Cette artiste ouzbek a actuellement une exposition au Fresnoy (jusqu’au 30 avril; pas vue) et une autre à Eye à Amsterdam (jusqu’au 4 juin), ayant gagné le Prix Eye Art & Film 2022. À Amsterdam, elle montre principalement des films, quelques photographies, quelques installations. Comme la plupart d’entre nous savons peu de choses sur l’Ouzbékistan et sa culture, nous n’avons sans doute pas la nécessaire distance critique par rapport à ce travail. Face à des images très léchées (la steppe à perte de vue, la neige, l’eau), nous nous émerveillons devant des récits de chamanisme, des rituels anciens (comme ci-dessus la ronde des jeunes filles autour d’une structure sacrée dans Chillpiq) dont nous apprécions la beauté (et la qualité filmique, quand l’image se dédouble et laisse apparaître les fantômes évanescents des pélerines) sans nécessairement en saisir la signification profonde.
Saodat Ismailova, Her Right, 2020, video collage, capture d’écran
Un des fils conducteurs du travail de Saodat Ismailova semble être la nostalgie d’un paradis perdu, avant que la modernité n’envahisse son pays, avant que le communisme soviétique ne l’asservisse, avant que ses beautés naturelles soient abîmées, avant que le tigre de Turan ne disparaisse. Cette modernité, souvent perçue comme destructrice, ne peut se maitriser qu’en lien avec les traditions passées, semble-t-elle dire, fusionnant Gagarine (Baïkonour n’est pas loin) et l’antique chaman Qorqut dont l’ascension au ciel défia la mort. Face à cette nostalgie quelque peu réactionnaire, Ismailova montre aussi une sélection de films ouzbeks anciens autour de la libération de la femme, et en particulier de son dévoilement plus ou moins forcé aux débuts de l’ère soviétique. C’est sans doute là que son ambiguïté ressort le plus, entre volonté féministe de libération des femmes et regret de l’influence russe / soviétique / moderne sur la culture de son pays.
Saodat Ismailova, The Letters (1904 & 1924), 2013-2019, photographies
Peu enclin à partager ces nostalgies quelque peu conservatrices, la pièce que j’ai préférée et un ensemble de quatre photographies de sa famille : arrière-arrière-grand-mère, arrière-grand-père, grand-mère (ces deux-ci sur la photo) et mère. Sur chaque photographie, un texte, poème ou récit d’un rêve, tous écrits dans une langue différente (persan, ouzbek ancien, arabe, russe) et dans une graphie différente (arabe, latin, cyrillique), afin de montrer la complexité culturelle d’un pays carrefour de différentes cultures. Et c’est aussi un témoignage de répression : son aïeul Abdul Aziz Turkistani fut envoyé au goulag, sa grand-mère Bibi Rokia, fille donc d’un ennemi du peuple, ne put aller à l’école. C’est, à mon sens, dans cette petite série que se perçoit le mieux la complexité turbulente de cette culture.
En 1997, Tati Barbès invita Malick Sidibé, Seydou Keita et Samuel Fosso à recréer dans le magasin leur studio photo pour faire des portraits des clients du magasin. Les deux premiers acceptèrent, mais Samuel Fosso refusa, et, à la place, fit des autoportraits avec des habits du magasin. En fait, Fosso ne fait que des autoportraits. L’exposition qui lui est consacrée à Huis Marseille à Amsterdam (jusqu’au 12 mars) montre bien, dans un recoin, quelques exemples de son travail de studio photo à Bangui entre 1970 et 1990, mais c’est tout à fait secondaire par rapport à la quantité d’autoportraits ici présentés. Ils sont de bonne qualité, mais cette obsession narcissique, voire exhibitionniste avec son propre corps devient lassante ; même, ici ou là une touche d’androgynie ou d’homoérotisme ne parvient pas à épicer cette monotonie. Même quand il veut pleurer la mort de son ami Tala, tué par la police en juin 1997, Fosso se montre lui-même, se projette sur l’identité de son ami, et, qui plus est, nu.
Samuel Fosso, série Allonzenfans, 2013
Au milieu de cette sempiternelle autoreprésentation, on ne s’arrête que devant les photographies qui dépassent la personne Samuel Fosso pour incarner quelque chose de plus ample, de plus profond. C’est par exemple le cas de la série Allonzenfans, dont deux diptyques sont montrés ici : un soldat africain en uniforme bleu horizon de la 1ère guerre mondiale, grave, baïonnette au canon, décoré l’un de la Légion d’Honneur et l’autre de la Croix de Guerre et un autre soldat, le même Fosso, souriant, en uniforme olive de la 2ème guerre mondiale. Un rappel bienvenu des tirailleurs sénégalais oubliés, sans grande sophistication.
Samuel Fosso, série African Spirits, 2008
Dans sa série African Spirits, il incarne quelques grandes figures noires : Angela Davis, Léopold Senghor, Aimé Césaire, Dr. King, Nkrumah. Faute de cartels nominaux, à nous de deviner qui est qui, ce qui n’est pas très difficile. On comprend aisément le propos. Mais que vient faire là ce Saint Sébastien noir ?
Vue d’exposition, Samuel Fosso, série Black Pope, 2017, photo de l’auteur
La salle la plus réussie esthétiquement est sans doute celle du Pape noir : habits blancs, fonds noirs et boiseries rouges. C’est assez fort, car dérangeant, peut-être plus pour longtemps. Mais tout cela n’est pas très sophistiqué, on reste dans une approche primaire de l’autoportrait. On peut s’en contenter et se réjouir de ces photographies bien faites, sans trop se questionner sur cette obsession représentative. Ou bien on peut préférer des autoportraitistes plus profonds et plus conceptuels, comme par exemple, Helena Almeida ou Jorge Molder.
