Sommaire d’avril 2013

7 billets ce mois-ci.
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10 avril : Pour oublier la crise, vous reprendrez bien un peu d’optique amusante ?
11 avril : L’art de la ruine, la ruine de l’art
12 avril : Guy Debord à la Bibliothèque nationale de France **
15 avril : De la noirceur et des trophées (Angelika Markul)
17 avril : Au bout des yeux d’Esther Ségal
22 avril : Quintessence de mitraille (Philippe Favier à la MEP)
24 avril : Drogues mondaines et drogues de détresse *

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Drogues mondaines et drogues de détresse

Bryan Lewis Saunders, G13 Marijuana, Courtesy Bryan Lewis Saunders

L’exposition à la Maison Rouge ‘Sous Influences’ (jusqu’au 19 mai) repose sur une double ambiguïté. Tout d’abord, rares sont les œuvres présentées à avoir réellement été réalisées sous influences. Un bon nombre d’entre elles simulent, c’est-à-dire qu’elles représentent des visions qui pourraient être similaires à celles qu’une prise de drogue induirait ; elles s’efforcent de créer chez le spectateur une sensation sinon identique, en tout cas ressemblante. Si l’exemple le plus connu est celui des affiches psychédéliques des années 60, censées représenter une vision sous LSD, on peut aussi inclure dans cette catégorie l’installation fameuse de Yayoi Kusama. Et peu importe que l’artiste ait réellement expérimenté la drogue ou non, il se contente ici de créer un décor, une simulation, une simple perturbation de la vision; on pourrait jumeler l’expo avec Dynamo.

Yayoï Kusama, Dots Obsession (Infinited Mirrored Room) (1998), Collection les Abattoirs-Frac Midi-Pyrénées © Yayoï Kusama ; photogr. Grand Rond Production

Un certain nombre de pièces (et ce sont souvent à mes yeux, les plus fortes) témoignent, elles décrivent sans complaisance le monde de la drogue et des drogués, nous en rapprochent sans voyeurisme. On est loin ici des drogués mondains, germanopratins et de leurs descendants branchés usant de drogues chic, si présents dans le reste de l’exposition. On a ici, avec Luc Delahaye, avec Larry Clark, avec Nan Goldin, des œuvres fortes, politiques, vraies. Certains rendent hommage aux disparus : c’est en particulier le cas du duo The Plug & Stéphanie Rollin, parmi les seuls artistes présents à avoir eu une pratique sociale en la matière, ce qui confère à leur travail une toute autre densité. Ils montrent ici des compositions tissées de néons extrêmement fins dessinant la ligne de vie de la paume de toxicomanes avec qui les artistes ont travaillé : c’est fragile, instable et chargé d’un espoir ténu. Une longue ligne de vie protège-t-elle d’une overdose ? Le fin tube de néon est-il résistant aux chocs ?

The Plug & Stéphanie Rollin, Fate will tear us apart, Daniel

Enfin, bon nombre d’artistes s’efforcent de traduire visuellement leur expérience de la drogue en termes plastiques. Mais eux-mêmes reconnaissent presque tous que c’est quasi impossible, que, sous l’emprise de la drogue, on ne parvient pas à créer et que, une fois revenus à un état ‘normal’ ils sont incapables de traduire en différé la richesse de leur expérience et que leurs œuvres sont plates et grises par rapport à ce qu’ils viennent d’expérimenter. Alors, bien sûr, il y a le dessin sous haschich du docteur Jean-Martin Charcot et les dessins sous mescaline de Michaux, qui écrit « les drogues nous ennuient avec leur paradis. Quelles nous donnent plutôt un peu de savoir. »

Jean-Martin Charcot, Dessin sous l’influence du haschich, 1853

Mais les artistes les plus intéressants ici sont peut-être ceux qui ont fait des expériences systématiques, comme Bryan Lewis Saunders qui, pendant plusieurs semaines fait son autoportrait chaque fois sous une drogue différente, 48 au total, ou Francis Alys qui effectue des marches dans Copenhague, chaque jour avec une drogue différente (alcool, hashish, speed, héroïne, cocaïne, valium et ecstasy). On peut aussi citer les sculptures de Bruno Botella, la terre qu’il sculpte étant imbibée d’un hallucinogène qui pénètre ainsi dans son organisme par les pores de sa peau.

