Photo pauvre, pauvre photo

Ugo Mulas, Verifica 7, le laboratoire : une main développe, l’autre fixe. À Sir John Frederick William Herschel, 1972,

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Une double exposition, au Jeu de Paume et au BAL (jusqu’au 29 janvier), est dédiée à l’arte povera et à la photographie : trois sections sur l’expérience, l’image et le théâtre place de la Concorde, et une sur le corps au BAL. Le but des expositions est de montrer comment la photographie (et le film et la vidéo) ont montré l’arte povera : c’est une approche documentaire, mais qui, en l’absence des oeuvres elles-mêmes, se révèle un peu sèche. Un objectif secondaire des expositions aurait pu être de montrer comment des artistes de la mouvance arte povera ont utilisé la photographie ou le film de manière créative, et non pas comme seulement une documentation de leurs oeuvres et performances : mais c’est une démarche plutôt rare et ici noyée dans la masse, alors qu’en soi, ça aurait mérité une exposition. On reste donc un peu sur sa faim dans cette ambiguïté photographique, entre documentation et créativité.

Fabio Mauri, Idéologie et Nature, 1978, vidéo 58′ 46 »

Du côté de la documentation, on trouve par exemple, entre tant d’autres, le film de Ideologia e Natura de Fabio Mauri : compte -rendu d’une performance dont sinon on ne saurait presque rien (dont j’avais vu la recréation à Venise en 2013), mais sans une quelconque créativité filmique. Et la grande majorité des pièces montrées suivent cette approche : une photographie de la Scultura vivente de Piero Manzoni, le film de la tentative de vol de Gino de Dominicis, les photos Fibonacci de Mario Merz (avec le nombre de gens correspondant dans la salle photographiée : effet simpliste), les images des performances Lo Scorrevole de Vettor Pisani, etc.

Claudio Parmiggiani, Autoportrait, 1979, tirage photographique sur toile émulsionnée, 63x48cm

Il est bien plus intéressant de mettre l’accent ici sur les artistes qui ont créé des oeuvres photographiques : Pistoletto et ses images miroirs, la collection complète des Verifiche de Ugo Mulas, la démarche systémique de Franco Vaccari pour constituer un portrait collectif de l’Italie avec des images de photomaton, la pellicule de Mario Cresci présentée dans son intégralité (12,55 mètres), la disparition de l’autoportrait de Claudio Parmiggiani, le jeu d’ombres de Paolo Gioli (Secondo il mio occhio di vetro). Les oeuvres sont présentées, mais il n’y a guère de réflexion sur la remise en question du paradigme photographique qu’elles occasionnent, sur Mulas se démarquant de la représentation, sur Vaccari tuant l’auteur ou sur Cresci niant la temporalité photographique. C’est dommage.

Couverture du catalogue avec détail de Michelangelo Pistoletto, Homme regardant un négatif, 1962/67

Le catalogue (reçu en service de presse) est assez curieux : 324 pages d’images, certaines sur fond jaune sans qu’on sache trop pourquoi, organisées par périodes (de 1960/65 à 1971/75), et non par sections comme on pourrait s’y attendre, sans notices sur les oeuvres individuelles. Suivent 64 pages de biographies des artistes, liste des oeuvres, bibliographie, chronologie etc., avec seulement 26 pages de textes en deux essais et une notule (sur la Fernsehgalerie). Si certains passages de ces deux essais sont pertinents, on reste là aussi sur sa faim, comme pour l’exposition. Mieux vaut lire Germano Celant ….

Ne visitez pas l’exposition « Décadrage colonial » !

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Photomontage d’Alexandre Liberman en couverture de VU, numéro spécial hors-série, 3 mars 1934, 37x27cm, coll. part.

