Sommaire du 1er trimestre 2024

Ce blog n’est plus hébergé par Le Monde, après 19 ans :

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Ce trimestre, 16 billets :

16 janvier : Berthe Morisot : une exposition rétrograde

17 janvier : Gilles Aillaud, en deux temps et quelques mouvements

21 janvier : L’invisible, l’Unheimlich et la résilience

23 janvier : Suzanne Valadon, la vérité du nu

25 janvier : Jouer contre les appareils, à Nantes

27 janvier : À la gloire des femmes (Maria Lamas)

8 février : L’inquiétante étrangeté des chimères de Daniela Ângelo

15 février : Tina Modotti, en réduction

20 février : Bertille Bak, l’humour qui fait bouger les montagnes

21 février : Le monde est-il un abri ? (Valérie Jouve)

26 février : Cruz-Filipe, questions du réel

27 février : We teach life, Sir.

4 mars : Être un homme (mâle)

13 mars : Éros et Thanatos (Vasco Araújo)

16 mars : Quelques livres

26 mars : Femmes en (re)construction (Édith Laplane & Michaël Serfaty)

Ma semaine photo parisienne (brèves)

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Juste quelques petites notes rapides sur foires et expositions de photographie cette semaine (avec les compléments du dimanche soir). Des coups de cœur et quelques coups de gueule.

Jannemarein Renout, série RAIN, 2019-2023, détail photo par D. Meulenfeld

Au salon a ppr oc he (40 rue de Richelieu) se côtoient des approches à mon goût un peu trop décoratives (jeux de couleurs ou de formes un peu stériles) et des recherches très intéressantes :
Jannemarein Renout (galerie Bart) détruit ses scanners ; ou, plus précisément, elle en expose un à la pluie, qui perturbe ses senseurs et l’amène à générer des images étranges, jusqu’au moment où il rend l’âme. Une mort de l’appareil dans la flamboyance.
Sakiko Nomura (galerie Écho 119) impose au spectateur un long temps d’acclimatation devant des images très noires avant que la forme des corps nus n’en émerge (mais la noirceur vient du tirage, non de la prise de vue comme chez Adam Fuss).
Laure Winants (Fisheye Gallery) ramène dans ses images des vestiges polaires, carotte de glace ou permafrost, qui interagissent avec la surface photosensible, ou, dans deux grands formats, filtrent et perturbent la lumière.
Sophie Zénon (galerie XII), dont j’avais aimé les momies, présente une envolée poétique de mains sur des plaques émaillées, médium rare, sur lesquelles, en bas, ses doigts sont venus imprimer leur marque.
Thomas Paquet, à la suite de sa résidence au PICTO LAB, montre ses expériences avec la non- perpendicularité de la surface photosensible par rapport à la lumière venant de l’agrandisseur, un jeu contre l’appareil créant de beaux effets lumineux colorés.

Monsieur Roussel, S.T., années 1930/40, Tirage argentique unique coloré à la main

À Paris Photo, parmi les centaines de stimulations intéressantes, un tout petit choix de quelques belles découvertes :
– J’avais écrit sur les livres de My TV Girls, c’est l’occasion de les voir (Christian Berst A25).
– Dans une veine similaire, chez Michael Hoppen (D16), les images délicieusement érotiques de Monsieur Roussel photographiant sa femme nue dans les années 30 et peignant sur les tirages pour créer un univers onirique et tendre. Voir aussi chez François Sage (C29) des artistes bruts intervenant graphiquement sur des photos trouvées, en particulier les dessins très élaborés de Margot.
– Pour continuer avec les obsessionnels, les photographies d’accidents de voiture de Marcel de Baer à la galerie Fifty One (B32), qui met aussi en avant Saul Leiter (dieu merci, ses photos, pas ses tableaux !).
– Avec Os Especialistas (galerie Carlos Carvalho B31), c’est l’obsession d’un fabricant de mannequins qui est mise en scène, avec de véritables portraits sensuels et quelque peu inquiétants, avec la complicité du poète Gonçalo M. Tavares.
– Découverte à la galerie Binome (B29) du travail de Guénaëlle de Carbonnières, qui froisse une pièce de soie sur laquelle a été imprimée une vue de ruines antiques inaccessibles (Palmyre, par exemple) et en réalise un photogramme : l’image de ces édifices doublement détruits, par le temps et par la guerre, est déconstruite, distordue, à peine reconnaissable (ci-dessous).
– Du superbe travail de deuil de Rebekka Deubner (Jörg Brockmann SC02), je parlerai dans un prochain billet sur l’exposition du BAL.
– Tant d’autres oeuvres, tant d’autres artistes, tant d’autres stands de galeries, je ne peux parler de tous.
– Et un coup de gueule : Takashi Arai (Camera Obscura B33) veut protester contre l’énergie nucléaire (ce qui est son droit, évidemment); et pour ce faire, il réalise des daguerréotypes, dont, comme chacun sait, le développement se fait à la vapeur de mercure, un procédé tout à fait écologique et non-polluant. Parfaitement cohérent.