Bruno Botella, Oog onder de put, 2012, plyester plaster 55x48x37cm

L’autre ambiguïté de ce propos me semble être l’absence de distinction entre les drogués récréatifs et les malades. Quand Cocteau, Michaux, Philippe Mayaux traduisent en images leurs expériences, ou quand Abdessemed expose une boîte avec du cannabis, on reste dans un registre récréatif, amusant, légèrement provocateur, une extension d’expérience. Mais quand Artaud tente d’apaiser ses souffrances et de soigner son Angoisse avec de l’opium (et sa lettre au législateur est éloquente), et aussi quand des artistes témoignent de la misère sociale du drogué, on trouve soudain une autre densité, une autre tragédie, et il est dommage, à mes yeux que l’exposition ne la fasse pas plus ressortir. Vu le passé thérapeutique du commissaire –par ailleurs très pédagogue, c’est un peu étonnant.

Photos 1 & 2 courtoisie de la Maison Rouge; photo 3 de l’auteur dans une autre exposition.

 

Quintessence de mitraille (Philippe Favier à la MEP)


Si, comme moi, vous n’aviez pas vu d’exposition de Philippe Favier depuis quelque temps, vous serez surpris par celle qui vient d’ouvrir à la MEP (jusqu’au 16 juin). Non que sa délicatesse, sa minutie, son talent de miniaturiste aient disparu (j’ai été aussi surpris, le même jour, en voyant quatre de ses grandes compositions dans la collection de la Société Générale, mais ce furent, je crois, des exemples uniques de grands formats) ; ne tolérant pas le visiteur distrait, il exige toujours que l’on s’approche tout près, qu’on fronce les sourcils pour déchiffrer chaque détail. Non qu’il ait perdu son talent de conteur et son sens de l’humour pour évoquer des presque rien, des histoires mystérieuses, des scènes quotidiennes mais étranges dont, au fond, on se saura rien.

 

Mais il le fait maintenant avec des photographies. Il n’est pas devenu photographe, même s’il utilise le photogramme pour reproduire ses crânes, jouant constamment avec la tension entre peinture et photographie. Non, Favier est un chineur, un ramasseur, un accumulateur de vieilleries qu’il trouve aux puces, dans les brocantes (mais pas sur e-bay, chacun son monde) ; depuis vingt ans il a assemblé des centaines d’albums, de photos de classe, de portraits, de photos de mariage, et il montre ici (quasiment pour la première fois, je crois, même si une grande Sciophilie – l’amour des ombres – était à Granet récemment) ses appropriations, ses interventions, ses parasitages, ses invasions. Parfois l’image photographique s’obscurcit, se noircit et n’y surnagent que quelques éléments, des visages souvent, flottant comme un archipel sur une mer d’encre.

Philippe Favier, La sirène aux jonquilles, Les Noircissiques, 2013

Parfois elle se charge de légendes à demi occultées par l’image même, qu’on peine à déchiffrer, ou bien elle s’agrémente de mentions manuscrites dans ses marges, chacune liée à un personnage, à un lieu. Sur ce col du Vercors, qu’il rebaptise Col des Limouches, image récupérée avec ses consoeurs peut-être dans un wagon SNCF ou dans une salle de classe, une fresque manuscrite entoure ce paysage désolé et auguste ; l’écriture est fort soignée, très lisible, pas de lettres en transe, mais les mots créent néanmoins une poésie automatique, irrationnelle, fantaisiste. C’est de là que vient le titre de ce billet.

 

C’est que souvent aussi les photographies sont comme criblées de mitraille, trouées par des rivets auxquels sont liées des babioles, un bout de papier argenté marqué ‘Anniversaire’ ou ce que j’ai pris pour une fève plate en forme de cœur (à moins que ce ne fut un minuscule ex-voto cardiaque). Dans une vitrine, des images d’avions, de satellites, d’hélicoptères sont présentées comme des objets précieux : chacun semble être ici un insecte monstrueux, et l’un d’eux se nomme Opalka…

 

Comme il le dit fort bien dans son interview dans le catalogue, Favier est un coucou, qui pond ses œufs dans ces images de rencontre et laisse au hasard le soin d’en faire un poème ou une lamentation qui resurgira des années plus tard. C’est le plus souvent drôle comme cette machine à écrire portative en imitation de bois précieux où les touches s’ornent de visages d’enfants, une photo de classe devenue clavier (et son titre est, bien sûr, Mots de Tête).

