Sommaire janvier 2020 (et quelques livres)

11 billets ce mois-ci

2 janvier : Les morts de Christian Boltanski
3 janvier : Greco, peintre d’ailleurs
6 janvier : La photographie utile ? (Oriol Maspons)
9 janvier : Potential History. Unlearning Imperialism (Ariella Aïsha Azoulay) 1/2
10 janvier : Potential History. Unlearning Imperialism (Ariella Aïsha Azoulay) 2/2
15 janvier : Hans Hartung, entre rigueur mathématique et élan impulsif
21 janvier : Daniela Ortiz, femme du Sud, provocatrice et engagée
22 janvier : Ville et photo, de la modernité poétique à la surveillance et la destruction
23 janvier : Takis : faire voir l’invisible
30 janvier : Le temps, la liberté et la création (Manon de Boer)
31 janvier : Montrer l’art

en espagnol

Livres reçus (hors catalogues d’exposition critiquées)

Mâkhi Xenakis, Les folles d’enfer de la Salpêtrière, Actes Sud, 2004 / 2020 : ayant créé en 2004 des sculptures pour la Chapelle Saint-Louis de l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière (qui seront bientôt à Issoudun), Mâkhi Xenakis (auteur par ailleurs d’un beau livre sur sa relation avec Louise Bourgeois) a exploré les archives de l’hôpital, et, dans un texte poétique hâché, ni ponctué, ni structuré, mais jeté sur la page, crié à voix haute, hurlé, pleuré (et en interligne de quatre), a exhumé l’histoire des femmes enfermées là, folles, indigentes, malades, prostituées, des rafles de 1657 jusqu’à Charcot. Réédition avec de nouvelles images du livre de 2004; voir aussi cette vidéo.

Unhinged. On Jitterbugs, Melancholics and Mad-Doctors, Hannibal, 2019. Ce recueil accompagne une exposition (jusqu’à fin 2020) du Musée du Dr. Guislain à Gand, musée auquel j’avais consacré un billet il y a bientôt six ans. C’est un livre sur la folie, et surtout sur ses frontières. Cinq essais sur l’architecture psychiatrique, sur l’histoire de la psychiatrie, sur l’imagination et la créativité, sur les classifications et dénominations psychiatriques, et sur le pouvoir et le langage. Mais surtout une très riche iconographie, tant des reportages sur la psychiatrie elle-même (Claudio Cricca, Karin Borghouts, Viviane Joakim, David Horvitz, Hugo Minnen, Gianni Berengo Gardin et de nombreux documents) que des oeuvres d’art brut (le patient Denmark qui réalise des empreintes de son front à l’encre, Oswald Tschirtner, August Walla, Johann Fischer, Madge Gill), mais aussi Roger Ballen. Comment traduire « unhinged » ? Dégondé ?

Ivo Andric, Conversation with Goya, (1935), Dereta, 2014 (en serbe et en anglais, traduction Celia Hawkesworth). Le Prix Nobel de littérature (1892-1975) conte sa rencontre un soir dans un café des faubourgs de Bordeaux (où Goya mourut en 1828) avec un vieil homme sourd, aux mains comme des rochers, qui lui parle d’art, de beauté, de théâtre, de portraits, du noir, puis qui disparaît. Andric note ses paroles : « Un artiste est un suspect, un homme masqué dans la pénombre, un voyageur avec un faux passeport »; « Il y a entre un artiste et la société la même distance qu’entre Dieu et le monde »; « J’ai tout appris de ma tante Annunciata dans ma ville natale Fuente de Todos qui, enseignant le tissage à sa fille, lui répétait « plus serré, encore plus serré, comprime davantage » et c’est ce que j’ai toujours fait dans ma peinture ». Andric aussi, dans ses livres. Dans le même volume, Bridges et une sélection de Signes au bord du chemin.

Montrer l’art

Vue d’exposition, chaises Tripolina de Franco Albani, ph. Maria Isabel Roque

en espagnol

Le cinquantenaire du Musée Gulbenkian (décidé en 1956, mais qui ouvrit seulement en 1969) est l’occasion d’une intéressante exposition sur comment montrer l’art (jusqu’au 2 mars). Dans le catalogue, la directrice du Musée, Penelope Curtis, décrit la conception et la lente construction et installation du musée, sous la direction principale de Maria José de Mendonça, (une des rares femmes, je crois, à avoir alors conçu un musée quasiment de A à Z) avec entre autres comme conseillers Georges-Henri Rivière et Franco Albini. Deux idées à la base de ce musée : un cheminement aisé, et une ouverture sur l’extérieur, sur le parc. Mais, comme le note Curtis, c’est en effet un musée de style « années 50 » plutôt que 60, et l’exposition le montre bien. On y retrouve certes Franco Albini avec Franca Helg (et leurs chaises Tripolina pour la contemplation des oeuvres, ci-dessus), et aussi Carlo Scarpa, avec leur préconisation de considérer les oeuvres d’art comme des objets et de les détacher des murs, en les présentant sur des chevalets, pour leur conférer une certaine matérialité.

Alison & Peter Smithson, Painting & Sculpture of a Decade 54-64 exhibition, Tate Gallery, London, 1964, exhibition plan, fig.67, p.136 du catalogue

Mais surtout l’exposition (et la seconde moitié du catalogue, sous l’égide de Dirk van den Heuvel du Het Nieuwe Instituut) présente trois autres conceptions muséales très différentes, des années 60 justement. La plus radicalement opposée au design du musée Gulbenkian est celle du couple Alison et Peter Smithson à la (vieille) Tate en 1964 pour l’exposition Painting & Sculpture of a Decade 54-64 : un labyrinthe complexe, des oeuvres à touche-touche sur des cloisons blanches anguleuses cachant les murs du bâtiment, un plafond bas, une lumière 100% artificielle, aucun recul devant les tableaux.

Vue d’exposition, Aldo van Eyck, ph. de l’auteur

Le second schéma muséal montré ici est celui d’Aldo van Eyck : d’abord la présentation quasiment à même le sol (avec, à Liège, du charbon, et ici du liège brûlé, une touche locale) des oeuvres (avec deux expositions COBRA en 1949 et 1951; ici avec des têtes de Hein Semke); mais surtout le pavillon Sonsbeek à Arnhem en 1966 (reconstitué là), aux murs en parpaings, avec des ruelles, des niches, des placettes, comme un urbanisme de quartier, et les sculptures sur des socles de parpaings (d’autres servant de sièges). Cette architecture radicale est reconstituée ici, partiellement à l’extérieur avec un petit pavillon ouvert, et à l’intérieur avec ce demi-cercle hébergeant ces quatre sculptures d’Alberto Carneiro, Etienne Hajdu, Vasco da Conceiçao et Aureliano Lima, et c’est impressionnant. Enfin, le schéma muséal le plus radical, le plus révolutionnaire, celui qui révulsa les conservateurs et bouleversa le mode de présentation des oeuvres, rarement repris depuis et même mis entre parenthèses pendant vingt ans en son lieu même, est le schéma de Lina Bo Bardi au MASP : il permet un autre regard, un autre parcours et encourage la dérive (au sens situationniste) au milieu des oeuvres sur leurs chevalets transparents; la présentation ici d’une vingtaine d’oeuvres sur le même schéma est éloquente. J’ai déjà dit mon admiration. Quatre manières différentes de concevoir la présentation des oeuvres d’art : une exposition didactique de muséographie, mais aussi un questionnement sur notre rapport à l’art, et à l’institution (lequel aurait toutefois pu être exposé ici de manière plus critique, plus politique).