Une petite exposition sur les ex-votos dans Broteria, un espace d’exposition lisboète géré par la Compagnie de Jésus (jusqu’au 25 mars). Dans ce pays, les ex-votos en cire sont communs : des bras, des têtes, des seins, des organes divers. Les dévots priant pour une guérison les déposent dans les églises, voire au pied de la statue d’un saint laïc accomplissant encore des miracles après sa mort. Quelques ex-votos en cire sont suspendus là dans une lumière assez glauque, mais l’intérêt de l’exposition vient bien davantage de la trentaine d’oeuvres d’artistes contemporains présentées dans ces salles.
Tamia Dellinger, Altar, 2022, 150x60cm
Des bijoux (en particulier de Marília Maria Mira et de Tereza Seabra), des objets apotropaïques, un phallus ailé, des sceptres (de Catarina Silva), et, ma pièce préférée, car la plus magique ou mythique, ce drap-tablier, Altar, de Tamia Dellinger, taché de sang et orné de pierres et de bijoux en argent et en cuivre, comme un objet rituel magique qui mystérieusement m’évoque Hermann Nitsch.
C’est l’occasion de relire ce petit livre, très bien illustré, de Georges Didi-Huberman (Bayard, 2006), navigant entre histoire de l’art et anthropologie sur l’aspect ordinaire, répétitif et banal des ex-votos et le léger malaise qu’ils suscitent chez le regardeur. Formes immuables, sans style ni beauté, exclusivement utilitaires, elles sont à la croisée du paganisme et du christianisme. Pourquoi la cire, se demande Didi-Huberman ? Pour sa plasticité, sa transformabilité, sa labilité : une « chair » malléable, un matériau du désir.
En ouvrant le Petit Traité de l’Art Faber (Actes Sud, 2022, 160 pages, reçu en service de presse), on se dit d’abord, que ce pourrait être un point de vue intéressant que d’aborder l’art selon une perspective économique. Mais on se rend rapidement compte que, derrière l’enthousiasme militant des auteurs, il y a là une vision monoculaire de l’art tentant d’imposer sa doxa sur une variété de travaux artistiques et récupérant à tout va toute oeuvre ayant un vague lien avec le travail ou la production : page 86, on apprend ainsi que Impression, soleil levant est une oeuvre d’art faber car cette toile « place le spectateur au cœur même de l’industrie française et du commerce international »… Et le comble, c’est que ces mots sont en italique afin de donner l’impression qu’il s’agirait d’une citation de Monet. On retrouve une liste interminable, de Homère à Banksy, tous mobilisés pour servir ce concept. De plus, méthodologiquement, c’est limite ; les citations non sourcées abondent : « l’organisatrice d’une grande exposition muséale » (p. 63), « un galeriste » (p. 70), « le directeur de la communication d’une banque » (p.74), dont les noms ne sont pas donnés, tout comme ne sont pas données les références scientifiques d’enquêtes faites « dans le cadre de nos recherches » sur 1000 personnes (p. 79). Le second auteur le plus cité dans l’index est Houellebecq (après Zola et ex aequo avec Balzac), c’est dire. Le livre est dédié à « Umberto Eco, ami, grand inspirateur et pionnier de la promotion de l’art faber » : c’est peut-être vrai, mais une recherche « Umberto Eco + art faber » ne donne que cette autocélébration, pas le moindre écrit de Eco sur ce concept. Pas très sérieux ! Ce critique dit : « Difficile d’être convaincu. Je reste perplexe devant ces spéculations qui n’ont pas un pivot bien défini. » Il y avait mieux à faire sur le thème de l’art et du travail que ce gloubi-boulga.
C’est un livre complet et érudit que Marc Décimo, duchampien de renom, a écrit sur la dernière oeuvre de Marcel Duchamp : Étant donné Marcel Duchamp. Palimpseste d’une oeuvre (les presses du réel, 2022, 312 pages, 67 illustrations ; reçu en service de presse) selon plusieurs axes. D’une part l’œuvre elle-même est disséquée, chacun de ses éléments est replacé dans son contexte de manière informée et précise ; un des grands intérêts du livre est la manière dont l’auteur la relie aux autres oeuvres de Duchamp, du Nu descendant un escalier aux readymades, en analysant les filiations intellectuelles et esthétiques (et aussi avec le jeu d’échec). Le passage du spectateur passif au regardeur impliqué est un des points forts de ces réflexions. De plus, on découvre des échos imprévus avec d’autres artistes, pourtant plus rétiniens, et en particulier avec Courbet. Mais la nouveauté du livre (pour moi, qui l’ignorais) est le fait qu’Étant Donnés doit être compris aussi en regard de l’histoire d’amour malheureuse de Duchamp avec la sculptrice brésilienne Maria Martins (dont, hasard, j’ai découvert deux pièces là il y a peu). Après Jacques Lipchitz, son professeur et amant, elle a une relation avec Duchamp de 1943 à 1951, puis le quitte pour retrouver son mari, ambassadeur du Brésil à Paris. Décrite comme très sensuelle et d’une « extrême animalité », femme fatale, elle avait aussi été l’amante de Mussolini en 1923. Elle est la modèle (moulée) du corps nu de Étant Donnés (sauf un bras, remoulé sur Teeny) et est une des rares personnes à savoir alors que Duchamp travaille en secret sur cette installation, qui ne sera dévoilée qu’en 1969, après sa mort. La thèse de Marc Décimo est que la création d’Étant Donnés est (aussi) une tentative de Duchamp pour empêcher Maria Martins de le quitter, pour la retenir auprès de lui. L’œuvre n’en est que plus chargée d’érotisme, mais aussi de mélancolie, voire de pulsions mortifères. Un livre foisonnant, plein de pistes surprenantes, et de plus fort bien écrit.
David Campany, Victor Burgin’s Photopath, Mackbooks, collection Discourse nº9, 2022 (112 pages, environ 60 illustrations) est une monographie sur cette oeuvre de Victor Burgin consistant en une série de 21 photographies du sol d’un lieu (ICA à Londres, Guggenheim à New York, …) à l’échelle 1 installées consécutivement à l’endroit même qu’elles représentent. Une oeuvre conceptuelle, différente à chaque fois qu’elle est réalisée. Une carte á l’échelle 1, comme celle de Lewis Carroll et de Borges, inutile et grandiose. David Campany relie cette pièce aux autres oeuvres de Burgin, et aussi à d’autres artistes comme Bruce Nauman, Richard Long, Carl André et Joseph Kosuth dans ce brillant essai qui stimule la réflexion.