Philippe Favier, Têtes à clappe, Les Noircissiques, 2013

Mais la mélancolie n’est jamais loin. D’autres enfants aux visages assez patibulaires cernent un crâne et leurs photos d’identité scolaire sont ponctuées de braille ; conjuguer le braille et la photographie est aussi la préoccupation (moins ludique) d’Esther Ségal, il s’agit toujours d’écrire avec la lumière, de voir avec les doigts. L’installation se nomme Courte-Paille : lequel d’entre eux mourra le premier ?

 

Flotte ici une nostalgie assez mortuaire, une mémoire douce-amère ; même les cartes postales de Venise, noircies pour que n’y ressorte qu’une gondole, un pont, un palais et assemblées en leporello ont le parfum tragique de mort à Venise.

 
Avec des moyens fort différents (huit projections de diapos et deux inscriptions en néon), Claude Lévêque crée une ambiance doucement triste assez similaire avec les photographies de son carnet de notes. Des photographies d’un peu tout, au hasard de ses journées ; mais guère de magie.

Je suis passé assez vite dans les autres expositions de la MEP : ni les photos people et vernissage d’André Morain (même si c’est amusant de voir Boltanski jeune et mince, aux côtés d’Annette Messager dans une sculpture de Richard Serra), ni les compositions formelles, assez banales aujourd’hui entre surréalisme et constructivisme, de Gustavo Speridiao, ni les images décoratives, brindilles et papillons de Stéphane Hette, ni le cocon blanc cotonneux (avec, en son centre, des vrais cocons de papillon…) d’Atsunobu Kohira, ni (mais quand j’y suis allé, il n’y avait pas de musique) les combinaisons images et musique éditées par Actes Sud, ne m’ont vraiment retenu. Favier, c’est ( de manière tout à fait appropriée), tout en bas, dans la cave.

Photos 1 et 5 à 8 de l’auteur; autres photos courtoisie de la MEP (François Fernandez pour Favier); copyright les artistes. Philippe Favier et Claude Lévêque étant représentés par l’ADAGP, les reproductions de leurs oeuvres ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition.

 

Au bout des yeux d’Esther Ségal

English transalation

Peut-être qu’ici tout part d’une photographie d’enfant sage, soigneusement poinçonnée pour en faire émerger la texture interne. Peut-être qu’ici tout part d’une histoire personnelle familiale dont nous devinons quelques bribes, et de la rencontre de deux alphabets, de deux religions, de deux spiritualités. Peut-être que tout cela se décline ici en un alphabet de formes, gradations entre noir et blanc, volupté des nuages et rigueur de trames tissées, jeux de lumière sur un front et fusion sensuelle entre le corps féminin et l’arbre.

 

Dans cette exposition du travail d’Esther Ségal au Blanc-Mesnil (jusqu’au 1er juin), l’écriture est omniprésente, tant dans ce poinçonnement systémique que dans les références aux livres, et au Livre. C’est une photographie d’audace et de transgression, d’exploration et d’introversion, une invention de langage et une réflexion intime.

C’est (à l’exception des trop clean photos style Harcourt qui détonnent ici) un travail où la réalité se dissipe, se dérobe, se fond dans une grisaille indécise, où l’on peine parfois à distinguer les formes, les ombres, devant lequel on ne peut être un passant indifférent, négligent, distrait.

Et quand un envol d’ailes accompagne ce corps fléchi, quand le regard ne sait plus où se poser dans cet éclat ailé, alors, peu à peu, s’installe une forme de jubilation émue, d’apaisement sensuel, au delà des tensions sous-jacentes à son oeuvre.

Toutes photos (c) Esther Ségal, courtoisie de l’artiste (à l’exception de la seconde, photo de l’auteur).

De la noirceur et des trophées (Angelika Markul)

Angelika Markul, Installation Monumentale, 2013

Pourquoi le noir domine-t-il ainsi le travail d’Angelika Markul ? Au Château de Chamarande, dans l’Orangerie (jusqu’au 12 mai) elle présente une installation spectaculaire ré-agençant plusieurs de ses éléments de travail. L’étrangeté, le malaise même viennent ici de l’impression d’un suintement noir, gluant, brillant qui recouvrirait tout ; il y a là du plastique, du charbon, de la cire de fonderie, des plumes et des poils, un sanglier semble-t-il.