Deux critiques intéressantes, en anglais et en portugais (blog de Maria Isabel Roque, avec beaucoup de photos, dont celle en haut).

Le temps, la liberté et la création (Manon de Boer)

Manon de Boer, Caco, Joao, Mava and Rebecca, vidéo, 2019, 49′

en espagnol

en portugais

Il y a des objets, qui s’empilent, se combinent, donnent des formes plus complexes et des équilibres précaires (et on apprend plus tard que c’est le fils de l’artiste qui les a ainsi assemblés). Il y a des sons, des bruits, de la musique, des instruments à vent et des tambours, trois jeunes musiciens qui, sans répit, jouent de l’un ou de l’autre, s’amusent, expérimentent, suivant les règles de la musique mais aussi en explorant les limites (et on découvre ensuite que c’est au bout de la terre ou presque, à Saint-Ives). Il y a (ci-dessus) des corps adolescents qui bougent et dansent, ensemble mais solitaires, concentrés et  tendus, régulés et libres à la fois (et on comprend ensuite que c’est à Gulbenkian même). Et s’il n’y avait que cela, on apprécierait déjà le travail de Manon de Boer, sa capacité à filmer des adolescents, à les laisser s’exprimer et à tenter de saisir comment s’exprime leur créativité, leur rapport à la musique et au mouvement : aller de rien à quelque chose à autre chose.

Manon de Boer, Oumi, vidéo, 2019, 15′

Mais c’est le quatrième film de cette exposition à Gulbenkian (jusqu’au 13 avril) qui en est la clef de voute, la synthèse de ce travail, son apex. Oumi n’est pas danseuse, mais elle en a la grâce et la légereté; Oumi n’est pas musicienne, mais elle joue avec les objets pour en tirer des sons syncopés, des bruits rythmés; Oumi assemble des objets, joue et jongle avec eux. Oumi improvise, mais, contrairement aux trois musiciens et aux quatre danseurs, elle est la maîtresse du temps, elle le suspend et l’étire avec langueur, elle n’a ni contrainte, ni obligation, ni agenda, et Manon de Boer s’y plie et laisse faire. On n’est plus dans une performance filmée, même si c’était en toute liberté, on est dans une nonchalance qui daigne s’offrir à la caméra avec, négligemment, une pointe d’ironie. Et c’est très beau, cette combinaison de création et de liberté.

Takis : faire voir l’invisible

Takis, Champs magnétiques, 1969, Guggenheim NYC; au fond Oedipe et Antigone (fer, 1953) & Figure de bronze (1954-55), coll. Tate

en espagnol

Je comprends fort bien qu’il y a cinquante ans on ait pu être fasciné par les oeuvres magnétiques de Takis, par cette domestication poétique des forces naturelles, par cette visibilité ainsi conférée à des énergies invisibles, par cette magie suspensive vitalisant l’espace. Duchamp le décrivait comme le « gai laboureur des champs magnétiques, l’indicateur des chemins de fer doux. » Le spectateur d’aujourd’hui, sans doute plus familier des choses scientifiques, est moins aisément émerveillé. Dans cette exposition au MACBA (jusqu’au 19 avril), on goûte la poésie subtile des installations vibrantes, on se laisse bercer par ce son qui semble venir des étoiles, mais on se sent un peu blasé (hélas), on s’ennuie un peu, et l’expérience tient plus de la revisite historique que de la découverte éblouissante.

Takis, Standing Woman with Horns (bronze), Sphynx & Jocaste (fer), 1954

J’ai par contre découvert avec intérêt ses sculptures les plus anciennes, comme des idoles proto-historiques : l’exposition (qui vient de Londres) ira ensuite au Musée d’Art des Cyclades à Athènes, où la résonance de ces sculptures avec les statues primitives et dépouillées des Cyclades de la collection Goulandris devrait être intéressante.

Takis, Signaux lumineux, 1990, La Défense

Au-delà de ses sculptures, ce qui m’a beaucoup intéressé, c’est la réflexion politique de Takis. Non point tant son action au MoMA en 1969, d’abord motivée par la décision de Pontus Hulten de montrer seulement une de ses petites sculptures anciennes dans une exposition, mais ensuite amplifiée en un mouvement de contestation de l’institution et du marché de l’art avec la création de l’Art Workers’ Coalition. Mais surtout son soutien à l’entreprise du flamboyant Jeremy Fry qui, en 1968, fabriqua industriellement des oeuvres de Takis (Signals) en nombre illimité, les vendant pour £10 à £20 (au lieu de plusieurs milliers de livres pour les « originaux ») : nier l’originalité, l’unicité de l’oeuvre d’art, aller contre le marché et la spéculation, encourager la diffusion populaire (au risque de l’aspect décoratif du multiple).

Charlotte Posenenske, Monotonie ist schön, 1968, film, 14’22 »

Cette rébellion contre le marché trouve un écho deux étages plus haut au MACBA dans l’exposition de Charlotte Posenenske (jusqu’au 8 mars). Ses pièces sont d’un minimalisme ascétique, d’une sécheresse radicale : ci-dessus une image de son film « La monotonie est belle » où, pendant 15 minutes, elle filme la chaussée et le bord de la route lors d’un voyage en voiture. Mais l’intéressant est que, début 1968 (lettre du 11 février, publiée en mai), elle décide de ne plus travailler comme artiste, de ne plus produire d’art, de ne plus montrer et vendre ses pièces.  Elle écrit alors que l’art est une marchandise, que les consommateurs (et non pas collectionneurs) peuvent agencer ses pièces à leur guise, et qu’elle a « du mal à assumer que l’art ne peut contribuer à résoudre les problèmes sociaux » : une impasse créative. Suffisamment riche, elle n’a pas besoin de vendre pour vivre. Elle quitte alors son mari Paul, architecte qui l’avait inspirée et accompagnée, pour vivre avec Burkhard Brunn, alors professeur de latin, avec qui elle entame des études de sociologie qui les méneront à une thèse de doctorat en commun en 1979 sur le taylorisme. Après sa mort en 1985, Brunn autorise des reproductions de ses oeuvres, qui doivent en fait être considérées comme des oeuvres originales, les « originaux » n’étant que des prototypes, en principe vendus au coût de production.