De Joël Andrianomearisoa, j’avais apprécié les grandes installations, autour du noir, et parfois du blanc, toujours empreintes de rêve, de souvenirs, de fantaisie, de mélancolie : « des installations tactiles, sensuelles, qui frémissaient au passage du visiteur, des fantômes noirs, feuilles de papier et morceaux de toile qui semblent animés, possédés, sensibles, lettres, d’amour sûrement, imbibées d’encre noire, des traces d’amours mortes et de désirs inassouvis, des formes mystérieuses, chargées d’émotions plus que de signifiants. Un mélange de mélancolie et d’allégresse, entre froideur et douceur, entre formalité et sensibilité ». C’est une expérience quelque peu différente qu’on vit dans son exposition Our Land just like a Dream au Macaal (Musée d’Art contemporain africain Al Maaden) à Marrakech (jusqu’au 16 juillet). Car, de soliste, l’artiste est devenu polyphonique, chef d’orchestre. Il est bien sûr toujours question de matière, de formes, de lignes, de territoires. Mais la main fait intrusion ici, non seulement dans un manifeste poétique au mur (ou en couverture du catalogue), mais surtout en se multipliant. En effet, cette exposition est un dialogue, bien plus, une conversation à plusieurs voix. Avec les collections du musée, avec des artistes et surtout avec des artisans. Et, aussi, ci-dessus, avec l’Atlas dans le lointain brumeux.
Il n’est pas rare qu’un artiste invité mobilise dans son exposition des oeuvres du musée qui l’invite, et Joël Andrianomearisoa le fait avec humour : il a déniché les pires croûtes orientalistes des réserves (dans ce genre) et les met en regard des aquarelles que lui-même peignait à ses débuts (1995) à Madagascar, une manière de dire que son regard d’enfant colonisé était aussi forgé par cet orientalisme colonial. Plus intéressantes sont ses invitations à des artistes marocains contemporains, certains établis comme Farid Belkahia, d’autres à découvrir, comme l’installation d’Amina Benbouchta ou ce très beau paysage abstrait et sensuel de Fatiha Zemmouri. Il y a même Hans Hartung, adepte comme lui de la ligne noire.
Joël Andrianomearisoa, Litanie des Horizons obscurs, 2022, deux des neuf panneaux
Mais surtout l’artiste a travaillé de concert avec de nombreux artisans, concevant et fabricant avec eux assiettes, bijoux, verres, papier, broderies, carreaux de ciment, … Si certains de ces projets sont plus symboliques qu’esthétiques, comme les verres « beldi« , d’autres montrent au contraire une fusion, une harmonie entre artiste et artisan qui rappellent les grands moments des Wiener Werkstätte ou de Arts & Crafts. J’ai ainsi particulièrement apprécié l’ensemble « Litanie des horizons obscurs« , neuf panneaux de grande taille (120x90cm) qui combinent fibres végétales et étoffes recyclés, torsadées selon une méthode traditionnelle de vannerie, normalement utilisée pour l’assisse des chaises et tabourets (avec l’atelier de vannerie Yassine El Harada). Les couleurs traditionnelles, beige, noir, blanc, rehaussées d’or et d’argent, composent des formes géométriques hybrides, cinétiques et harmonieuses.
Joël Andrianomearisoa, Hymne à la Rose, 2022, détail
Encore plus impressionnante est l’installation « Hymne à la rose« , un cube sombre au centre du musée : on pénètre dans cette pénombre, on entend un poème écrit par l’artiste et psalmodié par la chanteuse Hindi Zahra, on hume une fragrance (créée par les parfumeurs The Moroccans) et on discerne aux murs 43 roses en métal, créées par un ferronnier (Miloud Bouarfa) et un dinandier (Azzedine Toufikalah), faiblement éclairées et luisant dans l’obscurité. On hésite entre chambre funéraire et cellule de méditation, entre mélancolie et extase. Il n’est pas si fréquent qu’un artiste s’investisse autant dans la compréhension de l’artisanat d’un pays, y déniche (au milieu de bien des productions médiocres) les meilleurs talents, et les associe ainsi dans son geste créatif.
Joël Andrianomearisoa, Tree of Life, 2022, détail
L’exposition dans son ensemble est conçue comme une installation, avec une circulation impérative, des échos, des répons, des échanges, des correspondances, le tout soigneusement agencé. Il y est question de poésie et de dialogue, de mélancolie et de jubilation, de paroles et d’images, de délicatesse et de sensibilité, du souvenir, du rêve, de la fantaisie. Rien ne le montre mieux, à mon sens, que ces deux branches de palmier noircies suspendues au mur ; d’autres, à côté, fanées, séchées, s’élèvent vers le toit du musée, mais ces deux-là sont des lignes noires, en écho à tant d’autres oeuvres de Joël Andrianomearisoa.
