Christo, une histoire de packaging

Christo, Le Pont Neuf empaqueté, Paris, 1985

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L’essentiel de l’exposition de Christo* au Centre Pompidou (jusqu’au 19 octobre) est une exposition documentaire sur l’emballage du Pont-Neuf. Vous y verrez des centaines de dessins et croquis plus ou moins techniques, de lettres, de photographies (avec Chirac, Debré, …), et même quelques morceaux de bâches ou de sangles. C’est fort intéressant, et bien documenté, mais ce ne sont que des miettes d’un projet qui n’a existé que parce qu’on pouvait l’expérimenter. J’habitais alors tout près et y passais plusieurs fois par jour, et ce ne sont pas ces interminables documents qui vont me faire rêver. Christo, finançant ses projets en vendant les dessins d’avant-projet, en réalisait des centaines, des milliers ; nous avons ici les invendus.

Christo dans son studio, New York, 2019, capture vidéo par l’auteur

Ceci explique peut-être pourquoi il n’y a presque rien dans l’exposition sur le prochain emballage de l’Arc de Triomphe, prévu pour septembre 2021. Un petit photomontage de 1962 et une vidéo de Chisto travaillant sur le projet peu avant sa mort : le reste doit rester inédit pour pouvoir être vendu ? Il faut lire le numéro spécial de Connaissance des Arts pour en savoir un peu plus. La feuille de salle du Centre Pompidou se contente de nous rassurer : « La Flamme de la Nation devant la tombe du Soldat Inconnu continuera à brûler ». Ouf !

Christo, Le Rideau de Fer rue Visconti, 27 juin 1962, mur de barils de pétrole, ph. Jean-Dominique Lajoux

On y apprend aussi que Christo voulait n’avoir à Pompidou qu’une exposition documentaire sur le Pont Neuf et que le Centre a insisté pour montrer aussi des oeuvres de sa période parisienne de 1958 à 1964, qui sont rarement exposées, restant dans l’ombre des grands projets d’emballage. On ne connaît guère que la performance de barrer pendant quelques heures la rue Visconti avec des barils (avec la complicité de Jeanne-Claude, bien sûr, qui négocia avec les policiers venus démonter la barricade à 1h du matin), vague évocation du Mur de Berlin alors en construction, mais vraie intervention de Land Art urbain agressif.

Christo, Paquet sur table, 1961, tissu, laque, cordeau et objet divers sur guéridon, 107x42x42 cm, coll. Centre Pompidou, ph. Eeva-Inkeri

Principalement deux tendances dans ces oeuvres. D’abord, empaqueter des objets divers et variés, qui restent plus ou moins reconnaissables : petites boîtes, bouteilles, chaises, poussettes, barils, tableaux, …, avec du tissu, du papier, du plastique, de la laque, du sable, de la poussière, des ficelles. C’est un jeu de texture, de brillance, de couleurs, un travail qui se relie à toute l’histoire du drapé : on aurait aimé davantage de références dans l’exposition, par exemple à Sansevero, à Clérambault ou à Giacometti (chez qui le jeune Christo vit les sculptures de glaise enveloppées dans des linges humides pour ne pas sécher), ou, même, audacieusement, à Judith Scott, lointain parentage obsessionnel. Mais rien de cela n’est évoqué ici, et l’accrochage est bien sage, bien linéaire.

Christo, Devanture de magasin mauve, 1964, 235x220x35 cm, bois, métal , émail, plexiglas, papier, tissu, lampe, Ph. Wolfgang Voltz

Dans la même veine, des vitrines camouflées, comme un empêchement, un déplacement : alors que les objets étaient reconnaissables, ici, de l’intérieur, nous ne saurons rien, comme pour l’objet d’À bruit secret.