Photos 1, 2 & 4 de l’auteur.

Ville et photo, de la modernité poétique à la surveillance et la destruction

Mathieu Pernot, Mantes-la-Jolie, 1er juillet 2001, 107x132cm, Centre Pompidou

en espagnol

C’est une exposition où la grande majorité des oeuvres vient du Centre Pompidou, mais vous ne la verrez pas en France (et il n’y a même pas de catalogue en français) : collaboration entre Pompidou (avec les oeuvres d’une soixantaine de photographes)  et la Caixa (avec une vingtaine de photographes espagnols, quasiment tous catalans), cette exposition ne sera montrée que dans les sites de la CaixaForum (à Barcelone jusqu’au 8 mars, puis à Madrid et à Saragosse). Son sujet est la représentation photographique (et, un peu, filmique) de la ville, un sujet plutôt académique, bien traité ici, sans surprise, en suivant une analyse socio-économique et culturelle de qualité, en une dizaine de chapitres.

Brassaï, Clocharde, Quai des Tuileries, 1930-32, 23.4×17.7cm, Centre Pompidou

Dans les années 20, la ville, verticale, est un symbole de modernité et de progrès, et des artistes comme Moholy-Nagy ou Paul Strand (dont le film Manhatta ouvre l’exposition) sont les chantres de cette modernité poétique. Mais en même temps, des artistes montrent les marginaux, les prolétaires, les laissés-pour-compte : Moholy-Nagy aussi avec son film sur les Gitans de Berlin, Brassaï avec ses chiffonniers et ses clochardes, ou (découverte pour moi) l’Autrichienne juive Margaret Michaelis établie à Barcelone pendant la guerre civile.

Anonyme, Enterrement de Buenaventura Durruti, 23 novembre 1936, vue d’expo (ph. de l’auteur)

Le troisième chapitre est d’ailleurs dédié à cette période : pour la première fois, la photographie devient une arme militante au service d’une cause (pendant la Révolution bolchevique, c’est plutôt le cinéma qui avait ce rôle). Il y a là tant les étrangers de passage (Cartier-Bresson, Brassaï, Eli Lotar) que les photographes espagnols militants comme Gabriel Casas, Pérez de Rosas, Agusti Centelles et bien d’autres. Cette section montre aussi l’utilisation de la photographie dans des journaux, français ou espagnols, les affiches, les tracts. Citons d’ailleurs l’exposition aux Archives Photographiques (jusqu’au 16 mars) sur la photographie au sein du mouvement anarchiste FAI/CNT au même moment.

Peter Emanuel Goldman, Pestilent City, 1965, film 16mm, Centre Pompidou, capture d’écran

Après un chapitre assez convenu sur la photographie humaniste après la guerre (Family of Man, Doisneau, Boubat, Izis), on en vient à des discours plus critiques sur la ville : Diane Arbus ou Lisette Model montrent la dégradation de la condition des plus défavorisés, cependant que Peter Emmanuel Goldman, dans son film Pestilent City, présente le revers nauséabond du rêve américain.

Manel Armengol, Manifestation pour les libertés (liberté, amnistie, Statut d’Autonomie), Barcelone, 1er février 1976,  coll. de l’artiste

Ceci mène tout naturellement à la révolte, au soulèvement, avec Mai 68 (Marc Riboud, Gilles Caron, Bruno Barbey), mais aussi Budapest en 1956 (Erich Lessing), l’Iran (Gilles Peress), Jérusalem (Micha Bar-Am) et les révoltes espagnoles à la fin du franquisme (Manel Armengol, Tino Calabuig) et, un peu plus tard, d’Esteve Luceron, les images d’un campement gitan voué à la destruction.

Valérie Jouve, Le Grand Littoral, 2003, film 35mm, Centre Pompidou, capture d’écran

Après un chapitre un peu confus sur la mise en scène de la ville (avec diCorcia, par exemple), vient une excellente section sur la ville horizontale : Mathieu Pernot montre la destruction des immeubles verticaux construits cinquante ans plus tôt (en haut), et Valérie Jouve, dans son film Grand Littoral, explore les espaces à côté, les non-lieux, les marges : terrains vagues, friches, sentiers informes, qui, au pied des barres d’immeubles, à côté des centres commerciaux, entre les routes à quatre voies, deviennent des lieux de vie, de joie, de rencontres pour les habitants sortis de leurs HLMs, qui se réapproprient ces espaces, y marchent, y jouent, s’y reposent ou s’y détendent. Une horizontalité militante et rebelle.

Mishka Henner, Palais Noordeinde, La Haye, 2011, 80x90cm, Centre Pompidou

Enfin, après des artistes qui réagissent avec/contre la ville (Paul Graham, Douglas Huebler), l’exposition se termine sur la ville globale et virtuelle, celle des circuits de surveillance et de Google (Mishka Henner et les vues aériennes floutées de Google Earth). Ainsi sont nos villes d’aujourd’hui, ainsi est la vision photographique de nos villes.

Daniela Ortiz, femme du Sud, provocatrice et engagée

Daniela Ortiz, Caste Paintings, 2019

en espagnol

Manuel d’Amat i de Junyent, marquis de Castelbell, fut Vice-Roi du Pérou entre 1761 et 1776, et, à ce titre, le principal responsable du pillage de l’Amérique espagnole; de retour à Barcelone, il s’y fit construire un palais, mais mourut peu après en 1782, et le palais, occupé par sa veuve, fut dès lors connu sous le nom de Palais de la Vice-Reine, en catalan Palau de la Virreina. S’y trouve aujourd’hui le Centre de la Imatge, qui organise des expositions sur la photographie; une seule des salles du palais, somptueuse, a conservé sa décoration originale, sculptures, fresques et un portrait du Vice-Roi (de Pedro José Diaz, 1773). Cette salle-là est la clef de voûte de l’exposition de l’artiste péruvienne Daniela Ortiz, au titre sonnant comme une malédiction : « Cette terre, ayant engendré des colonisateurs, ne sera jamais fertile » (jusqu’au 16 février). Elle a en effet ajouté à l’ornementation déjà chargée de cette salle, seize tableaux de castes, non point seize nuances raciales, mais seize groupes d’hommes et femmes blancs portant, encore aujourd’hui, un regard colonialiste sur la réalité de l’Amérique latine (ou, plutôt, d’Abya Yala) : militaires et policiers blancs, entrepreneurs bourgeois blancs, écologistes blancs, anarchistes blancs, fascistes blancs, ouvriers blancs, missionnaires et volontaires blancs, gens de gauche blancs, indépendantistes blancs, juristes blancs, féministes blanches, intellectuels blancs, créoles blancs, assistantes sociales blanches, médecins et savants blancs, fonctionnaires blancs.