Avec la photographe française d’origine marocaine Mouna Saboni, les mots sont dans l’image, sur l’image*. Non point des mots de description, d’explication, de définition, mais des mots poétiques, de rêve, d’amour, de mélancolie. Tout d’abord dans la foire 1-54 de Marrakech, où les coups de cœur sont rares, elle montrait, sur le stand de sa galerie, trois images discrètes, devant lesquels le spectateur pressé ne s’arrêterait peut-être pas, mais qui attirent l’oeil du regardeur, trois images bleutées, quasi floues, brumeuses, sans rien qui accroche le regard à première vue, deux nuances de bleu séparées par une ligne horizontale. À y regarder plus attentivement, cette ligne est embossée de caractères en arabe, un texte qui sépare l’eau du ciel, ridant le papier, le sculptant. Pour le non-arabophone, il faut demander la traduction : des vers d’un poème écrit par elle, un poème pour l’être aimé dont on est séparé, qui est inatteignable. Mais l’objet de son amour ici est la terre de Palestine, photographiée depuis la Jordanie, un ailleurs où, comme tant d’autres proscrits, elle ne peut plus se rendre, une terre rêvée mais bien réelle. C’est une manière élégante, discrète et triste de dire l’exil, et aussi, avec ce texte ineffaçable, d’affirmer la résilience des colonisés. Bien des poètes palestiniens ont écrit leur douleur d’être exilés, et Mouna Saboni est comme l’une d’entre eux, traduisant ici cette douleur en images : « Et je rêve. // À l’illusion. À l’impossible. // À l’étendue perdue, à celle à venir. // À ne plus savoir ce qui est réel ou non. »
Mouna Saboni, série Ceux que nos yeux cherchent et ceux avant eux encore (Maroc), 2020
Dans sa galerie à Marrakech (jusqu’au 15 avril), une autre série, Ceux que nos yeux cherchent et ceux avant eux encore (Maroc), marie aussi image et écriture, là dans un travail de mémoire : l’artiste a récupéré des albums familiaux abandonnés à Tanger par les Européens ou Américains partis quand la Zone internationale fut supprimée et que Tanger rejoignit le Royaume du Maroc : déchirure sans nul doute, fin d’une vie privilégiée, internationale mais coloniale. D’eux, individuellement, nous ne saurons rien, seulement ce qu’ils étaient collectivement, ce qu’ils représentaient. Elle reprend ces photographies orphelines et leur redonne vie, leur insuffle une nouvelle existence, parfois en les montrant à demi derrière une couche de peinture blanche déchirée qui évoque les squames de chaux sur les maisons exposées au vent et au sel marin, ne laissant apercevoir qu’un fragment qui émerge de cette gangue, une demi-monstration inspirant un sentiment étrange et inquiétant ; parfois (plus bas) en les recouvrant d’une écriture en français et/ou en arabe, des mots d’amour, de douleur et d’exil, qui résonnent avec l’image. L’artiste joue avec ses deux langues, la maternelle et la paternelle, celle qu’elle maitrise et celle qu’elle s’efforce d’apprendre pour retrouver ses racines : « Je ne me souviens plus de rien. // Chaque nom comme un battement. // On a tout effacé, tout lissé. // Tout recouvert. // Il faut tout retourner. // Couche après couche. // Chaque geste. // Chaque trait. // Chaque fissure. »
Mouna Saboni, série Traverser, Maroc, 2018-19
Se relier à la mémoire, aux souvenirs, c’est aussi le sujet de l’autre série montrée là, Traverser, Maroc, où Mouna Saboni refait le trajet de son enfance, le voyage estival en voiture de France au Sud marocain. Elle photographie cette terre qu’elle a oubliée, qu’elle connait mal, où elle est à demi étrangère, dont elle parle mal la langue, et ce faisant elle se la réapproprie, elle retisse des liens distendus. Rien de pittoresque ici, de la brume, des rochers, des montagnes au lever du soleil, comme sculptées dans des nuances de gris. Et, dans un village en ruines dans le désert du Sud, ce pan de mur blanc au-dessus d’un gouffre noir, qu’une fissure fragilise, mais qui résiste : peut-être pas un autoportrait, mais, à tout le moins, là encore, une affirmation de résilience. Et ici aussi des mots, des poèmes dans une langue ou l’autre, une écriture qui elle aussi sculpte le paysage, des montagnes de pierres et de lettres jouant avec l’abstraction : « Il faut disparaître complètement pour apparaître de nouveau. // Il faut tout abandonner. Et tout traverser. // Abandonner. //…// Traverser. // Il y a la terre silencieuse. Il y a cette lumière éblouissante. // Et le sang dans nos veines. »
Mouna Saboni, série Ceux que nos yeux cherchent et ceux encore avant eux (Maroc), 2020
Note déontologique : ces deux derniers projets de Mouna Saboni ont été menés en partenariat avec la Fondation Montresso dans le cadre de son programme de résidence à Marrakech. L’auteur du blog était invité à Marrakech par cette même Fondation dans le cadre du projet d’une autre artiste (ce billet a 5 ans : depuis, beaucoup plus d’artistes locaux et de femmes). * Sur les mots dans la peinture, lire ce livre éloquent ; sur les mots dans la photographie, je ne connais pas de texte spécifique, mais ce livre en parle et mentionne, entre autres, le travail de Mouna Saboni. Images courtesy de l’artiste et de la Galerie 127.
Le tableau de Sandro BotticelliMars et Vénus à la National Gallery dégage une impression curieuse, qui a entrainé bien des controverses, des hypothèses, des tentatives de résoudre ses énigmes. Pour commencer, comparons-le avec le tableau de Piero di Cosimo, quasi contemporain, à Berlin (Vénus, Mars et Amour). L’hypothèse la plus commune est mythologique : les deux dieux se reposent après avoir fait l’amour. Chez Cosimo, c’est tout à fait plausible : Vénus est aussi nue que Mars, avec un simple voile pudique. Mais chez Botticelli, elle est habillée, robe élaborée et pesante, broche sur la poitrine, cheveux soigneusement peignés ; on voit très peu de sa chair et un seul de ses pieds. Dans les deux cas, Mars dort, mais Vénus chez Cosimo est quiète, alors que chez Botticelli elle boude, voire paraît courroucée. Comme il se doit, chez Cosimo, Cupidon est présent, ainsi qu’un énorme lapin blanc au sens un peu trop évident ; pas de Cupidon, ni de lapinerie chez Botticelli. Chez Cosimo, de charmants putti ailés à l’arrière-plan ; chez Botticelli, des faunes, satyreaux turbulents. Chez Cosimo, une scène paisible et douce, avec deux tourterelles qui se bécotent, et un morceau d’armure lui aussi un peu trop évident au premier plan. Chez Botticelli, une scène froide, mais tumultueuse, bruyante : lance, casque, buccin. Qu’est-ce à dire ?