Angelika Markul, Installation Monumentale, 2013

Immergé dans la pénombre à peine trouée par les néons blafards, on erre, dérangé trop souvent par l’éclat de lumière de la porte du bâtiment qu’un visiteur ouvre. Si le monument au sol est un gisant organique, confus, massif, les éléments au mur, croix, totems ou plaques mémorielles, tiennent du constructivisme géométrique, de la forme-tableau et de la frontière, selon un agencement épuré et mathématique.

Angelika Markul, Installation Monumentale, 2013

C’est là une caverne, un antre, un giron, un ‘ventre archaïque et originaire’ (Jeanne Truong) qui induit un retour à l’origine, de l’homme, comme du monde, un confort incertain, chaud et sirupeux. On l’expérimentera de nouveau au Palais de Tokyo à la fin de l’année.

Angelika Markul, Installation Monumentale, 2013

herman de vries, holy days, 2007-2008

Au même moment (mais l’exposition est désormais terminée), dans le château même, on avait une sorte de Muséum d’histoire naturelle, onze artistes inventant des spécimens minéraux, biologiques ou végétaux. Outre la bibliothèque de terres de Koichi Kurita, les galipettes naturistes du patriarche herman de vries avec sa jeune et jolie assistante marion reiβner (holy days), la pirogue de Noé de Jorge et Lucy Orta, la sombre cabane-musée de Mark Dion, la pièce qui m’a le plus impressionné est Elephant Tent de Douglas White (2012), assemblage de pans d’argile suspendus à des câbles et reposant sur des poteaux, comme un chapiteau de cirque ou un tipi indien, évoquant la peau d’un éléphant mort, desséché servant d’abri à ses chasseurs, trophée vertical et blanchâtre en écho au gisant noir d’Angelika Markul.

Douglas White, Elephant Tent, 2012

Première photo courtoisie du château; autres photos de l’auteur. 

Guy Debord à la Bibliothèque nationale de France

English translation

Les critiques sur l’exposition Guy Debord à la Bibliothèque Nationale (jusqu’au 13 juillet) portent la plupart du temps sur l’incompatibilité présumée entre la pensée, la morale de Debord et le fait d’être exposé dans une grande institution de l’état, d’être désormais récupéré par le spectacle, reconnu comme une icône nationale, un trésor national, ou, accessoirement, sur le pactole que sa veuve a reçu pour ces archives et sur les riches donateurs qui ont contribué à leur acquisition (dans une lettre du 25 juin 1968 à Michèle Bernstein, Debord n’écrivait-il pas : «il faut se méfier des gens de l’ex CMDO [le comité de Mai 68 regroupant situationnistes et enragés] ; il y en a peut-être même qui quémandent de l’argent dans l’intelligentsia en parlant plus ou moins vaguement de l’I.S. Il ne faut absolument pas être mélangé à ces fantaisistes. »). Les critiques portent sur la spectacularisation de Debord, parfois aussi sur le fait que les autres situationnistes n’apparaissent dans cette exposition que sous l’angle de Debord, réel ou présumé, et qu’il y a là une certaine forme de trahison, d’appropriation ; sans compter ceux qui en profitent pour régler leurs comptes avec la BnF pour des histoires de copyright ou à cause de la procédure de mise à disposition du public de textes inaccessibles (qui soulève un tollé élitiste que je comprends mal, mais ce n’est pas le sujet), pratiques qui devraient interdire à la BnF d’exposer Debord, si on les en croit…

Détail d’une photo publiée dans l’I.S. n°5, décembre 1960, p.21. Conférence de Londres de l’I.S.

Avec tous ces a priori, rares sont les critiques qui parlent vraiment de l’exposition même et du Debord qu’elle laisse entrevoir, trop dérangeant pour certains peut-être. N’appartenant à aucune des chapelles, ayant été, comme tout un chacun, émerveillé à vingt ans par la Société du Spectacle (et aussi par le Traité de savoir-vivre de Vaneigem, et le décapant De la Misère en milieu étudiant : l’étudiant en faux rebelle mais vrai conservateur; tous livres que, comme Sollers, je lisais aussitôt, dans la rue entre la librairie où je les avais achetés et mon domicile), ayant trouvé dans cette pensée sur le fil du couteau une antidote vivifiante à la ‘bouillie académico-gauchiste’, comme dit Assayas, ayant, depuis, un peu lu, j’ai, pour ma part, apprécié cette exposition (peut-être aussi parce que j’eus le privilège de la visiter une seconde fois en compagnie de la seule survivante de la photo de groupe qui fait affiche, Jacqueline de Jong, exclue en 1962).