Daniela Ortiz, Caste Paintings, 2019, détail (Ecologistes blancs)

Pour chaque « caste », un petit tableau et quelques phrases critiques. A partir de cet ensemble, on peut rayonner dans les 31 projets présentés dans l’exposition en gardant en mémoire cette architecture pivot, cette dénonciation de la vision blanche, européenne, sur la colonisation. Dans le tableau ci-dessus, par exemple, Ortiz dénonce les écologistes blancs qui adorent le soja et le quinoa sans se préoccuper des ravages causés par leur culture.

Daniela Ortiz, Europe Will Kneel to Receive the Anti-Colonial Spirit, 2019, détail

D’autres pièces dénoncent l’agence Frontex, la fête nationale espagnole qui commémore la « découverte » et la conquête de l’Amérique (et Ortiz a fait plusieurs performances activistes ce jour-là), un alphabet pour enfants montre les mots de la colonialisation (plus bas, la lettre O, avec Tintin). Une série de vitraux se distance de la vision séculière, laïque de l’humanisme de gauche européen, pour mettre en avant la théologie de la libération (ci-dessus le prêtre et révolutionnaire Camilo Torres) et le travail de Paulo Freire, prenant en compte la dimension spirituelle de la lutte anti-coloniale.

Daniela Ortiz, Caste Paintings, 2019, détail (Féministes blanches)

Le petit tableau de caste sur les féministes blanches, ci-dessus, accuse les féministes espagnoles blanches et bourgeoises d’imposer leur vision du féminisme aux femmes migrantes et racisées, de défendre l’ordre colonial et de mépriser les femmes gitanes, indiennes ou palestiniennes pour leurs nombreux enfants. Dans la même veine, la première salle de l’exposition montre une interrogation du même type : en 2009, pour une exposition féministe à Ca la Dona, Daniela Ortiz proposa d’abord le slogan consensuel « Es de Puta Madre ser Mujer » (Putain, c’est bon d’être femme), qui fut retenu avec enthousiasme, figura sur le carton d’invitation et devait être peint sur le mur d’entrée; puis, malicieusement, révolutionnairement, elle changea le slogan peint en « Española, blanca y de clase media » (Espagnole, blanche et petite bourgeoise), ce qui, évidemment, causa un scandale dans cette association de femmes espagnoles, blanches et petites bourgeoises, certes adeptes sur le papier de l’intersectionnalité, mais sur le papier seulement. Mais, sous la pression d’Ortiz et d’autres artistes, le slogan fut finalement peint.

Daniela Ortiz, ABC of Racist Europe, 2017, détail

L’intérêt du travail assez brutal de Daniela Ortiz vient de cette dénonciation des hypocrisies de la bourgeoisie intellectuelle, féministe, de gauche en Espagne (même chose en France, non ?) au moyen de la provocation et de l’humour noir, grinçant. C’est une artiste engagée, qui fait voler en éclats humanisme et bons sentiments, et c’est revigorant.

Joan Fontcuberta, Llar, dolça llar (Home, Sweet Home), 1974, tirage 2019

En même temps dans la Virreina (aussi jusqu’au 16 février), il y a aussi un petit ensemble d’images de la photographe grecque Voula Papaioannou et une exposition sur un lieu d’expositions et de rencontres à Barcelone sous le franquisme (1959-75), Sala Aixela : avec surtout des photographes catalans, Oriol Maspons, Joan Fontcuberta (ci-dessus), Joan Colom, et les photos au microscope de Jorge Viñals, mais aussi Otto Steinert, Jean Dieuzaide et Marco Giacomelli.

Photos de l’auteur

Hans Hartung, entre rigueur mathématique et élan impulsif

Hans Hartung, T1987-E26 & T1987-H27, 1987, acrylique sur toile, chaque 300x500cm, Fond. Hartung Bergman

en espagnol

Il y a dix ans, le 16 octobre 2009, ouvrait au MAMVP une exposition titrée Deadline : les dernières oeuvres d’une douzaine d’artistes peu avant leur mort. Parmi eux, Hans Hartung, qui mourut le 7 décembre 1989, à 85 ans; l’exposition montrait sa dernière toile, peinte le 16 novembre 1989, et aussi toute sa production d’un seul jour, le 4 juin 1989, Hartung ayant réalisé au total 360 oeuvres en 1989. Une vidéo de cette même année, tournée par ses assistants (en partie pour répondre au soupçon que c’étaient eux qui peignaient à sa place), le montrait en fauteuil roulant, peignant à la sulfateuse, affaibli mais toujours avec la même rage de peindre; elle est reprise dans l’exposition actuelle (jusqu’au 1er mars), La fabrique du geste, toujours au MAMVP (trente ans après sa mort, quarante ans après une revisite de ses oeuvres d’avant-guerre seulement, cinquante ans après sa dernière grande rétrospective en France). En mémoire, peut-être faut-il commencer la visite de cette exposition par la dernière salle, une chapelle silencieuse où quatre immenses toiles de 1987 (ci-dessus) se font face, signe de sa course de vitesse contre le temps, contre la faucheuse qui approche : il faut peindre, vite, et beaucoup.

Hans Hartung, Leucate, ma cabane grise, 1927, huile sur panneau de bois, 29.3x46cm, Fond. Hartung Bergman

Cette exposition, avec 300 oeuvres (sur 15 000 au total) et beaucoup de documents (dont une lettre d’Antonin Artaud à M. Archtung le 25 avril 1947), couvre l’ensemble de l’oeuvre de Hartung dès ses débuts à Leipzig, Paris, Dresde. Après des tableaux assez kokoschkiens (Otto Dix lui écrit en 1927 « ce ne serait pas vous rendre service que de vous laisser étudier avec moi », tournure merveilleusement ambigüe), surgit soudain, en 1927, cette petite toile de sa cabane à Leucate (où, deux ans plus tard, il séduira Anna-Eva Bergman), très structurée, d’influence cubiste, qui marque une rupture, une conversion à la géométrie (et qui montre aussi son intérêt pour l’architecture, comme en témoigneront ses ateliers à Minorque, à Paris et à Antibes).