Piero di Cosimo, Vénus, Mars et Amour, vers 1490, huile sur panneau de peuplier, 72x182cm, Berlin, Gemäldegalerie
C’est ce qu’essaie d’expliciter l’historien d’art et philosophe Stéphane Toussaint dans son livre Le Songe de Botticelli (Hazan, 2022, 160 pages, 40 illustrations couleur plus 12 planches, 9 pages de bibliographie, reçu en service de presse ; et une vidéo). Et il le fait non seulement en regardant vraiment le tableau et tous ses détails (près de la moitié des illustrations sont des agrandissements de détails) mais aussi et surtout en établissant un contexte et analysant des textes en rapport avec Botticelli. Et d’abord un songe que le peintre conte, dans lequel il dit son horreur du mariage : « Je rêvais que je m’étais marié et j’en éprouvais une telle douleur en songe et je m’en suis réveillé avec une si grande peur de le resonger que j’ai déambulé toute la nuit dans Florence comme un fou, pour ne pas courir le risque de me rendormir. » (p. 17) Un autre texte d’importance est un poème que Laurent de Médicis écrit sur Botticelli et sa gloutonnerie, qu’on peut lire au sens alimentaire, ou au sens sexuel. Stéphane Toussaint connaît bien la langue populaire toscane de l’époque et nous fait découvrir les sens cachés de tant d’expressions ambiguës. À petites touches, il nous peint une société florentine où l’homosexualité est fréquente et tolérée chez les grands et leur cour, jusqu’à ce que Savonarole ne vienne temporairement y mettre de l’ordre. Une jolie expression d’époque pour décrire ces mœurs est « ennemi des raisins et ami des pommes » (p. 18).
Sandro Botticelli, Mars et Vénus, détail
Dans cet éclairage historique et littéraire (avec aussi l’inspiration de Boccace et les pudeurs de Marsile Ficin, dont Toussaint est un expert reconnu), il nous entraîne à décoder les signes de ce tableau. Dans sa richesse d’arguments, j’en mentionnerai deux : l’épée de Mars, dont la garde verticale défie le bon sens et qui repose sous les fesses du dieu, et la tête de celui-ci, qui se détourne d’un coquillage de toute évidence vulvaire (nous avons ainsi droit à une fort éloquente « Chansonnette de la coquille » (p. 35-36)) en faveur d’un nid de frelons bien munis de leur dard (et non pas des guêpes, comme on le lit souvent). Les préférences de Mars semblent ainsi bien affirmées. Quant à Vénus délaissée, un regard en gros plan sur ses mains montre son index gauche s’enfoncer dans les plis du tissu de sa robe en un endroit stratégique cependant que son majeur droit caresse un autre pli du tissu ressemblant fort à une vulve postiche : frustration et onanisme. J’arrête là. Toussaint nous montre que tous ces signes, cachés au profane, étaient parfaitement intelligibles chez les courtisans, intellectuels et artistes florentins.
Sandro Botticelli, Mars et Vénus, détail
C’est un livre passionnant (encore qu’un peu répétitif à la fin) qui nous emmène de découverte en découverte (mais comment n’ai-je pas vu cela par moi-même, se demande-t-on souvent). Il est écrit avec érudition et avec humour, y compris une certaine forme d’autodérision. Et l’auteur n’hésite pas une seconde à ridiculiser les pères la vertu aveugles : « Laissons aux moralistes leur censure, seule jouissance qui leur reste » (p. 23) ; « indisposer deux publics, celui des féministes prévenues contre la caricature misogyne, et celui des machistes dressés contre la soumission du mâle » (p. 49) ; » Pourquoi laisser Boccace et Botticelli à la portée de bestiaux anachroniques, incapables de distinguer le XVe et le XXIe siècles, la fiction et l’action, l’art et l’actualité ? » (p.25) ; « les émasculateurs de sens », « le vétilleux contrôle des apeurés de la chair » (p.90), etc.
Couverture du livre
Au lieu d’une certaine mièvrerie que « les prudes victoriens et les sages donzelles » (p. 60) goûtent trop souvent en Botticelli, on a ici un Botticelli extravagant, insolite, marginal, pernicieux. Contrairement à une Maria Ruvoldt qui voit en Mars « une figure risible qui s’est abandonnée au contrôle de la femme », Toussaint affirme qu’ici Botticelli « fatigué de peindre des Vénus pudiques » renverse le pouvoir de Vénus au profit de Mars, du mâle, et « renvoie dos à dos paternalistes d’autrefois et féministes du futur » (p.106). Pour l’auteur, nous avons là « le premier manifeste homophile de l’histoire de l’art » (p. 108).
Le livre Contre-culture dans la photographie contemporaine de Michel Poivert (Textuel, 2022, 304 pages, 180 images pleine page, reçu en service de presse) est bienvenu car il vient éclairer un courant photographique qui, s’il existait déjà auparavant, n’a été mis en lumière que depuis une douzaine d’années, grâce à des festivals (celui de photographie expérimentale à Barcelone, celui de l’image tangible à Paris), des salons (A ppr oche, Offscreen), des expositions (au V&A, au MAM, à l’ICP, GESTE, au Folkwang, au CPIF) et des livres (Lyle Rexer, Yannick Vigouroux, Diarmuid Costello, Geoffrey Batchen et votre serviteur), pour n’en citer que quelques-uns. Ce courant, né après l’avènement du numérique omniprésent, comprend des approches variées, comme on peut le voir dans la diversité référencée ci-dessus, que Michel Poivert a regroupées sous l’égide de la contre-culture, de l’hétérodoxie, de la résistance au modèle dominant, au progrès imposé. Quand la photographie n’est plus seulement une image, mais est aussi un objet matériel (comme le montrera une exposition à la BnF en octobre 2023), quand elle va à l’encontre de l’iconographie prépondérante, alors il est aussi question d’émancipation, d’éthique, d’écosophie. La brève introduction, titrée « Un peu plus qu’une image », brosse un tableau général de ce paysage ; elle est suivie de sept chapitres thématiques, dont les frontières sont parfois floues ; on aurait aimé dans l’introduction avoir un « chemin de fer » introduisant ces sept chapitres.