Inscription de Guy Debord sur le mur de l’Institut, Paris 1953

Je l’ai appréciée d’abord parce que, au-delà de la richesse des documents présentés (on peut seulement regretter que, dans les 6h45 de films présentés à côté de l’exposition, manque le très ‘discrépant’ Hurlements), elle s’attache à montrer, à partir des archives, le mode de pensée et de travail de Debord. La salle ovoïde où sont présentées ses fiches de lecture, les citations qu’il recopie et qu’il classe, bristols désormais tous estampillés en écho de l’ovale rouge BnF comme une Légion d’Honneur, ne m’a semblé ni une récupération, ni une spectacularisation : le but n’est pas de lire chacune de ces fiches, mais de montrer visuellement comment la pensée de Debord s’ancrait dans une impressionnante érudition littéraire, ce qui est plus aisé dans une thèse que dans une exposition. On y relève parfois l’annotation ‘det.’ pour détournable… Le détournement est au centre même de la démarche de Debord, adepte de la citation, du collage, du montage incongru (pas si loin d’ailleurs des surréalistes honnis, même si sa pratique en la matière est plus intellectuelle qu’onirique). Il faut d’ailleurs lire le volume paru chez Actes Sud, ‘La Fabrique du Cinéma de Guy Debord‘ qui montre éloquemment comment il reprend et détourne des images de toutes origines pour les intégrer à ses films.

Guy Debord, sans titre, entre 1957 et 1962, collage et peinture selon le principe des métagraphies lettristes, 53.5x71cm, coll. Michèle Bernstein

L’intéressant est bien sûr la richesse des documents inédits, les pistes qu’ils ouvriront pour des chercheurs, l’importance des témoignages (il faut absolument voir les interviews faites par Olivier Assayas, inédites et dont la diffusion hors exposition n’est pas programmée). La période formative, les premières années lettristes (une découverte étonnante au gré des pages : le n°1 du Front de la Jeunesse, revue lettriste de 1950, appelle à la libération des miliciens emprisonnés à la Libération), l’Internationale Lettriste (pourquoi l’appeler lettriste, demande-t-on à Debord puisqu’elle est dirigée contre le lettrisme ? parce que c’est un mot déjà connu, et que ça sonne bien, répond-il, déjà adepte du spectacle) sont particulièrement éclairantes. L’attention donnée à la forme est aussi un fil conducteur à suivre ici, du nuancier de la couverture métallisée de la revue au soin extrême avec lequel les tracts sont composés ; il écrit aussi à Jorn en 1957 ces propos révélateurs : « Il nous faut créer tout de suite une nouvelle légende à notre propos ».

Exemple de détournement de comics

On peut se perdre dans la richesse des documents, s’éterniser dans les salles si l’on veut tout lire, passer des heures dans le remarquable catalogue, découvrir tous les tracts, toutes les proclamations. Mais on peut aussi se concentrer sur les moments les plus critiques, sur la rupture à la perpendiculaire de 1961/62 par exemple, quand l’Internationale Situationniste se transforme d’un mouvement principalement artistique et poétique en un mouvement principalement politique : au lieu d’élaborer le spectacle du refus, dit-il alors, il faut refuser le spectacle, ne pas l’enrichir, mais le réduire. C’est à ce moment que les artistes, en particulier le groupe Spur, Asger Jorn et Jacqueline de Jong, sont exclus ; on découvre à quel point la diatribe et l’exclusion sont essentielles dans le développement de l’IS (pratiques qui rappellent quelque peu Breton, qui, lui, fit le choix inverse, s’éloigner du politique). Un des bijoux de l’exposition, fort révélateur, est la première version de Mémoires, reliée en papier de verre pour détruire les livres qu’on oserait éventuellement leur juxtaposer.