Hans Hartung, T1947-12, 1947, huile sur toile, 146x97cm, Fond. Gandur Genève

On pense souvent, en les regardant, que les toiles de Hartung sont des expressions rapides et brutales d’une impulsion créatrice violente, déchaînée. Or, même s’il l’a d’abord dissimulé, on sait que, jusqu’en 1960, il n’en est rien. Son ardeur créatrice se manifeste certes de manière primaire dans ses aquarelles, ses gouaches, ses dessins, mais ses tableaux de 1932 (année où la mort de son père provoque en lui une grave crise) jusqu’en 1960 sont, pour la plupart, des mises au carreau de ses dessins, des reproductions agrandies (celle ci-dessus est l’agrandissement de la toile T1947-11 et la reprise d’un dessin de 1940). Comme le dit Pierre Wat dans le catalogue : « Ce que le public et la critique prirent longtemps pour une peinture lyrique, de premier jet et d’élan intérieur, était en fait le fruit d’un jeu entre faire et défaire, entre produire et reproduire, qui irriguait toute sa démarche. » Hartung ne cesse de reproduire, de répéter, de refaire, sériellement. La série d’aquarelles abstraites (« des taches ») qu’il fait en 1922 est trop fragile ? Il en réalise des fac-similés en 1966, et expose ces fac-similés à côté des originaux dans son exposition de 1980, au même niveau. Quel est l’original ? La création s’exprime-t-elle davantage dans le premier jet ou dans les déclinaisons ultérieures ? La rigueur mathématique  (Hartung s’est aussi beaucoup intéressé à la section d’or et aux rapports entre esthétique et mathématique) de son travail de mise au carreau, longtemps tue, est la colonne vertébrale secrète de son travail pendant ces années.

Hans Hartung, T1986-E16, acrylique sur toiler (tyrolienne), 142x180cm, Fond. Hartung Bergman

Et puis, en 1960, tout change : comme l’écrit Pierre Wat : « l’idée de reproductibilité, cette capacité de l’oeuvre à se maintenir et se reconduire sans cesse, de support en support, habite désormais le coeur même de sa pratique picturale, abolissant ainsi la différence entre tableau et image ». Mais cette peinture gestuelle, cet action painting va se faire en expérimentant sans cesse de nouvelles manières de peindre, d’abord avec des « pinceaux » bien étranges : rouleaux de gravure, multipinceaux, serpettes, balais-brosses, branches de genêts et autres bricolages végétaux (mais ce sont là des secrets d’atelier, qui ne seront révélés que plus tard). Il s’agit ensuite de ne plus toucher la toile, mais d’y pulvériser la peinture : aérosol, spray, pistolet de carrossier, aspirateur inversé, tyrolienne à crépi (ci-dessus), sulfateuse de vigne ne sont pas seulement des prothèses pour un peintre invalide et malade, ni des outils simplement pour peindre plus vite, mais c’est aussi une manière de prendre ses distances, de s’éloigner, par contraste avec la période précédente, le nez sur la toile à reproduire minutieusement avec un petit pinceau les éléments transposés depuis une aquarelle ou un dessin. Hartung a délaissé la rigueur mathématique et est passé au geste, à l’action.

Vue d’exposition (répertoire d’outils de grattage)

De plus, autre geste, beaucoup de ces toiles sont grattées, lacérées, griffées; l’exposition comprend d’ailleurs des pages de son catalogue d’outils à griffer, Hartung étant resté un archiveur, un comptable et recenseur de sa propre oeuvre (avec d’ailleurs une archiviste attitrée, la Norvégienne Marie Aanderaa, à partir de 1957), et donc conservant tout, classant tout.

Hans Hartung, Collage photographie I & II, 1932

Son intérêt pour la reproductibilité et la non-unicité de l’oeuvre s’est aussi traduit un peu dans la gravure et beaucoup, bien sûr, dans la photographie. Il commença avec une boîte à cigares transformée en camera obscura, avant de passer à des appareils plus « sérieux ». Outre de nombreux portraits (dont celui de Maurice Allemand, reproduit ici il y a peu), il a fait beaucoup de recherches et d’expérimentations photographiques : photos abstractisantes de galets ou de branchages, photomontages, taches de peinture sur des plaques de verre, collage de bandes de papier peintes, griffures et striures sur les négatifs.

Hans Hartung, ST, 1940, gouache sur papier, 31.5×24.5cm, Fond. Hartung Bergman

Hartung a vécu des périodes historiques complexes qui l’ont marqué personnellement (convocation par la Gestapo, fuite d’Allemagne, prison en Espagne, invalidité); ses engagements par nécessité dans la Légion semblent avoir été moins dus à un patriotisme français anti-nazi qu’au risque d’internement qu’il courait en tant que ressortissant ennemi en 1939, puis, en 1943, à sa volonté de sortir des geôles franquistes. Mais, à une exception près (qu’il désavouera ensuite), aucune de ses oeuvres ne semble traduire la moindre prise de position politique, le moindre engagement dans le monde (même si la critique Madeleine Rousseau décrivit son art comme abstrait-réaliste, une réalité autre). Comme une dissociation complète de ses opinions et de son oeuvre (contrairement à la quasi-totalité des artistes de l’époque). L’exception, ce sont 80 Têtes de 1940, qui évoquent effroi et fureur, mais, dira-t-il ensuite, elles furent produites « pour faire plaisir à ses proches » dans un contexte où « tout lui était plus ou moins indifférent ». Dans cette excellente exposition, certes, elles détonnent, mais, après des salles et des salles de superbes toiles abstraites aux tons crépitants, on y revient néanmoins compulsivement, comme pour un ancrage dans le monde.

Potential History. Unlearning Imperialism (Ariella Aïsha Azoulay) 2/2

Walker Evans, Perfect Documents, African Art, The Metropolitan Museum of Art, 1935

en espagnol

Un autre aspect important du livre Potential History / Unlearning Imperialism d’Ariella Aïsha Azoulay (Verso, 2019) et de son exposition Errata à la Fondation Tapies à Barcelone (jusqu’au 12 janvier) concerne, outre la photographie (le 1er volet est ), l’art, les musées et les archives. Depuis le début, dit-elle, l’art a été un des terrains préférés de l’impérialisme (p.58) : non seulement les objets d’art ont été pillés, et les cultures ainsi dépouillées se sont appauvries, mais de plus la réduction d’objets polysémiques en oeuvres d’art, avec le droit de disséquer et d’étudier les mondes d’autres peuples comme une matière première (p.5), ont été des violences impériales qui ont bénéficié de la complicité des musées, des archives, des universités, éléments majeurs de la racialisation et de la destruction du monde (p.29). Les musées ne sont pas neutres et objectifs, ils sont (tout comme l’ICOM ou l’UNESCO) des agents du pouvoir impérial (p.64), et la violence des pratiques de collection, de classification, d’étude, de catalogage, d’indexation est une violence impériale. Azoulay donne en exemple (p.176)  la manière dont Carl Einstein dans son livre et Alfred Stieglitz dans sa galerie 291 ont tous deux, au même moment, dépouillé les masques africains de leurs fils de raphia, de leurs bouts de tissus, de leurs clous et leurs épingles pour les détacher de leur contexte d’origine et en faire de purs objets d’art, qu’ensuite Walker Evans (ci-dessus) et d’autres photographieront, présentant ces objets dépouillés, castrés, comme de « parfaits documents » et les transformant en objets de musée (j’ai pensé à la manière dont, au même moment, Gertrude Käsebier dépouillait les Indiens de cirque de leurs atours pour les photographier). Il faudrait au contraire regarder ces objets non point comme ils sont présentés dans les musées, mais comme s’ils appartenaient encore à leurs communautés : des objets dans lesquels sont inscrits les droits des communautés violées (p.30).