Carmen Winant, My Birth, 2018, installation d’environ 2000 documents trouvés et tirages photographiques avec ruban adhésif, dimensions variables, p. 50-51.
Le premier chapitre, « la photographie surcyclée », traite de la reprise de photographies existantes, du réveil des images vernaculaires, de la collecte et du réemploi, à contre-courant du ruissellement fastidieux des images que dénonçait déjà Rimbaud en 1871. Parmi les 22 photographes de ce chapitre, on retrouve Isabelle Le Minh ou documentation céline duval. Ci-dessus une composition de l’Américaine Carmen Winantavec de nombreuses photos découpées de corps et fragments de corps féminins assemblées en un photomontage exubérant. Une légère irritation dès ce premier chapitre : l’ordre des reproductions ne suit pas l’ordre du texte, on doit naviguer à vue ou recourir sans cesse à l’index, et une artiste dont l’œuvre est décrite dans le texte n’est pas dans le cahier d’images, alors que deux y sont sans être dans le texte, ça ne facilite pas la lecture.
Kali Spitzer, Eloise Spitzer, 2015, ferrotype au collodion humide, 25.4×20.3cm, p. 110.
Les deux chapitres suivants traitent de techniques anciennes et de procédés anciens, d’abord de sténopé, de foto povera, de lomographie, de photogramme, puis de cyanotype, de calotype, d’ambrotype, de collodion, de gomme bichromatée, etc. Les artistes qui reviennent ainsi aux sources de la photographie ne sont pas nécessairement nostalgiques, mais ils recherchent une authenticité, une matérialité que la modernité ne permet plus. 43 artistes dans ces deux chapitres, d’Alison Rossiter à Driss Aroussi et de Matthew Brandt à Vittoria Gerardi. Ci-dessus un ferrotype au collodion humide de la Canadienne mi-autochtone mi-juive Kali Spitzer qui choisit d’utiliser la technique des portraits d’Amérindiens au XIXe siècle, comme une réparation pour le regard colonial alors porté sur eux.
Marina Font, Untitled, 2015, série Dark Continents, impression pigmentaire sur toile, gesso, napperon et fils montés sur un panneau en bois, 47.5×35.6×3.8cm, p. 153.
Les deux chapitres suivants s’intéressent à la matérialité augmentée de l’objet photographique : d’abord la manufacture, les interventions sur la photographie avec de la broderie (comme la couverture du livre avec Julie Cockburn), de la couture, du tressage (en bas, par l’Iranienne de Londres Samin Ahmadzadeh), du poinçonnage, des clous, du dessin ou de l’écriture ; ensuite l’amplification, la sculpturalité de la photographie imprimée sur métal, sur verre, sur marbre, sur porcelaine, ou décollée et recollée, ce qui lui donne du relief, une troisième dimension. 37 artistes de Carolle Bénitah à Joana Choumali et de Dune Varela à Sylvie Bonnot. Ci-dessus, une photographie ornée d’un napperon cache-sexe en forme d’utérus de l’Argentine vivant aux États-Unis Marina Font, qui explore le continent noir de la sexualité féminine en s’efforçant de traduire ses propres pulsions inconscientes.
Douglas Mandry, Plaine-morte-210421_020, série Monuments, 2020-21, photogramme sur papier Kodak au sténopé de glace, 50.7×40.6cm, p. 266.
Les deux derniers chapitres ont à voir avec la science : les « fables écosophiques » où la photographie se conjugue avec l’expédition scientifique, la géologie, la botanique, la nature, la randonnée, puis l’imagerie de nouveaux mondes, les utopies de mondes possibles, qu’ils soient liés à la vraie science ou au contraire aux mythes, au sacré. 35 photographes, de Dove Allouche à Raphaël Dallaporta et de Lionel Bayol-Thémines à Stéphanie Solinas. Ci-dessus un photogramme du Suisse Douglas Mandry qui introduit dans sa caméra sténopé des blocs de glace prélevés dans des glaciers, lesquels interagissent chimiquement avec le papier photosensible : comme un cri d’alarme sur le réchauffement climatique et la fonte des glaciers.
Samin Ahmadzadeh, 10 000 Faces II, 2017, photographies tressées à la main sur un contreplaqué en bouleau vernis, 18.5×24.8×1.8cm, p. 138.
Sans qu’il y ait vraiment de conclusion, le dernier chapitre se termine sur ces mots « une immense respiration utopique – une libération de l’imaginaire ». C’est un livre foisonnant sur ce nouveau pan de la création photographique, un livre poétique et engagé. Mais ce n’est pas un livre académique : ni liste d’expositions, ni biographies des artistes, ni (ce qu’on regrette le plus) bibliographie. Michel Poivert cite assez peu d’ouvrages de référence : Lyle Rexer brièvement, Günther Anders, Ivan Illich, à peine Vilém Flusser au détour d’une précision sémantique, alors qu’il est un de ceux qui ont le mieux théorisé cette approche contre-culturelle, cete résistance au modèle dominant, et que la « libération de l’imaginaire » de Poivert répond à la phrase ultime du livre de Flusser : « cette philosophie [de la photographie] est nécessaire parce qu’elle est la seule forme de révolution qui nous soit encore ouverte ». Je ne vais pas avoir la pédanterie de lister tous les auteurs qui auraient pu être cités ici, ce qui aurait davantage ouvert le champ des réflexions au lecteur, mais ce n’était pas le propos. Autre petit reproche : si les 126 photographes présentés ici affichent une impeccable parité H/F (air du temps oblige), il n’y a qu’un tiers d’entre eux qui ne sont pas Français (ou de la scène française), on aurait pu espérer davantage d’ouverture internationale. Beaucoup de découvertes pour moi (c’est le cas de toutes les reproductions que j’ai mises ici), mais en contrepartie, peu de grands noms (Oscar Muñoz, Bernard Plossu, Pierre Cordier sans image) et donc des absences un peu surprenantes (mais là non plus, pas de liste pédante). Mais, malgré ces quelques reproches, c’est un livre passionnant.