Guénaëlle de Carbonnières, série Le Temps voilé, photogramme fragmenté

Et ailleurs (section enrichie ci-dessous), en particulier à Photo Saint-Germain :
– Les images que Miroslav Tichý faisait des émissions de télévision autrichienne, son escapade vers la liberté, dans l’excellente librairie Plac’Art.
– Dans l’improbable Musée de l’Histoire de la Médecine, des photographies « psychiques » du début du XXe siècle (jusqu’au 17 février), et en particulier le dermographisme, faculté de la peau des hystériques en crise de garder plusieurs jours la trace des dessins ou écrits (non encrés) sur leur peau.
– J’écrirai dans quelques jours un billet sur l’exposition du couple Brodbeck & de Barbuat à la galerie Papillon, autour de l’intelligence artificielle (un sujet aussi assez présent sur Paris Photo, mais souvent de manière assez médiocre, à mes yeux).

Ingeborg Lüscher, La Pupa Proibita, 2006, capture d’écran

En continuant :
– une exposition devinette à l’espace Forma, titrée Fabbrica Rosa (jusqu’au 16 décembre) : qui est l’homme qui s’est intéressé aux ex-votos, à Miroslav Tichý (d’où ma visite photographiquement orientée), aux mythologies individuelles, à Jean Tinguely, à Monteverita, à Marcel Broodthaers, et dont cette exposition fait ainsi un portrait caché ? Il y a aussi une vidéo, La Pupa Proibita, sur une formidable figure féminine des Abruzzes par son épouse. Vous avez trouvé ?
– à la galerie Templon (jusqu’au 23 décembre), une certaine lassitude devant des images de Gregory Crewdson, cette fois-ci en noir et blanc, trop construites, trop léchées, trop faites pour déclencher des sentiments trop prévisibles, mélancolie ou compassion.
– à la galerie Filles du Calvaire (jusqu’au 20 décembre), de belles photographies de Lore Stessel (connue là) montrant des mouvements de danseurs, imprimées (comme toujours avec elle) sur toile, avec des imperfections volontaires ; et une frise de combinaisons de dessins et photogrammes de l’actrice Lena extraits des films érotiques « I am Curious (Yellow) » et « (Blue) » par Katrien de Blauwer, photographe sans appareil toujours adepte de ces collages et montages. 
– un peu déçu cette année par l’exposition phare de la Biennale de l’Image Tangible (jusqu’au 15 novembre ; pas eu le temps de voir les autres sites), où Frédérique Daubal  sauve la mise (avec Roman Signer et Erwin Wurm) dans un ensemble que j’ai trouvé un peu faible.
– et enfin, d’intéressantes présentations lors de la Nuit du Photojournalisme.
Voilà, quelques petits coups de projecteur, quelques choses vues.

Blog en sommeil / Munch

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Bonjour

Ce blog est un peu endormi ces temps-ci, non point pour des raisons estivales, mais parce que je travaille frénétiquement pour terminer le manuscrit d’un nouveau livre pour la collection Roman d’un chef d’oeuvre aux Ateliers Henry Dougier, avec une sortie prévue au printemps. Je n’en divulgue pas encore le sujet.

Du fait de ce surcroît de travail et de quelques conférences à préparer, je n’ai plus guère de temps pour écrire dans mon blog avant Octobre. Je présente en particulier mes excuses aux artistes, auteurs et éditeurs qui, soit m’ont accueilli dans leurs expositions, soit m’ont envoyé des livres et catalogues, et auxquels je suis incapable de rendre justice pour l’instant.

Ce sera mon second livre dans cette collection : Angoisses et Désirs selon Munch sort le 8 Septembre, quelques jours avant l’inauguration de l’exposition Munch au Musée d’Orsay. J’aurai le plaisir de donner une petite conférence sur Munch et de signer mon livre le samedi 24 Septembre à 16h à la galerie Jérôme Poggi qui expose trois toiles de Munch à partir du 17 Septembre.