Jacqueline de Jong, Linogravures, Mai 68

Chacun s’attachera ici aux sujets qui lui sont chers, Mai 68, la stratégie ou la cartographie, par exemple, ou bien les détournements. Sur Mai 68 il est fascinant de voir que les situationnistes (avec les enragés), chassés le 17 mai de la Sorbonne par les leaders étudiants, ont quasiment disparu de l’histoire du mouvement, car elle fut écrite essentiellement par des trotskystes et des maoïstes (et Debord reste aujourd’hui un des meilleurs outils critiques de la bonne conscience de gauche, quelque peu sous-utilisé, mais si pertinent). La stratégie est le schéma directeur de l’exposition, aux titres de section guerriers (Mai 68 : la charge de la Brigade Légère) et qui se termine avec le Jeu de la Guerre : c’est un choix intéressant, éclairant, mais qui ne saurait rendre compte de l’ensemble du travail de Debord et qu’il faut prendre avec un peu de recul.

Guy Debord, Le jeu de la guerre, 1978, cuivre argenté, 34 pièces, 38.5×46.5cm, BnF

La cartographie, les dérives, la psycho-géographie, auraient à mon sens mérité un peu plus de place tant elles me semblent être un des principaux ancrages de Debord dans une histoire du flâneur qui va de Baudelaire à Tichý, mais c’est là une de mes obsessions (Tichý post-situationniste ? Sanguinetti l’a bien connu, a écrit un texte remarquable sur lui et l’a exposé à Prague, et mon récent texte sur sa réception critique a été publié sur le site de dévotion situationniste américain Not Bored!). La psycho-géographie poétique mène à l’urbanisme, dont la seule trace ici (mais, rappelons-le c’est une exposition sur Debord, pas sur tout le mouvement, contrairement à celle d’Utrecht) est une maquette utopique de Constant, New Babylon, en rapport avec le camp de gitans hébergé dans sa propriété par le merveilleux Pinot-Gallizio.

Guy Debord, The Naked City, « illustration de l’hypothèse des plaques tournantes en psychogéographique », imprimé à Copenhague, mai 1957; plan 33x48cm, BnF

Debord aurait-il accepté cette exposition ? C’est une question vaine et sans réponse ; ses veuves, Michèle Bernstein comme Alice Ho l’ont soutenue. Mais lui ? Lui qui n’aimait rien tant que les losers magnifiques, Don Quichotte, le consul Geoffrey Firmin, ou Uncle Toby de Tristram Shandy (et aussi le cardinal de Retz, rebelle à sa classe) ? Lui qui était si soucieux d’archives et de droit d’auteur, lui qui se préoccupa de la transmission de ses écrits et les confia à Buchet-Chastel puis à Gallimard, entreprise culturelle établie par excellence, se serait-il senti trahi par le travail éclairé, humble et sensible des deux commissaires ? Trop nombreux sont ceux qui s’arrogent le droit de parler en son nom, me semblent-il [et on en voit, bien sûr, bien des exemples dans les commentaires, ici et ailleurs].

On en sort la tête pleine et dans les nuages, subjugué par la dimension à la fois intellectuelle, politique et artistique de Guy Debord (et de ses compagnons) en se demandant qui aujourd’hui parvient à combiner cette position politique et cette force artistique (dans la forme et le style autant sinon plus que dans le fond) : sûrement pas les ‘pro-situs‘ contemporains, idolâtres dogmatiques et vieillots (comme le site américain intervenant ci-dessous), ni les artistes qui prétendent parler de politique en récupérant des slogans, comme Claire Fontaine, ou en se marketant en contradiction totale avec leur propos (comme Société Réaliste). Non, personne, en tout cas en Occident, et c’est sans doute la preuve ultime que Debord avait raison, que la société du spectacle a gagné, et que cette exposition se justifie parfaitement.

Photos 3, 4, 6 & 7 de l’auteur; photos 1 & 8 courtoisie de la BnF.

 

L’art de la ruine, la ruine de l’art

Ce serait une exposition sur le monde d’avant, d’avant la catastrophe uchronique ayant anéanti notre monde, sur ce qui restera quand il n’y aura plus rien ou presque, que quelques souvenirs d’antan, d’aujourd’hui, quand les rares survivants se terreront dans des abris et s’efforceront péniblement de se souvenir. Ce serait une exposition où chaque pièce ou presque serait chargée de mélancolie, où chaque lieu serait marqué d’un souvenir tragique, où chaque texte du catalogue évoquerait des temps révolus.