Couverture du livre, avec Valérie Jouve, Sans titre (Les Personnages avec Andréa Keen), 1984, C-print, 100x130cm
Le livre d’Olga Smith, Contemporary Photography in France. Between Theory and Practice (Leuven University Press, 232 pages, 11 photos N&B dans le texte, 28 photos couleur dans un cahier, bibliographie de 18 pages) est destiné à un public anglophone pour pallier le faible nombre de livres en anglais sur ce sujet. À la différence d’un livre traduit, c’est un point de vue original, celui d’une étrangère qui connait bien la France et qui offre une perspective un peu différente, plus large et moins enracinée, quelque peu distanciée par rapport au « génie français ». Mais l’intérêt de ce livre va bien au-delà d’une simple présentation plus ou moins thématique du panorama de la photographie française contemporaine, qui pourrait être très sèche ; en effet, de manière passionnante, l’auteure tisse des liens entre écriture et photographie, entre philosophie et art. Les trois premiers chapitres adoptent le même format : un moment (les années 1970, les années 1980, et la période 1990-2020), un écrivain (Barthes, Baudrillard, Rancière), un concept englobant (la subjectivité, les objets, l’engagement) et les travaux des photographes de cette période. Ce pourrait être lourd et artificiel, c’est passionnant, et c’est la partie la plus innovante du livre. Certes, on apprend peu de choses sur Barthes, trop connu, mais les chapitres avec Baudrillard et Rancière non seulement présentent des textes méconnus de ces auteurs (qu’il serait bon d’éditer en recueil) mais offrent aussi une analyse profonde et intelligente. Ce dialogue entre philosophie et photographie est la qualité première de ce livre pour qui connaît déjà un peu la scène française. La contrepartie est qu’il est peu question d’autres auteurs que ces trois-là, et que, par exemple, toute la riche recherche française sur photographie et psychanalyse (Tisseron, Barreau, Gagnebin, Kofman) est passée sous silence. Certains des photographes sont analysés en détail de manière approfondie ; les textes sur Depardon et sur le jeune Boltanski en particulier sont très intéressants. Sur d’autres photographes (comme Bourouissa) on pourrait souhaiter un regard plus critique. La plupart des photographes sont déjà bien établis, on ne fera pas de découvertes ici (la plus jeune, je crois, est Noémie Goudal, qui a 38 ans) ; très peu de choses sur la photographie expérimentale et la contre-culture explorée ci-dessus. Le 4ème chapitre n’est pas sur le même patron, il s’attache à la photographie de paysage, en effet un élément important de la photographie française ; il offre une vue transversale assez complète, et lie ce sujet à la crise écologique. Mais on est un peu décontenancé par la rupture de rythme et d’approche après les 3 premiers chapitres. La conclusion plaide intelligemment pour une histoire non nationaliste de la photographie. Note déontologique : livre reçu des éditions de l’Université de Leuven en remerciement de mon rôle de relecteur de ce livre avant publication.
Qui se souvient encore de Charles Sterling ? Qui est encore aujourd’hui inspiré par lui ? On relit encore avec intérêt Panofsky, Longhi, Focillon, Chastel, mais Sterling ? Seulement sur un sujet précis (la nature morte, par exemple), sans doute, mais guère davantage. Et pourquoi donc ? La thèse de l’historienne d’art Marie Tchernia-Blanchard, publiée aux Presses du Réel sous le titre Dans l’oeil d’un chasseur en un gros livre de 400 pages (48 illustrations en couleur, 30 pages de bibliographie) est une biographie intellectuelle aisée à lire qui analyse fort bien la pensée et l’œuvre de Sterling, étudie en détail chacun de ses écrits, et le replace dans son époque. Charles Sterling (1901-1991), né en Pologne, vient en France à 24 ans pour étudier l’histoire de l’art à la Sorbonne (Michelet) puis à l’École du Louvre ; employé (non rémunéré comme c’était alors la pratique) au musée du Louvre, il doit partir aux États-Unis en 1940 du fait des lois antisémites. Il y est employé par le Metropolitan Museum, pour qui, de retour en France en 1946, il continuera de travailler de manière quelque peu ambiguë tout en étant en même temps conservateur au musée du Louvre. En 1961, peu après le scandale de l’exportation aux États-Unis de La Diseuse de bonne aventure de Georges de La Tour (même s’il n’a pas été impliqué personnellement, contrairement à Germain Bazin, Sterling a souvent été critiqué, en particulier par George Isarlo, pour être trop proche des marchands et pour sa flatterie envers des mécènes comme Robert Lehmann), il quitte le Louvre et l’univers muséal pour aller enseigner aux États-Unis sans que l’auteure soit vraiment en mesure d’expliciter la raison de son départ brutal. Sterling a écrit principalement sur le Moyen-Âge et sur les XVIIème siècle, des ouvrages de synthèse (comme La peinture médiévale à Paris, son ultime livre), mais aussi beaucoup d’études très pointues sur des peintres ou des tableaux méconnus, une liste impressionnante. À la lecture de cet ouvrage, on relève, me semble-t-il, trois grands traits dans la pensée et le travail de Sterling : l’attributionnisme, le catalogage, et la défense du génie français.
Marie-Denise Villers (ex Constance-Marie Charpentier, ex Jacques-Louis David), Portrait de Marie Joséphine Charlotte du Val d’Ognes, 1801, huile sur toile, 161.3×128.6cm, New York, Metropolitan Museum of Art.