Books not in their Right Place, vue d’exposition, ph. de l’auteur

Le pillage est inhérent à l’art, ce n’est pas un détail historique; ce fut la destruction d’un monde et la violence en est inscrite dans ces objets, qu’il y ait eu ou non des complicités locales chez les peuples pillés. Mais il y eut aussi des pillages en Occident : Azoulay mentionne (p.85) le fait que les trésors culturels juifs pillés par les nazis ont été restitués non pas aux communautés ainsi dépouillées, jugées peu qualifiées pour les conserver, mais à 80% à Israël (National Library) et aux Etats-Unis (Library of Congress) comme des trésors de la diaspora, comme si c’était une expulsion supplémentaire du judaïsme européen. Le volet « Books not in the right place » dans l’exposition évoque ce million de livres dont ces communautés ont été privées par ce pillage.

Statuette Pende de Maximilien Balot, 1931, pas dans l’exposition

Mais l’essentiel concerne le pillage d’oeuvres dans le tiers monde. Son film Un-Documented – Undoing Imperial Plunder (35′) met l’accent sur la différence entre les objets africains dans les musées, qui sont « documentés », et les migrants venant des mêmes pays, qui, eux, sont sans documents : leurs droits ne sont-ils pas inscrits dans ces objets (tout comme le viol des Allemandes était inscrit dans les photos de Berlin), alors que le pouvoir impérial veut les dissocier ?  Parmi les exemples donnés dans le livre, celui de la statuette de Maximilien Balot, administrateur belge collecteur d’impôts tué par les Pende lors de leur révolte de 1931, est révélateur : ayant tué l’administrateur, les Pende produisent une sculpture anticoloniale dont le but précis reste inconnu, mais qui en fait protège leur structure sociale et est pour eux une forme de résistance. Cachée pendant 40 ans, cette statue devint un objet d’art, muséal quand le Virginia Museum of Fine Arts l’acquit (p.66-75). Mais elle était auparavant  un objet culturel, religieux, guerrier, magique. Tout ne doit pas être image, tout ne peut pas être montré, dévoilé. Analysant les caricatures islamophobes de Charlie Hebdo comme les pillages de Napoléon en Egypte (p.129-139), Azoulay les considére comme des privilégiés impériaux envahissant des espaces où l’image est perçue différemment, où l’art est pratiqué différemment : la liberté de parole n’est illimitée que pour certains, et elle n’est pas neutre (p.135). L’art n’est pas un objet, mais une manière de se soucier du monde (p.108).

Master Pieces, vue d’exposition

Qu’en est-il de la restitution des oeuvres pillées ? La restitution n’est pas la réparation, elle est paternaliste et légaliste, elle ne répare pas la destruction du monde dont ces objets étaient les signes. On ne peut pas restituer unilatéralement des oeuvres d’art comme si de rien n’était (p.8-9). Les musées et les conservateurs (comme ce site réactionnaire) insistent sur l’inaliénabilité, la rétention (p.145-146), ils s’opposent à la restitution, ils séparent l’objet de la violence de son acquisition. Au mieux, ils acceptent de prêter aux Africains les oeuvres qui leur ont été volées : de l’artwashing (p.83). Walid Raad (p.154-155) a réalisé exposition et performance sur ce sujet autour de l’art arabe, et Kader Attia (qui a participé à une table ronde avec AA Azoulay) a aussi travaillé sur les réparations. A contrario, les oeuvres d’art confisquées à l’Allemagne après la guerre (ce que la section Master Pieces montre dans l’exposition) lui ont été restituées, non sans débats, après des expositions aux Etats-Unis, car il fallait redonner à l’Allemagne une place comme pouvoir impérial (p.492-495).

Enough! Claiming Rights, vue d’exposition, ph. de l’auteur

Ce pouvoir impérial que les musées exercent sur les objets d’art, les archives l’appliquent aux documents. L’archive n’est pas seulement une institution, c’est d’abord un régime qui facilite l’expulsion, la déportation, la coercition, l’esclavage (et l’indenture), le pillage de la richesse, des ressources et du travail (p.170), c’est un shutter, un obturateur qui définit qui fait partie de la communauté et qui n’en fait pas partie, qui est du côté du pouvoir impérial et qui en est la victime. L’archive n’est pas neutre, elle est la base d’un régime de violence, qui sépare les documents de leurs gens, de leurs mondes. Les archives nord-américaines nient les droits des esclaves et de leurs descendants, les archives israéliennes nient le droit des Palestiniens (immigrants illégaux, infiltrés quand ils veulent revenir dans leur pays), les archives occidentales nient les droits des anciens colonisés et de leurs enfants. Les vitrines de l’exposition (Errata- Imperial Publications) montrent cette inscription du pouvoir impérial dans livres et documents. Enfin, une autre section, Enough! Claiming Rights, montre le contraste entre la vision des droits de l’homme selon un ensemble de feuilles produites par l’UNESCO en 1950, et, perpendiculairement, la réalité de ces droits, ou plutôt de leur absence, quand des peuples les réclament.

Errata – Imperial Publications, vue d’exposition, ph. Roberto Ruiz

Comment conclure ? C’est un livre dense de plus de 600 pages, où la même question est abordée sous différents angles au fil des chapitres, demandant au lecteur une intense concentration (voir cette vidéo et celle-ci); et c’est une exposition complexe où on ne peut tout voir, tout lire, tout saisir (voir ces sept petites vidéos et la huitième). Même si elle n’est pas historiquement exhaustive, l’analyse tend à démontrer que nos institutions les plus respectables (musées, archives, universités) sont des instruments de l’ordre impérial et que nous sommes enrôlés pour en être des perpétrateurs. Nous sommes des perpétrateurs car nous avons peur d’être des victimes, comme les Pilgrims qui avaient peur des Indiens et les génocidèrent, comme les esclavagistes qui avaient peur de leurs esclaves se révoltant et les massacrèrent, comme les Juifs israéliens qui avaient peur des Palestiniens et les expulsèrent. Et les citoyens qui tentent de refuser d’être des perpétrateurs sont accusés d’être des pacifistes, des naïfs, des rêveurs, voire des traîtres et des hypocrites, et ne sont pas vus comme réclamant aussi des droits (p.524-525). Comment résister ? Comment pratiquer l’histoire potentielle et rembobiner l’histoire, comme désapprendre la photographie, l’expertise, la souveraineté, l’impérialisme pour refuser la violence impériale ? Ce n’est pas un livre de militantisme, mais les sections Imagine appelant à la grève (comme celle-ci) sont inspirantes. A chacun de nous d’y réfléchir. C’est un livre qui mériterait d’être traduit en français. Quelques détails : excellente bibliographie (p.582-622) même si on l’aimerait encore plus complète (par exemple avec François Hartog et les régimes d’historicité) et si une relecture des titres en français aurait évité d’assez nombreux typos; et un reproche quant aux reproductions, de piètre qualité et dont les légendes ne sont pas sous l’image, mais en fin de volume, occasionnant un va-et-vient peu agréable. Mais ce sont des détails aisément améliorables.