Vue d’expo L’Abri (Dove Allouche, Davide Balula, Giulia Andreani)

Baignées par la clarté finissante du froid soleil couchant de Pierre Ardouvin, des ombres se mouvraient, entre le survivant masqué errant dans Warmdewar (Nicolas Moulin), les ombres de Stalker revisitées par Dove Allouche, le fantôme invisible et palpitant de Davide Balula (auquel ferait écho l’invisibilité des palpitations d’un cœur dans Pace de Laurent Montaron, présent ici seulement par le biais d’un récit incertain mis en œuvre par Nina Beier & Marie Lund) et l’humanité tragique des personnages de Giulia Andreani avançant vers nous ou contemplant la mer, pensifs.

Vue d’exposition L’Abri (Tatiana Trouvé, Michel Blazy)

À l’ombre de la pluie toxique de Michel Blazy, au bord du trou noir prémonitoire d’Éric Baudart, dérouté par le rocher cadenassé de Tatiana Trouvé, on lirait, dans le petit bijou de catalogue, la fiction moscovite désespérée de François Michaud, ou bien les premières pages de Art and Anarchy, d’Edgar Wind, sur l’art des périodes troublées, des fins de civilisations.

Ryan Gander, Portrait of Mary Aurory, 1972, 2003, photo N&B, 35x20cm

Le temps ici serait suspendu, dans ce refuge précaire et mélancolique, impartageable et solitaire, où notre seule compagnie pour l’éternité serait la photographie de Mary Aurory cachée derrière ses lunettes opaques, aka la mère de l’artiste (Ryan Gander). Il ne faudrait espérer ici nulle caresse, nulle tendresse, nul baiser, nulle espérance. Ne manquerait plus qu’une corde pour se pendre…

L’Abri est l’exposition des étudiants (promotion 2013) du Master 2 Sciences et Techniques de l’Exposition de l’Université Paris 1 Sorbonne (jusqu’au 13 avril seulement), à partir d’œuvres de la collection de la famille Moulin (Houzé).

Photo 1 de l’auteur; photos 2, 3 & 4 de Anne-Frédérique Fer (France Fine Art). Pierre Ardouvin étant représenté par l’ADAGP, la reproduction de son oeuvre a été ôtée du blog au bout d’un mois.

 

 

 

 

Pour oublier la crise, vous reprendrez bien un peu d’optique amusante ?

Les expositions sur l’art optique, lumineux, cinétique, etc. pullulent en ce moment à Paris : Julio Le Parc au Palais de Tokyo (jusqu’au 20 mai), Soto chez Denise René (jusqu’au 13 avril) et au Centre Pompidou (jusqu’au 20 mai), Natures artificielles à la Maison des Arts de Créteil (jusqu’au 14 avril seulement*, avant d’aller à Lille) et Dynamo au Grand Palais (jusqu’au 22 juillet). Cet art dont l’intérêt ne semblait plus qu’historique retrouve une actualité, une contemporanéité qu’on n’attendait plus. Ce sont bien sûr des expositions de qualité, avec souvent des reconstitutions de pièces essentielles et qui nous rappellent l’impact important qu’a eu cette forme d’art.

Julio Le Parc, vue d’exposition, ph. André Morin

 

A la première exposition, on se demande ce que vient faire l’ancêtre Le Parc dans un lieu dédié à la jeune création contemporaine, où ses œuvres historiques sont présentées, mais où (contrairement au Grand Palais) aucune contextualisation n’est offerte, aucun dialogue avec des artistes d’aujourd’hui : juste une belle exposition monographique à la Pompidou, comme celle de Soto. Mais à la quatrième ou cinquième exposition, on en vient à s’interroger : d’où vient cet engouement soudain ?

Dan Flavin, Untitled (to you Heitner, with admiration and affection), 1973, tubes fluorescents, Dia Art Foundation

La réponse, je crois, n’est pas dans les catalogues ou dans les propos des commissaires ; elle est un peu dans le discours des médiateurs (au passage, ceux de Créteil sont excellents), et elle est beaucoup dans les réactions du public. Ces expositions sont essentiellement, pour les visiteurs, des expériences, les sens y priment sur l’intellect. Elles apportent des sensations rares, surprenantes, légèrement dérangeantes. Elles perturbent la vision, et souvent aussi le sens de l’espace. Elles fournissent un peu de magie, des mystères aisément percés, des perceptions immédiates et fortes. Elles éblouissent, elles étonnent, elles perturbent, elles font chavirer, flotter, elles donnent le vertige ; on y navigue entre néons, miroirs, lamelles colorées ou argentées, trames et palpitations, on s’y immerge, on n’y voit la ‘réalité’ que déformée, diffractée, stroboscopée, distordue, et cette réalité n’est que nous-mêmes, les visiteurs. Sur le socle de Dreammachine de Brian Gysin, il est écrit « La première oeuvre d’art à regarder les yeux fermés ».