Christo, Cratère, 1960, photo de l’auteur

L’autre série, qui n’a pratiquement jamais été montrée, comprend des toiles matiéristes, trouées, déformées, boursouflées, triturées, quasi tri-dimensionnelles. Christo fut inspiré par Dubuffet, dit-il, mais on peut aussi voir des parentés avec Fontana en moins lisse (Fontana fut la seconde personne à lui acheter une oeuvre en 1958), avec Burri en moins audacieux ou avec Millares en plus calme. C’est ce qui m’a le plus intéressé dans cette exposition un peu trop convenue.

Jeanne-Claude devant le mur de barils, juin 1962

  • oui, je sais, il faut être politiquement correct et dire « Christo et Jeanne-Claude », la responsable marketing, RP et finances ayant désormais le même poids que le créateur. Un peu comme les vêtements Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé, ou les romans de Virginia et Leonard Woolf, ou de George Sand et Alexandre Manceau …

Un art furtif

Sophie Lapalu, Street Works New York 1969, Presses Universitaires de Vincennes, 2020

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Je connaissais les actions performatives de Vito Acconci  et en particulier celle où, du 3 au 25 octobre 1969, chaque jour ou presque, il suit un inconnu dans la rue à New York, et note sur une feuille de papier son action : une brève description de la personne, les horaires, les endroits publics où elle va, boutiques, bars ou cinémas (le 7 octobre, à 8.10 PM, l’homme suivi va voir le film « Paranoia »), l’action s’arrêtant quand la personne suivie entre dans un lieu privé. J’ai  appris, en lisant le livre (264 pages) Street Works New York 1969 de Sophie Lapalu (à partir de sa thèse), aux Presses Universitaires de Vincennes (Paris 8), que cette action faisait partie d’un programme, Street Works, lancé par un curieux personnage, John Perreault (qui se décrit comme un « high-profile art critic », p. 137 et, p. 8, comme un poète « devenu critique d’art pour soutenir sa carrière d’artiste »).

Vito Acconci, Following Piece documentation, 1969-1988 (pas dans le livre)

Ce type d’action artistique éphémère est évidemment imperceptible, invisible, inaperçu, furtif, nul ne le remarque, et elle n’existe que dans le récit qu’on en fait. Sophie Lapalu l’inscrit de manière très complète dans une histoire qui reprend la figure du flâneur, Poe et Baudelaire, le détective (assez longuement, à la fin du livre), mais aussi Simmel, Foucault et Benjamin (et, dans un article, Peirce) : c’est la partie « érudite » de la thèse, fort intéressante. Elle la lie, tout en la contrastant, à Byars et à Kusama (p. 110-114), et mentionne brièvement Fluxus (p. 115), et les happenings (N. 126 p. 113). On peut discuter par contre l’analogie que l’auteure propose avec les situationnistes (p. 129-130), tant leur rapport à l’art et à la politique est différent, j’y reviendrai.

Vito Acconci, Following Pieces, 1970 (1969 ?), photo Betsy Jackson

Mais, d’une action aussi imperceptible, on n’a que les traces, véritables ou reconstruites. Il est déjà particulièrement difficile d’en faire l’inventaire : il y eu six vagues de Street Works (N. 2 p. 59), et, sur trois d’entre elles, nous ne savons apparemment presque rien. Le nº III comprenait 700 participants, et était de fait impossible à documenter ; le nº IV était parrainé, organisé, institutionnalisé, avec un vernissage, et n’avait plus la spontanéité bordélique des trois premiers (p. 103-107). Et comment révéler ces actions ? Acconci refait sa performance de suiveur avec une photographe l’année suivante (p. 182) : une reconstitution postérieure afin d’en garder une trace, mais sans le même protocole. C’est aussi que ces artistes tentent d’entrer dans le marché de l’art : ils doivent avoir quelque chose de vendable, un texte, une photographie (p. 141, 146). Et ils ont besoin d’être reconnus, ce que Acconci fait de manière totalement cynique en s’efforçant d’attirer l’attention sur lui de grands noms du monde de l’art (p. 168-170). C’est toute l’ambiguïté de cette démarche, bien démontée ici, et ce qui fait aussi, à mes yeux, que la comparaison avec les Situs ne tient pas, car ces derniers, assez rapidement, rejettent le monde de l’art et définissent leurs actions comme exclusivement politiques.

