 15 ans. Elle s’y dépouille du surréalisme à la Desmond Morris de ses premières toiles japonaises, marquées par la survie post-Hiroshima : terre brûlée, formes organiques monstrueuses (ci-contre Earth of Accumulation, 1950, huile et émail sur un sac de graines). L’inscription au mur du musée dit ‘Japon 1929-1957’, au lieu de 1949-1957 : comme si Kusama était artiste dès sa naissance… Une des toiles de 1950, dont je ne trouve pas de reproduction, ‘Accumulation de cadavres (prisonnier encerclé par le rideau de la dépersonnalisation)’, montre au fond d’un tournis de formes sombres, un puits de lumière comme une ascension vers l’empyrée mais ce sont deux arbres calcinés qui se détachent dans cette clarté.

La salle suivante est extraordinairement belle et paisible, traduisant peut-être sa sérénité temporaire au début de sa vie new-yorkaise : ses Infinity Nets, blancs et gris, sans cadre (l’un aurait fait plus de 10 mètres) sans limites, sont la trace de son corps à corps avec la peinture, de son geste pictural (intéressant texte de Laura Hoptman dans le catalogue à ce sujet). Ils sont comme une peau plissée, figée sur laquelle elle écrirait des zéros sans fin, des ∞ justement (il faut ensuite aller voir Dotremont quatre étages plus haut, une autre vibration de blanc et de noir, un autre chercheur d’infini). C’est, pour moi, la plus belle partie de l’exposition.

Ensuite, la couleur s’installe, puis les accumulations, d’abord de signes, comme ces billets (Untitled, 1962-63, détail ci-dessus) de Won Hollar, The Untied Skates of Arnica, signés de Zilch et Nutt, puis de sculptures, objets ordinaires (échelle, chaise, canapé, fauteuil (Accumulation n°1, 1962, ci-dessous), étagère, mannequin, robe, valise, chaussures) hérissés de phallus blancs mous, débandant, pendouillant, informes, déréalisant le sexe, pourchassant l’obsession qui la dévore, écrin de son corps absent. Au sol, des ‘macaroni’ (et aussi, pour être précis, des coquillettes, des ruote et des insalatonde) comme une féminité piétinée. C’est l’époque de l’auto-oblitération où elle tente de conjurer sa pulsion d’autodestruction.

Le retour à Tokyo en 1973 est tragique : couleurs sombres, tentative de suicide, hospitalisation. Elle passe alors aux grandes installations spectaculaires : nuages au sol, forêts d’excroissances phalliques rouges et noires, mollesse tactile et montage obsessionnel (ci-contre The Moment of Regeneration, 2004). On passe ensuite par ses fameuses salles à immersion sensorielle où on perd tout repère, reflété à l’infini, immergé dans ses motifs. La première salle, aux murs couverts de miroirs, est emplie de formes géantes couvertes de points blancs sur fond rouge (Dots Obsession, Infinity Mirrored Room, 1998). Cette obsession, cette prolifération, telle une géante et monstrueuse amanite phalloïde envahissant tout, pourraient induire un malaise, une gêne. J’ai, au contraire, ressenti là une sensation d’intimité, de chaleur vivante, de pulsion amniotique, de battements du coeur maternel.

La seconde salle est aussi entièrement couverte de miroirs, murs, sol et plafond. Il y fait sombre, la seule lumière provient d’innombrables lucioles dont la couleur change constamment. En traversant la pièce, sans claustrophobie, on a un peu la sensation d’arriver dans un paradis perdu; mieux vaut y rester longtemps, entrer en résonance avec l’oeuvre, c’est une expérience magique (Infinity Mirror Room (Filled with the Brillance of Life), 2011). C’est certes un peu spectaculaire, mais c’est le corps des spectateurs qui, ici se met en jeu et se mesure à l’infini, après le corps de l’artiste.

Photos 1, 2, 9 & 10 de l’auteur.
Photo 8 courtoisie du Centre Pompidou (The Moment of Regeneration, 2004.  55 pièces. Tissu cousu, uréthane, bis, peinture. Dimensions variables. Courtesy Victoria Miro Gallery, Londres. Ph. prise au National Museum of Modern Art,Tokyo. Photo: Keizo Kioku.)