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J’emprunte le titre (provocateur) à un billet d’Olivier Auger, qui a une connaissance bien plus étendue que la mienne dans le domaine des photographies autour de l’orientalisme et de la prostitution coloniale, et qui n’épargne pas ses critiques envers cette exposition. En effet, cette exposition de photographies sur le « décadrage colonial » (au Centre Pompidou jusqu’au 27 février) a comme point de départ la contre-exposition des Surréalistes en 1931 titrée « Ne visitez pas l’exposition coloniale », laquelle se tient alors dans le Bois de Vincennes. C’est une petite exposition gratuite au sous-sol, uniquement à partir des collections du Centre, d’où quelques lacunes. Et c’est surtout une exposition assez décousue.

Man Ray, « Exposition Coloniale Internationale, Reportage par Man Ray, Paris », cahier composé de trois pages, 1931, 29.4x23cm, coll. Centre Pompidou

Sans doute y a-t-il peu d’éléments dans les collections sur cette exposition surréaliste, qui ne connut guère de succès. Mais on aurait aimé un regard plus critique et plus inquisiteur. La curatrice elle-même ne semble trop guère savoir ce que signifie ce sèche-cheveux planté dans l’origine du monde que Man Ray inclut dans son « reportage » sur l’Exposition coloniale (le cartel dit : « image pas aisée à interpréter pour un regard extérieur », « inconscient sexuel et violence sous-jacente de l’entreprise coloniale », « illusions d’une idéologie impérialiste fondée sur le progrès technique et matériel » : pauvre Man Ray !).

Man Ray, Adrienne Fidelin, vers 1938-40, 8.6×6.3cm, coll. Centre Pompidou (image dans l’exposition, mais pas dans le catalogue)

Ceci confronté à cet archétype du regard sexualisé blanc sur un corps de femme noire qu’est son portrait d’Adrienne Fidelin, sa maîtresse antillaise qui faisait tout pour lui « cirer mes chaussures, apporter mon petit-déjeuner, peindre l’arrière-plan de mes grandes toiles, le tout sur un air de biguine ou de rumba » (et que Man Ray, fuyant Paris, abandonnera en 1940). Nombreuses sont les images dans l’exposition faisant ressortir de tels fantasmes sexuels coloniaux : André Steiner (qui privilégie souvent le pittoresque homoérotique), Roger Parry, Pierre Verger (même lui !), Laure Albin-Guillot (le fantasme n’est pas l’apanage des hommes…) y succombent ; seul le dessinateur Fabien Loris réussit un travail critique et ironique sur cette exploitation sexuelle. Quelques photos de Bousbir, lieu emblématique de cette domination sexuelle (et, comme le note Olivier Auger, sans précision sur ce lieu : « une indifférenciation des aires et de leurs habitants »).

Thérèse Le Prat, Femme Moï, Indochine, 1936, 36×35.5cm, coll. Musée des Arts Décoratifs

Plus intéressante politiquement (mais pas nécessairement d’un point de vue photographique) est la partie de l’exposition consacrée à la critique de l’exposition coloniale par le Parti Communiste, qui veut dire la vérité sur les colonies et déconstruire le mythe de la mission civilisatrice de la France. La couverture de VUen haut (photomontage d’Alexander Liberman) est à ce titre révélatrice. L’exposition dénonce aussi la dimension crypto-coloniale de l’ethnographie, où l’exotisme et l’orientalisme supplantent souvent la rigueur scientifique : cette image curieusement détourée de Thérèse Le Prat, oscillant entre ethnographie et promotion touristique, en est un exemple. Michel Leiris est un des seuls à s’en démarquer. Avec lui, Boiffard et Lotar sont parmi les seuls à articuler une dimension sociale critique dans leurs photographies.