L’attributionnisme basé sur le connoisseurship, est plutôt désuet aujourd’hui : trop lié au marché, trop basé sur des considérations subjectives, intuitives, une « interprétation sensible », une « certitude morale ». Dans la pratique de Sterling, à la sensibilité plus littéraire que scientifique, le registre formel prime sur le contexte social de la création, le travail sur archives (qu’il délègue à des étudiants) n’a qu’un rôle secondaire ; il n’utilise jamais l’analyse scientifique technique des oeuvres, certes encore balbutiante au début de sa carrière, mais plus affirmée à la fin : seul compte l’oeil du « connoisseur ». Justes ou fausses, ses attributions, souvent basées sur la comparaison avec d’autres oeuvres, sont parfois controversées. Un exemple intéressant est la désattribution de ce tableau, joyau du Metropolitan présumé alors être de David (et acheté $200 000 en 1922), et que Sterling attribue à Constance Charpentier (l’attribution actuelle est à Marie-Denise Villers) : entre autres critères, Sterling voit là une marque du génie féminin, avec un soin subtil, des charmes évidents et des faiblesses dissimulées, incompatible avec le génie viril de David. Un oeil, certes, mais un oeil bien sexiste. Qui plus est, quand une critique d’art américaine questionne la légèreté de cette désattribution, Sterling la traite d’« orgueilleuse petite mégère » (p. 132).
Charles Sterling
Sterling, au Louvre comme au Metropolitan, effectua un travail remarquable de catalogage des collections, et ses ouvrages restent de référence. Il a aussi été commissaire de nombreuses expositions (dont celle Les Peintres de la réalité qui consacra la redécouverte de La Tour et qui fut recréée en 2006), mais il a davantage brillé par ses notices que par son esprit de synthèse, semble-t-il. Il est d’ailleurs assez surprenant que, alors qu’il passa presque vingt ans aux États-Unis, il soit resté indifférent aux orientations épistémologiques de l’histoire de l’art aux États-Unis (comme par exemple avec ses contemporains Meyer Shapiro ou Richard Offner). Sterling fut toute sa vie un défenseur de la spécificité du génie français, promouvant l’art national, les caractéristiques propres de la civilisation française. Cette approche nationaliste, un peu étonnante de la part d’un homme aussi cosmopolite et polyglotte, est décalée par rapport à l’interprétation transnationale des phénomènes artistiques qui prévaut depuis les années 1960. Elle explique aussi en partie son oubli actuel. Une autre cause de la désaffection pour son oeuvre est qu’il n’eut jamais de disciples : les étudiants, pour lui, semblent avoir été davantage des assistants pour ses recherches que des collaborateurs, non sans une pointe de misogynie quand une de ses étudiantes commença à lui faire de l’ombre (p. 285-286). La lecture de ce livre de très bonne qualité peut être complétée par deux articles antérieurs de la même auteure (ici et là), et par ce film. Livre reçu en service de presse.
Dans son exposition à la galerie Presença à Porto (jusqu’au 4 mars), comme déjà il y a cinq ans, Nikolaj Bendix Skyum Larsen revient sur un de ses thèmes de prédilection, les migrants, les réfugiés, comme ici, là et là. Dès l’entrée, trois cents statuettes stylisées en plasticine avancent vers leur avenir : masse sombre d’une foule de migrants que les discours sur le grand remplacement nous conduiraient à percevoir comme une invasion menaçante. Mais chacune, même sans visage, est particulière, portrait un individu spécifique, un vieillard, une femme enceinte, un enfant, un homme jeune (voir en bas). Chacun d’eux est empreint de dignité et d’espoir. Au fond de la galerie, loin devant eux, la photographie d’un arc-en-ciel dans un paysage désertique.
Nikolaj Larsen, Lost Somehow, 2023
C’est en connaissant un de ces réfugiés Porte de la Chapelle que Nikolaj Larsen a conçu ce travail : sans langue commune entre eux, lui et ce jeune Égyptien ne communiquaient qu’avec difficulté jusqu’à ce que le jeune homme lui remette une lettre en arabe racontant son parcours. Le lendemain, à la suite d’une opération de police, il disparaissait. Dans cette lettre que Larsen a fait traduire, il a noté les mots « Lost Somehow », perdu en quelque sorte, qui donne le titre de cette exposition : ils apparaissent en néon rouge dans la vitrine de la galerie, comme un appel.
Nikolaj Larsen, Red River, vidéo, 2022
Les mots de cette lettre accompagnent une vidéo, Keep Moving Forward, faite en collaboration avec Duncan Pickstock, montrant le cheminement d’un homme solitaire au visage flouté dans un désert sous un soleil de plomb, mais avec un arc-en-ciel incongru : un homme vulnérable, perdu quelque part, mais qui avance, entre confusion et espoir. Une autre vidéo est un périple en bateau sur le fleuve Evros (ou Maritsa), frontière entre Turquie et Grèce où se pressent les migrants, poussés par la Turquie, refoulés (illégalement) par la Grèce : montrant seulement l’eau du fleuve et la végétation des rives, sans un être humain, la vidéo commence de manière bucolique, douce et apaisée, une jolie balade idyllique entre eau bleue et arbres verts, bercée d’une douce musique. Puis, peu à peu, le rythme s’accélère, la musique devient graduellement plus violente, la couleur de l’eau passe progressivement d’un bleu apaisé à un rouge écarlate : l’Evros est le plus grand cimetière de migrants en Grèce.
Nikolaj Larsen, 4 Wanderers, 2018
Le travail de Nikolaj Larsen n’est pas documentaire ou militant, mais il pose subtilement des questions dérangeantes sur les migrations en les transcendant dans une création artistique. Par exemple, dans son film Quicksand (montré ici-même il y a 5 ans), un Européen tente de fuir son pays en proie au chaos, vers des pays plus hospitaliers, qui rejettent les migrants : or dans cette vidéo, on ne voit que des images d’air et d’eau, rien n’est montré, tout est suggéré. Comme je le notais alors, sa simplicité, sons sens de l’ellipse, sa créativité rendent son discours bien plus fort qu’un simple témoignage. Cet essai très complet replace son travail dans un contexte historique.