Affiche de Street Works IV, The Architectural League of New York, 1969

Justement, les Street Works sont-ils politiques ? Certes ils sont dans le contexte de la guerre froide (p. 13) et du Vietnam (p. 63), les luttes des Black Panthers et des homosexuels étant aussi très brièvement évoquées (p.61). L’accent politique, selon l’auteure, vient principalement du rapport avec le Art Workers Collective (p. 63-64), qui reste quand même un mouvement très « corporatiste », très limité à l’univers muséal, lancé par Takis pour protester contre le choix d’exposer une de ses sculptures au MoMA. Et la dimension socio-politique est plutôt une contrainte : suivre des femmes dans la rue vous fait passer pour un pervers (p. 69) et donc Acconci suit deux fois plus d’hommes (14) que de femmes (7) ; on est loin de mon cher Tichý. L’artiste Bernadette Meyer (belle-sœur d’Acconci), portant un blouson en peau de phoque, doit rebrousser chemin face à une manifestation spéciste (p.72). Il faut se plier aux règles et aux préjugés de la société, et, le cas échéant, la police est là pour les rappeler (p. 73) : pas exactement un mouvement contestataire. Dans ce registre, Jiri Kovanda, qui pratiquait des actions similaires comme une affirmation (discrète) de liberté dans le contexte totalitariste de la Tchécoslovaquie communiste, est à peine mentionné (p.10) alors qu’il aurait fourni un contrepoint intéressant.

Adrian Piper, The Mythic Being, 1973, video still (pas dans le livre)

Heureusement, il y a Adrian Piper (p. 73-87), dont les actions (tant dans le cadre de Street Works qu’ensuite ; je viens de revoir la vidéo The Mythic Being dans une médiocre exposition sur les masques, où c’était pratiquement la seule œuvre digne d’intérêt) affirment une position sociale et politique très marquée : une femme noire qui teste les frontières de l’acceptation sociale, et qui dit le faire davantage en tant que Noire qu’en tant que femme (p. 86). Piper, au teint très clair et d’une famille upper-middle-class (contrairement à ce qui est écrit ici), se masculinise, se prolétarise et se noircit (figurativement) pour correspondre au stéréoype. Cette politisation de l’action de rue la démarque des autres artistes présentés ici.

Adrian Piper, Catalysis III, 1970

Ce livre présente remarquablement ces actions, tout en ne cachant pas les difficultés de la recherche, il les inscrit fort bien dans des lignées artistiques et esthétiques, il problématise la notion de traces et de documents. Mon seul reproche serait que l’analyse politique aurait pu y être plus poussée. Sinon, comme on doit s’y attendre, très bonne bibliographie, deux index (personnes et concepts), mais peu d’illustrations.

Quelque chose entre deux

Catarina Botelho, exposition Qualquer Coisa de Intermédio, 2020

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De la photographe Catarina Botelho, je connaissais jusqu’ici surtout des lieux vides, déserts, minéraux, détails architecturaux, coins d’immeuble : son regard sur la ville, au hasard de ses déambulations, s’arrêtant ici sur une brisure, là sur une trace d’humidité ou le contraste entre deux matériaux. Dans son exposition (qui vient de se terminer), une image rappelle cette pratique : fenêtres obstruées et pierres lépreuses.

Catarina Botelho, exposition Qualquer Coisa de Intermédio, 2020

Mais la plupart sortent du cadre urbain proprement dit, des rues et des immeubles, pour aller vers les marges, la zone, l’espace entre-deux. Il n’y a jamais personne de visible, seulement des traces humaines ambiguës. Des vestiges domestiques gisent dans la végétation. Cette chaise de plastique banale est-elle abandonnée, ou bien marque-t-elle la place d’un patriarche y trônant, rendant la justice peut-être ?