Catalogue, Éditions Textuel, 2022, avec photomontage de John Heartfield paru en couverture de Social Kunst, nº8, 1932

On en ressort avec un sentiment de confusion, de bric-à-brac. Le catalogue (192 pages, reçu en service presse ; pas d’index, bibliographie succincte) ne fait rien pour dissiper ce malaise : beaucoup d’images, certes, mais réparties en tant de thèmes qu’on s’y perd : l’exposition coloniale, le spectacle ethnographique, un nouvel ailleurs photographique, exotisme de papier, corps modèles, érotisme et imaginaire colonial, empire et drapeau. Beaucoup d’inserts, certains pertinents, d’autres moins, sur des livres (de Leiris, Frobenius, Seabrook, Viot, les sœurs Nardal, les revues de charme) et des photographes (Pierre Ichac, Titaÿna). On est loin de la rigueur de l’exposition d’Orsay sur le modèle noir. Enfin, point de passage obligé, une double page 160-161 sur une supposée « Internationale féministe » (?), alors que, page 44, figure le texte d’une chanson de Louis Bonin (Lou Tchimoukov), « Sauvez les nègres de Scotsborough » en oubliant de mentionner que les neuf de Scottsboro dans l’Alabama furent condamnés à mort sans preuves, uniquement sur la base de dénonciations de deux femmes blanches prétendant avoir été agressées et que la justice avait crues sur parole : on se demande ce que ça fait là.

Arts de la préhistoire

Statuette de Tursac, Abri du Facteur, Tursac, Dordogne, Gravettien, calcite, 8.1×3.9×2.3cm, découverte en 1959, Musée d’Archéologie nationale, St-Germain-en-Laye

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L’exposition sur ce thème au Musée de l’Homme (jusqu’au 22 mai ; la section sur Picasso n’ouvrira que le 8 février) est une excellente introduction à ces arts mystérieux, difficiles à interpréter et en même temps si émouvants. Au-delà de ce que les sciences peuvent nous apprendre pour tenter de percer un peu ces énigmes, il faut laisser parler l’émotion, ne plus tenter de comprendre et de rationaliser, mais laisser affleurer en nous cette part archaïque, sauvage, irrationnelle qui peut nous permettre d’entrer en harmonie avec ces artistes. Un de mes souvenirs les plus marquants fut, enfant, de pénétrer dans l’immense cathédrale qu’est Lascaux peu avant sa fermeture par Malraux : le sentiment magique d’éblouissement et de sidération qui fut le mien alors est sans commune mesure avec celui, bien plus tard, du visiteur curieux et admiratif dans la réplique de Chauvet, par exemple (et, j’espère, de Cosquer bientôt).

Catalogue de l’exposition, avec Cheval galopant, panneau du Grand Taureau noir, grotte de Lascaux

L’exposition se déroule selon trois axes de représentation : les motifs abstraits, les animaux et la figure humaine, et sur trois médiums différents : art pariétal, art rupestre et art mobilier. La plupart des objets viennent de France, mais de très nombreuses images (et vidéos) montrent des oeuvres d’Espagne, du Sahara, d’Indonésie, du Brésil, d’Australie, etc. Le catalogue (reçu en service de presse) est plein d’informations savantes sur ces représentations, leur style, leur fréquence, leur répartition ; chaque objet y est accompagné d’une notice fort complète. Je vais résister à la tentation de faire ici un exposé savant et seulement redire quelques émotions. Peut-être d’abord penser à Maria Sanz de Sautuola, âgée de huit ans, qui, alors que son père Marcelino n’avait d’yeux que pour le sol de la cave d’Altamira, laissa errer son regard curieux et, levant la tête vers le plafond, s’écria : « ¡Mira, papá! ¡Bueyes pintados! ».