Zilvinas Kempinas, Beyond the Fans, 2013, bande magnétique, ventilateurs, Yvon Lambert

Pas de monde extérieur ici, pas de réel, pas de cité (et les quelques œuvres ‘politiques’ de Le Parc que le Palais de Tokyo s’est cru obligé de montrer vers la fin de l’exposition tombent à plat, et ne rendent nullement compte de la richesse de la pensée anarchique de l’artiste, qui d’ailleurs déclare dans Artpress : « Quand il y a eu Mai 68, nous avons annulé notre projet d’exposition dans la rue, ce n’était plus la peine »). On est là pour expérimenter, pour percevoir, pour jouer. Les enfants, petits et grands, s’en donnent à cœur joie dans ce qui leur semble un immense parc d’attraction, leur enthousiasme détériore des pièces simples mais fragiles de Le Parc, ils mettent en œuvre (mais au Grand Palais ce serait plus compliqué, avec tous ces vigiles) le manifeste du GRAV d’octobre 1963 : « Défense de ne pas participer, défense de ne pas toucher, défense de ne pas casser ».

Philip Beasley, Epiphyte Veil

Non qu’il n’y ait des oeuvres splendides et de très grands artistes; non qu’il n’y ait des moments de poésie pure, des visions enchanteresses, des environnements inoubliables (mais aussi, hélas, beaucoup de gadgets technologiques). Une des plus belles sections de Dynamo s’intitule ‘Espace incertain’ et on y trouve Dan Graham, Gianni Colombo, Kusama et le labyrinthe du GRAV (Garcia-Rossi, Le Parc, Morellet, Sobrino, Stein et Yvaral). Mais que faire de cette incertitude ? À Créteil, dans une exposition à visée plus scientifique, si certaines pièces se réduisent au même ‘émerveillement’ participatif un peu béat, d’autres sont heureusement davantage ancrées dans le réel ;  entre autres, la canopée de Philip Beesley est un rêve savant, et les fluides magnétiques de Sachiko Kodamacomposent des sculptures entre zen et technologie.

Sachiko Kodama, Morpho Towers : two standing spirals

Mais quand on réalise au Palais de Tokyo à quel point Le Parc flotte là comme un extraterrestre uchronique, quand on réalise au Grand Palais que les fondateurs (Kupka, Balla, Delaunay, Moholy-Nagy, Duchamp même et enfin Calder, ceux de l’époque lointaine où l’art, cet art, était une révolution, et non un divertissement) sont relégués à la fin fatiguée de l’exposition en dépit de toute logique, alors qu’au lieu d’un Calder, un lourd mobile de Xavier Veilhan trône, incongru, dans l’escalier d’honneur, on en vient à s’interroger sur le sens à donner à cette revisite anhistorique de l’art cinético-lumineux.

Marcel Duchamp, Rotative, plaques-verre, 1920, plexiglas peint, métal, bois et moteur électrique, 170x125x100cm, Centre Pompidou

En somme, ce sont là, au fond, des divertissements, qui ne dérangent (modérément) que les sens et qui permettent, l’espace d’une visite, d’oublier où nous vivons : devant le Grand Palais, les naïades de la fontaine sont à peine visibles dans la brume de Fujiko Nakaya  C’est peut-être cela, l’art pour l’art…

Fujiko Nagaya, Cloud installation 07156, Grand Palais, Bassin de brouillard (détail), eau-brouillard générée par 373 diffuseurs de brouillard et un système de moteur de pompe à haute pression.

  Photos Kempinas, Beasley, Duchamp et Nagaya de l’auteur. Le Parc, Flavin, Kempinas et Duchamp étant représentés par l’ADAGP, les reproductions de leurs oeuvres ont été ôtées du blog à la fin de l’exposition Dynamo.

  • Lire cette recension très complète de l’exposition de Créteil sur le blog de Sabrina Bouarour, Le Monde Académie.