Edvard Munch, La Danse de la vie, 1899-1900, huile sur toile, 125x191cm, Galerie Nationale Oslo

Au-delà du Cri, que sait-on de la vie et de l’œuvre d’Edvard Munch (1863-1944) ? Ce livre est une biographie romancée de Munch, centrée sur son rapport aux femmes. Traumatisé par les drames de son enfance, blessé par une relation tumultueuse avec Tulla Larsen, obnubilé par la liberté nécessaire à sa création, tourmenté par le désir, Munch eut une relation très ambivalente avec les femmes, tant dans sa vie que dans son art. Son tableau La Danse de la Vie, peint en 1899-1900, traduit ses anxiétés et ses désarrois. Angoissé certes, voire obsédé par un fantasme de femme destructrice, Munch n’était pas pour autant misogyne. Il fut capable de relations tendres et équilibrées, même si elles ne furent vraiment paisibles qu’à la fin de sa vie, et ses peintures traduisent aussi son amour et son respect des femmes. Le monologue fictif qui lui est ici prêté laisse la parole à deux femmes qui lui furent proches.

Je reprends ci-dessous mon texte personnel de présentation du livre :

Comme beaucoup, de Munch, il y a 20 ans, je ne connaissais guère que Le Cri, tableau d’angoisse devenu une icône, une affiche pour chambre d’adolescent(e), et (depuis peu) un emoji. Jusqu’au jour de 2005 où je visitai l’exposition de ses autoportraits à la Royal Academy de Londres. C’est peu dire que je fus bouleversé. Dans le petit texte que j’écrivis alors, je notai : « Voilà un artiste qui a fait de lui-même sa matière première, qui ne distingue pas son art et sa vie, qui s’expose et se transforme en s’exposant ; voilà un peintre qui, parti du symbolisme et du réalisme, trouve une voie qui lui est propre, une expression plastique étonnamment forte. »
Bouleversé au point que je passais un mois en Norvège l’été suivant, à voir ses œuvres dans les musées et à arpenter les lieux qu’il avait fréquentés et peints. J’accumulai un peu obsessionnellement les livres sur lui, et je visitai ses expositions aux quatre coins de l’Europe (et même à New York en 2006). J’ai même assisté à la vente aux enchères de huit de ses tableaux chez Sotheby’s (sans le moindre espoir d’en acquérir un…; et aussi).
Or Munch était peu connu en France, alors qu’il y avait séjourné à plusieurs reprises, et que sa détermination artistique s’y était forgée : il n’y a que deux toiles mineures de lui dans les musées français, et avant 2010 (avec « L’AntiCri » à la Pinacothèque), il y avait eu peu d’expositions en France. L’exposition au Musée d’Orsay de septembre 2022 à janvier 2023 va présenter 60 tableaux (au total 150 œuvres). De plus, il existe peu de livres sur lui en français qui ne soient pas des traductions.
Apprenant à connaître tant sa vie que son œuvre, j’ai peu à peu compris sa complexité et appris à me méfier des nombreux jugements trop sommaires. J’ai choisi d’écrire sur son rapport avec les femmes : trop souvent stéréotypé comme misogyne, réduit à l’épisode de sa liaison dramatique avec Tulla Larsen, il a en fait eu des rapports sereins, respectueux, harmonieux, mais détachés avec plusieurs autres femmes. J’ai choisi un de ses tableaux les plus emblématiques, La Danse de la vie, autour duquel j’ai reconstruit le fil de ses amours.

Edvard Munch, La Montagne humaine, détail, 1927-28, Musée Munch, Oslo

Et, retournant à Oslo début 2022, j’ai découvert au nouveau Musée Munch son autoportrait méconnu en androgyne : j’ai voulu conclure sur cette autre ambiguïté.
Rien n’est faux ici (à quelques détails mineurs près) : tout est basé sur les écrits de Munch, qui a parfois lui-même pris quelque liberté avec la réalité dans ses récits. Les dires de Munch sont croisés avec les récits d’autres témoins. De plus, à côté du monologue de Munch, j’ai voulu donner la parole à deux femmes qui lui furent proches : sa dernière passion (dont l’identité n’a été révélée qu’après son décès en 2018), dont j’ai tenté de reconstruire le propos, et la compagne de sa maîtresse la violoniste Eva Mudocci, sur la base de leur correspondance et de sa biographie.

Et j’ai pris tant de plaisir à écrire ce livre que j’ai donc commencé à en écrire un autre dans la même collection, sur un autre de mes artistes favoris. Rendez-vous au printemps. D’ici là, le blog aura redémarré, promis.