Vénus impudique, Abri classique de Laugerie-Basse, Les Eyzies, Dordogne, Magdalénien moyen/supérieur, ivoire de mammouth, 7.7×1.8×1.4cm, découverte en 1863, Musée de l’Homme

Commençons par la figure humaine, presque toujours féminine et la plupart du temps synecdotique : pour représenter une femme, le dessin schématique d’une vulve suffit souvent. Le mystère de la procréation est omniprésent. Parmi d’autres, j’ai été frappé par cette « vénus impudique » découverte en 1863 aux Eyzies, acéphale, maigre et à la poitrine bien plate, réduite à un pubis clairement dessiné et à des fesses hautes et larges ; très différente de la plupart des autres figures féminines gravettiennes ou magdaléniennes, sa jambe gauche légèrement avancée donne une illusion de mouvement, un dynamisme réaliste. Bien d’autres encore sont particulièrement étonnantes : la Vénus de Laussel, hanches larges, seins ptosés et une corne de boeuf à la main ; celle de l’abri Pataud, étonnamment svelte par rapport á ses consœurs ; et celle de Tursac (en haut), en calcite rose translucide, agenouillée, sans tête, au torse plat, mais au ventre renflé, le pubis projeté en avant, les reins cambrés, les fesses saillantes, qui repose sur un pédoncule permettant de la maintenir verticale, lequel lui confère un aspect phallique d’idole bisexuée. Nombreux sont les livres qui s’interrogent sur les représentations sexuelles préhistoriques, surtout féminines (peu de mâles, le plus connu étant l’étrange homme en érection du puits de Lascaux, et les multiples théories ou fantasmes á son sujet, plus de soixante hypothèses ; il inspira Georges Bataille, entre autres).

Alexandra Sand, Another Self, 2019, plâtre, éléments organiques, briques, 60x190x27cm, Galerie Hervé Bize, Nancy

L’exposition accorde une place importante à la Vénus stéatopyge de Lespugue et à son ambiguïté tête-bêche que Yves Coppens a révélée. Elle montre aussi les oeuvres de plusieurs artistes contemporains inspirés par elle, ou, de manière plus large, par les Vénus préhistoriques. C’est de qualité et de pertinence assez inégales, on retient surtout Brassaï, Jean Arp, Yves Klein, Louise Bourgeois et, une découverte pour moi, la Roumaine Alexandra Sand, qui, lors de son séjour à la Villa Médicis, a réalisé un double moulage de son propre corps nu pour en faire ce gisant bicéphale doté d’un seul pelvis.

Salamandre, Abri classique de Laugerie-Basse, Les Eyzies, Dordogne, Magdalénien moyen/supérieur, bois de renne, 10.8×2.1×1.1cm, découverte en 1912/14, Musée de l’Homme

Il y a bien sûr ici de nombreuses représentations d’animaux, objets sculptés ou gravés, ou reproductions de peintures pariétales. Des chercheurs ont longuement étudié ces animaux, notant que, le plus souvent, ceux représentés ne sont pas ceux chassés et consommés, ni les plus présents à ce moment et en ce lieu ; on peut en induire une dimension mystique, animiste ou totémique peut-être, une forme de complicité entre homme et animal, qui m’a rappelé les travaux de Descola. Parmi les animaux rarement représentés, voici une salamandre sculptée dans un bois de renne.

Baguettes demi-rondes, Grotte d’Isturitz, Saint-Martin-d’Arbéroue, Pyrénées Atlantiques, bois de cervidé, longueurs entre 9.2 et 12.7cm, largeurs 1.4-1.5cm, épaisseurs 0.7-0.8cm, fouilles entre 1928 et 1949, St-Germain-en-Laye, Musée d’Archéologie nationale

Enfin, nul ne sait ce que pourraient bien signifier les motifs géométriques, signes énigmatiques construisant un espace pensé, traits, croix, cupules, quadrillages. Si certains pourraient être des stylisations de tel ou tel motif réel, comme des poissons symbolisés par des chevrons, d’autres échappent à toute interprétation. Ici, l’énigme est totale. On ressort de cette exposition avec encore plus de questions irrésolues, et tant de désir d’explorer davantage.

Images 1, 2, 3 & 5 courtesy du Musée de l’Homme ; photos 1, 3 & 5 (c) J.-C. Domenech.