Livre reçu en service de presse.

Potential History. Unlearning Imperialism (Ariella Aïsha Azoulay) 1/2

Ariella Aïsha Azoulay, Potential History. Unlearning Imperialism, Verso Books, 2019

en espagnol

C’est une tâche complexe que de faire une recension du dernier livre d’Ariella Aïsha Azoulay (Verso, 2019, 634 pages, en anglais) et aussi de son exposition Errata, vue à Barcelone juste avant sa clôture (le 12 janvier). Complexe car la pensée d’AA Azoulay n’est guère cataloguable : ce n’est pas un livre d’histoire à proprement parler, mais plutôt un livre de réflexion philosophique et politique sur l’histoire; ce n’est pas une exposition à proprement parler, mais plutôt une bibliothèque et une archive dans laquelle on chemine. L’auteur évoque Hannah Arendt (p.311-314) à propos du procès Eichmann, et c’est en effet un repère à garder en tête. C’est le premier livre qu’elle écrit en anglais (les autres furent traduits de l’hébreu), et son style engage le lecteur, l’apostrophant, l’invitant à imaginer (ainsi dans des petites sections intermédiaires entre les chapitres, invitant les photographes, le personnel des musées, les historiens, à se mettre en grève contre l’impérialisme). On lira aussi avec profit son texte sur le site du musée de Winterthur. Du fait de mes intérêts et compétences, je me concentrerai plus ici sur la photographie et les musées, et moins sur la philosophie politique (comme par exemple ses réflexions sur le passé, le présent et le futur et la notion de progrès, p.20), que d’autres sauront traiter mieux que moi.

Ariella Aïsha Azoulay, Civil Alliances, Palestine 1947-48, photogramme du film, 2012

Mais parlons d’abord de l’auteure qui, avec ce livre, acquiert un nouveau prénom, Aïsha, le prénom de sa grand-mère paternelle, juive algérienne traditionnelle arabophone, que son père avait complètement occultée, désireux qu’il était de passer aux yeux de tous pour un Juif français, et non pour un maghrébin juif. Ne découvrant ce prénom qu’après la mort de son père, Ariella choisit alors de s’appeler aussi Aïsha (p.13-15). Elle avait déjà écrit un texte émouvant sur son rapport avec les langues et les cultures de ses parents (sa mère, sabra, mais fille d’une juive bulgare parlant ladino). Sa grand-mère Aïsha est ici l’occasion pour elle d’évoquer la « violence impériale » du décret Crémieux de 1870 (et non 1872, p.15; le gouvernement provisoire est alors à Tours, fuyant l’avancée allemande sur Paris et les prémisses de la Commune), qui, transformant les « israélites indigènes », et eux seuls, en citoyens français a, écrit-elle, détruit un monde, détruit cette culture judéo-arabe; elle évoque ici le shutter impérial, l’obturateur qui coupe et sépare. Je note au passage la différence avec Didi-Huberman, qui dans son dernier livre (Pour commencer encore, p.146) écrit que, à la suite de l’abolition du décret Crémieux par Vichy, « tout jeune Juif en Algérie [en l’occurrence le jeune Derrida] devenait d’un coup étranger dans son propre pays », alors que pour Azoulay, c’est le décret Crémieux qui avait fait des Juifs en Algérie des étrangers dans leur propre pays. La citoyenneté impériale, conférée à des minorités, Juifs, femmes, gens de couleur, comme signes de progrès, permet d’oublier la destruction qui a précédé leur émancipation (p.19) : pour comprendre, écrit-elle, il faut rembobiner l’histoire.

Boïte en marqueterie volée à Deir Yassin

Azoulay (qui, ayant dû quitter l’université Bar-Ilan, est aujourd’hui professeur à Brown University) a écrit ce livre, dit-elle, en partie comme son refus d’être « Israélienne », de penser comme une Israélienne, de s’identifier ou d’être identifiée comme Israélienne (p.XIII). Elle est née citoyenne, mais sa mère, non, et, pour que sa mère puisse devenir citoyenne, une minorité sioniste armée a expulsé la majorité des habitants du pays. Les habitanst juifs, de spectateurs passifs et souvent réticents, sont devenus des acteurs, des perpétrateurs, contraints de voir cette violence comme une sécurité, comme une joie (p.380-383). Or, comme elle l’a déjà exposé, il y avait en 1947, de nombreux accords entre Juifs et Palestiniens pour se protéger mutuellement des violences, accords qui sont absents des histoires sionistes; elle cite en particulier celui entre Deir Yassin et Giv’at Shaul, très explicite. L’exposition comprend une section sur ce sujet, Potential History of Palestine, avec un petit livret, et son film Civil Alliance (52′, plus haut). La boîte en marqueterie ci-dessus en est une illustration : volée par un membre des milices sionistes lors de la destruction de Deir Yassin et le massacre de ses habitants, longtemps conservée comme un trophée, elle appartient maintenant à Azoulay qui y voit l’embryon d’une réécriture future de cette histoire potentielle. Voir aussi à ce sujet le travail d’Uriel Orlow.

Miki Kratsman, Wanted #1 (Zakaria Zubeidi), 2007; pas dans l’exposition

Azoulay a déjà écrit sur l’ontologie politique de la photographie (The Civil Contract of Photography, Civil Imagination), qu’elle situe ici comme un élément central de la technologie impériale (p.XV). Elle plaide donc pour qu’on désapprenne la photographie, qu’on ne la réduise pas à l’image produite et qu’on comprenne son régime impérial. Déjà selon le discours d’Arago à la Chambre le 3 juillet 1839, les objets attendent d’être reproduits, les images du monde doivent être montrées à une audience sélective et « la cupidité des Arabes en a privé le monde savant »; Walter Benjamin (voir les commentaires ici) reprend des idées similaires sur le progrès et la nécessité de la reproduction (p.3-5). Face à ce régime impérial, Azoulay appelle au défi, et cite la photographie que Zakaria Zubeidi, un des chefs de la résistance palestinienne, en haut de la liste israélienne des hommes à abattre, et dont les traits étaient alors inconnus (Tali Fahima fut emprisonnée juste pour l’avoir rencontré clandestinement), demanda à Miki Kratsman de prendre : ce ne fut pas une photo prise, mais une photo offerte. C’est une photographie demandant aux citoyens israéliens d’agir autrement que dans la position que le pouvoir impérial leur a allouée, une photographie qui s’oppose à la volonté impériale présente dans les photographies de pouvoir (p.126-128).