Polytechnicien, économiste, comment j’ai fini historien de la photographie

Ce texte est paru dans le numéro 771 de la revue des anciens polytechniciens La Jaune et la Rouge, consacré aux rapports entre l’X et l’histoire.

Dessin de Luc Tesson https://www.dessinateurdepresse.com/

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En prépa à Ginette, j’étais un taupin provincial, timide et un peu perdu dans ce nouveau milieu. Les dimanches après-midi, seul moment de liberté dans ma vie de pensionnaire, menaçaient d’être fort ennuyeux, une fois le parc et le château visités, jusqu’au jour où, par hasard, j’entrai dans une exposition de peinture, ce à quoi mon modeste milieu familial ne m’avait guère préparé. Je ne sais plus laquelle fut la première, de Vermeer ou des impressionnistes de la collection Walter-Guillaume, mais ce fut un éblouissement, un monde nouveau et fascinant qui s’ouvrait devant moi. Fasciné, je le fus pendant toute ma vie professionnelle ; fasciné et frustré : frustré de n’avoir pas le temps de voir plus d’expositions, de lire davantage et, au fur et à mesure que je m’ouvrais aussi à l’art contemporain, de ne pas rencontrer davantage d’artistes. Je vécus dans des villes riches en musées, Boston, Washington, Londres, et dans d’autres où il fallait tout découvrir, ateliers discrets et musées méconnus, comme à Alger. Et, tout ce temps, je me disais que ces sujets que je ne faisais qu’effleurer pendant ces moments volés au travail ou à la famille, un jour je leur consacrerais plus de temps.

Débuter à la soixantaine venue
Quand, à 57 ans, n’ayant plus de charges de famille, n’étant plus autant passionné par mes missions et ayant un tout petit peu d’aisance financière, je choisis de moins travailler et de donner enfin libre cours à mon intérêt pour l’art, ma première étape fut celle d’un amateur : écrire un blog, d’abord anonyme, sur les expositions que je voyais, alors entre Londres et Paris. Ce blog, où j’exprimais des points de vue personnels, subjectifs, mais argumentés, eut l’heur de plaire au Monde qui en fit la promotion, ce qui me donna rapidement une certaine visibilité. Mais j’étais toujours en quête de savoir (et, plus ou moins consciemment, de légitimité). Aussi retournai-je sur les bancs de l’école. Après une année catastrophique à l’École du Louvre, où, à près de 60 ans, j’eus le plus grand mal à m’adapter à une pédagogie conçue pour des jeunes filles de 19 ans, j’entrais à l’EHESS pour un mastère « Art, Langage et Littérature », un programme très ouvert et pluridisciplinaire, dont je fus le premier diplômé polytechnicien. Outre les séminaires, j’y découvris avec bonheur la recherche, rédigeant un mémoire sur le photographe Miroslav Tichý (et participant marginalement à son exposition au Centre Pompidou) et je me spécialisai alors en photographie, un peu par hasard et un peu par choix (le champ critique y étant moins figé qu’en arts plastiques), tout en continuant à écrire de manière bien plus large sur mon blog.

Le doctorat
Tout naturellement, l’étape suivante fut un doctorat à Paris 1, où Michel Poivert, le principal historien de la photographie en France, que j’avais approché pour diriger ma thèse, m’orienta vers un sujet lourd et vierge, la définition et l’histoire de la photographie expérimentale, champ alors quasi absent des recherches sur la photographie. Recherches, rencontres d’artistes à travers l’Europe, soutenance de thèse, publication d’un livre, articles, conférences : le travail standard du chercheur. Sauf erreur, je suis, avec le fameux André Turcat (40), le seul polytechnicien docteur en histoire de l’art. Les concepts du philosophe Vilém Flusser me furent très utiles et, sans être philosophe, j’ai aussi beaucoup travaillé sur lui, avec en particulier une récente édition sur Flusser et la France. Si Tichý, les photographes expérimentaux et Flusser constituent l’essentiel de mes recherches, j’explore aussi d’autres domaines, comme l’art brut ou la peinture d’Edvard Munch.