Catarina Botelho, exposition Qualquer Coisa de Intermédio, 2020

Ces tapis qu’on aère dans l’herbe nous renvoient-ils à des immigrés ? Ou bien tel détail codé évoque-t-il des Tziganes ? De ces vies laissées dans les marges, refoulées même, dans ces lieux où nul ne va à dessein, que nous dit la photographe errante, dérivante, attentive au moindre détail ? Qu’elles construisent là un espace de liberté, de résilience.

Catarina Botelho, exposition Qualquer Coisa de Intermédio, 2020

Ces déchets apparemment abandonnés construisent des campements précaires, clandestins de gens toujours sur le qui-vive, toujours prêts à repartir, toujours en quête d’une protection, d’un abri. Ces pierres entassées sont-elles le signe d’un foyer ?

Catarina Botelho, exposition Qualquer Coisa de Intermédio, 2020

Pour moi, deux images très différentes peuvent conclure cette errance. L’une, toute petite, est d’un incendie; crime, accident, rituel, nul ne saura. Comme un point final.

Catarina Botelho, exposition Qualquer Coisa de Intermédio, 2020

L’autre, immense, sur le palier, est celle d’un mur fendu, que la lumière traverse; un arbuste pousse dans la fêlure. Bienheureux les fêlés, car ils laissent passer la lumière. Un espace de liberté, loin des strictes règles urbaines.

Photos de l’auteur, excepté la première.

 

Peintures d’un monde vide

Manuel Amado, série Trains, Gares et Arrêts, G : Gare III, 1986, 75x95cm; D : Fin de la ligne, 1986, 75x95cm. Coll. Millennium bcp. Vue d’exposition

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Ce sont des tableaux réalistes, presque photographiques, d’endroits dénués de quelque présence humaine que ce soit, peints de manière, lisse, quasi impersonnelle. Des tableaux hors du temps, sinon éternels, contemplatifs, mais aussi quelque peu dérangeants. Un vide semble y avoir pris possession de tout l’espace.

Manuel Amado, La route de Comenda II, 1993, 89x116cm, coll. Millennium bcp

La plupart sont des scènes de transition, de passage, d’entre deux. L’asphalte d’une route au milieu de la forêt. Une gare désertée : arrivée, départ ou voyage impossible ? Des escaliers dont on ne sait d’où ils viennent, où ils mènent.

Manuel Amado, Terrasse avec chaise ( La Maison sur la mer), 1992, 73x100cm, coll. privée

Le bord de mer aussi, la plage, cet espace entre terre et mer, ce rivage sous le ciel, cette immensité déprimante. La toile ci-dessus peut évoquer Hopper, mais un Hopper dépouillé, anti-narratif, hors du monde, celui de Sun in an Empty Room.

Manuel Amado, Enlevez-moi cette chaise (Le spectacle va commencer), 2004, 89x130cm, coll. Millennium bcp

Et le théatre est vide, pas un spectateur, pas un acteur, l’idée seule de théâtre, rien d’autre, avec parfois le verso en contreplaqué de silhouettes de clowns (plus bas)  ou de polichinelles. De salle en salle, tout en admirant la beauté des toiles, on plonge de plus en plus dans une mélancolie sérielle, dans la dépression d’un monde vide.

Manuel Amado, Intérieur avec escalier (La Grande Crue), 1996, 116x89cm, coll. privée

Seule exception, où se verrait, sinon de l’humanité, en tout cas un peu d’histoire, une toile de la série La Grande Crue (montrée à Paris en 2001) : l’eau dans la maison, la catastrophe, le désastre. Seule fois où un semblant d’émotion humaine peut naître.

Manuel Amado, Les Clowns (Mises en scène), 2015, 60x73cm, coll. privée

Manuel Amado (1938-2019), fils de famille portugais, architecte et, après 1987, peintre à plein temps, a construit cet univers désert dont, malgré tout, la froideur triste et sereine attire. Exposition jusqu’au 20 septembre dans ce musée lisboète.

Photos 3 & 5 courtesy du Musée; autres photos de l’auteur.