Ariella Aïsha Azoulay, The Natural History of Rape, vue d’exposition, photo de l’auteur

L’auteure distingue (p.370) trois types de photographies potentielles pour désapprendre l’impérialisme : celles qui n’ont pas été prises, celles qui sont inaccessibles et celles qui ne sont pas montrables. Pour ce qui concerne d’abord les photographies non prises, d’actes (de crimes) dont il existe des descriptions verbales, des témoignages, des dessins, voire des « re-enactments », Azoulay consacre plusieurs pages (p.236-267) aux viols de plusieurs centaines de milliers (peut-être deux millions) d’Allemandes au printemps 1945 par des soldats alliés (Russes, mais aussi Occidentaux; voir note 114, p.255) : pas de chiffres indubitables, quelques rares mentions dans des livres (moins de 2% des pages, calcule-t-ellle), un livre de témoignage (Une Femme à Berlin, anonyme, mais dont l’auteur fut identifiée comme Marta Hillers), mais aucune image. Seulement des photographies de l’environnement des viols, des lieux et des acteurs possibles, qu’elle fait figurer dans son exposition The Natural History of Rape (avec un livret), avec des livres dont elle noircit les photos, les légendant « Untaken Photograph, May 1945, Berlin » (ci-dessus).  Cette non-photographie du viol est un signe de la violence de l’ordre patriarcal imposé aux corps des femmes vaincues  (elle l’évoque aussi à propos des femmes tondues en France, mentionnant film et livre de Marguerite Duras p.249-255 et la photo de Capa p.512, à propos des Françaises violées par des GIs note 107 p.252 et des Palestiniennes violées par des soldats juifs pendant la Nakba, référant à son livre Civil Imagination, p.231-241).

Ariella Aïsha Azoulay, Unshowable Photographs, Many Ways not to say Deportation, Evacuation of their « own free will » (photo CICR 1949)

Les photos inaccessibles sont celles qui ont été enlevées violemment de l’espace public, comme par exemple les photographies des crimes des Alliés, qui doivent être retirées de la vue pour permettre que s’instaure une distinction binaire entre violence légitime et illégitime (p.254); seules les images allant dans le sens de la paix, des droits de l’homme, de la démocratie, du nouvel ordre mondial sont permissibles. Les autres doivent disparaître comme par exemple avec l’interdiction américaine de prendre et de diffuser des images d’Hiroshima et de Nagasaki (note 106 p.251 et note 64 p.492), ou l’absence d’images des migrations forcées d’Allemands chassés d’Europe de l’Est (p.509-512). Quant aux photographies non montrables, ce sont celles dont l’archive, en tant qu’instrument impérial, contrôle l’accès. Azoulay montre ici à nouveau (dans le livre p.205-209 et dans l’exposition avec un livret Unshowable Photographs- Many Ways not to say Deportation) 25 dessins qu’elle fit dans les archives du CICR à Genève à partir de photographies documentant l’implication de la Croix-Rouge dans l’épuration ethnique des Palestiniens lors de la Nakba : le CICR refusa que ces photographies soient incluses dans son livre avec une autre légende que celle écrite par le CICR. La légende CICR de l’image ci-dessus est ainsi : « Kfar Yona, premières lignes juives. Un ancien prisonnier de guerre est interrogé en présence d’un délégué du CICR » et, en bas de cette image, Azoulay écrit que ce vieil homme refuse d’être expulsé, qu’il est trop vieux pour être un prisonnier de guerre, et que le délégué CICR Jean Courvoisier tente, au côtés des soldats juifs, de le convaincre de partir, de devenir un réfugié. Il est dépossédé de sa terre, de sa culture et aussi de la protection qu’il pourrait espérer. Lorsque ces dessins furent exposés en 2012 au Palais de Tokyo, ils furent jugés trop dérangeants et accompagnés, les premiers jours de l’exposition (avant qu’on ne proteste contre cette forme de censure), par un panneau disant « Certains propos exprimés dans cette oeuvre sont susceptibles de heurter la sensibilité du public ». Une autre manière d’éviter de dire « déportation », aux antipodes du courage du Jeu de Paume.

Aïm, Deüelle Lüski, Kfar Shalem Ruins, cake camera, 2010; pas dans l’exposition

Pour conclure aujourd’hui avec la dimension photographique, on peut dire que pour Azoulay, la photographie n’est pas seulement une technologie, mais est une pratique des relations humaines, une rencontre entre des personnes, dont aucune ne peut dicter seule ce qui doit être enregistré, ce qui doit être omis, ce qui doit être caché (p.366-370). Comme elle l’avait montré dans The Civil Contract of Photography, mais aussi dans son livre Horizontal Photography sur les photographies horizontales de Aïm Duëlle Lüski, la photographie est une démonstration de la nature délibérée des politiques impériales. Demain, les musées, les archives et le pillage.

Livre reçu en service de presse

 

La photographie utile ? (Oriol Maspons)

Oriol Maspons, Cadaquès, 1952

Du photographe catalan Oriol Maspons (1928-2013), je ne connaissais jusqu’ici que cette image des deux gardes civils encadrant un suspect (?) à Cadaquès en 1952 à ses débuts. Son travail fut essentiellement documentaire et de reportage, avec beaucoup d’illustrations de livres et de disques, des commandes publicitaires, des photos de mode aussi.

Oriol Maspons, Ibiza, 1954

L’exposition qui lui est consacrée au MNAC (jusqu’au 12 janvier) s’intitule « la photographie utile », par opposition à la photographie esthétique, au « salonisme » qu’il dénonça (et fut pour cela exclu de l’AFC, association des photographes catalans). Mais bien des photographies de Maspons témoignent quand même d’une recherche esthétique approfondie au-delà d’un pur utilitarisme, comme cette maison à Ibiza, ou comme ses vues « constructivistes » de la Tour Eiffel.

Magazine Interviu, photos de Oriol Maspons

L’étonnant pour moi est que cet homme qui vécut le franquisme, puis la movida, a fait un travail quasi totalement apolitique : peu de traces dans son travail de la situation économique et sociale du pays, peu de prises de position affirmées. Le seul moment où il sortit un peu de cette neutralité, travaillant pour le magazine « gonzo » Interviu, des militantes féministes vinrent saccager son studio en 1977 : on ne l’y reprendra plus.

Oriol Maspons, Paris, 1955

Ce très bref billet n’est qu’une critique très sommaire de son travail, assez peu connu hors Catalogne. Il vécut à Paris en 1955/56, y fréquenta le Club des 30×40 : il photographia des scènes de rue, la Tour Eiffel, et s’amusa un peu (ci-dessus).
Photos 1, 3 & 4 de l’auteur.