Une volonté d’aller plus loin
Comment me suis-je ainsi réinventé ? Clairement, un désir d’art, longtemps brimé et qui a enfin pu s’épanouir. Et le désir de n’être pas seulement un consommateur d’art éclairé, mais d’aller plus loin, de chercher et de partager, non point comme artiste mais comme critique et historien : de même que, professionnellement, j’ai été meilleur (et bien plus à l’aise) comme consultant que comme manager, je crois être un bon critique mais je ne suis nullement artiste créatif. C’est aussi l’héritage d’une curiosité insatiable, d’un refus constant de m’enfermer dans un seul champ (à la fin de Maths Sup, pour le plaisir, j’avais passé mon bac philo, malgré la réprobation des Jésuites qui jugeaient que je perdais mon temps). Fondamental est le désir d’écrire, de trouver le ton juste (bien différent selon qu’il s’agit d’un texte académique ou d’un billet de blog) ; actuellement, je tente d’écrire un roman, autour d’un peintre, mais je ne suis pas sûr d’y parvenir. Moi qui n’avais précédemment guère écrit que des textes techniques, sur l’avenir de la sidérurgie européenne ou le crédit agricole au Maroc, je prends un plaisir immense à tenter de formuler des idées, de structurer un texte, de faire passer une émotion ou une idée.

Une spécificité polytechnicienne ?
Y a-t-il dans mon travail une spécificité polytechnicienne ? Je ne sais. Dès l’abord, j’ai refusé de travailler sur l’économie de l’art, sujet trop proche de mes intérêts antérieurs, j’ai préféré tourner la page. Il m’arrive d’utiliser des notions très simples de statistiques, par exemple pour analyser la réception critique d’une œuvre ; même si mes collègues « littéraires » s’en émerveillent, ça n’est pas sophistiqué du tout. C’est plutôt en matière de rigueur, d’organisation, de structuration de la pensée et donc des textes, oraux ou écrits, que je me démarque parfois : rien de spécifiquement polytechnicien, plutôt le fruit d’une éducation générale scientifique et mathématique. Qu’est-ce qui me manque ? Sans doute une certaine souplesse intellectuelle : je suis souvent plus attaché à l’obtention d’un résultat qu’au processus lui-même, et j’ai mis assez longtemps à accepter qu’un échec (celui de l’artiste ou le mien, comme historien) peut être aussi instructif que l’obtention d’un résultat. Par rapport à bien de mes collègues, je suis moins à l’aise dans l’ambigu, je cherche davantage LA réponse, LA définition. Lors de mon jury de thèse, une des questions récurrentes fut : « Mais pourquoi voulez-vous à tout prix donner UNE définition de la photographie expérimentale ? Pourquoi ne vous satisfaites-vous pas de la richesse et l’exhaustivité de votre recherche sur ce domaine sans avoir besoin de l’encadrer dans des catégories formelles ? » ; je découvris ensuite que le seul des cinq membres du jury qui allait dans mon sens sur ce point était un historien de la photographie qui avait d’abord été physicien…

En conclusion, mon intérêt pour l’histoire de l’art, fruit d’une passion ancienne mais réprimée, m’a permis de me réinventer, de mener des recherches historiques et intellectuelles stimulantes, de rencontrer des gens fort différents de mes univers précédents, d’inspirer des artistes, de me mesurer à de nouveaux défis (tout en restant un dilettante : je ne prétends pas faire carrière) et de découvrir que j’aimais écrire (et parler en public). Une deuxième vie, une forme de nouvelle jeunesse.

L’illustration ci-dessus de Luc Tesson s’inspire, semble-t-il, de cet appareil photographique conçu par les artistes Taiyo Onorato et Nico Krebs, et du poing sténopéique de Paolo Gioli.

La critique de livres de photographie

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Le magazine semestriel gratuit The PhotoBook Review, que nous lisions parfois à l’occasion de foires où des piles d’exemplaires étaient à la disposition du public, qui les lisait distraitement, était davantage un outil de référence et de promotion (tiens, je devrais acheter ce livre) que de critique. Les textes sur les livres étaient toujours élogieux, les interviews des auteurs/photographes les montraient sous leur meilleur jour, sans la moindre question embarrassante. Je ne sais quelle était l’équation économique du magazine, qui n’avait pas trop de publicité (loin du champion ArtForum, qui lui, n’est pas gratuit), mais le nº20 du magazine sera le dernier : il se saborde et « sera intégré » dans Aperture.

Le dernier numéro, édité par Clément Chéroux (et illustré par une photographie de sa dense bibliothèque en Normandie), est de la même veine que les précédents, mais il contient un très intéressant chant du cygne, qui est la raison de mon billet. C’est un texte de David Solo, titré « Why is This a Photobook? », mais c’est le sous-titre qui conte : « A Call for a Richer PhotoBook Criticism » , et, sous des dehors fort courtois, c’est une critique de la faiblesse des critiques de livres photo en général, et de ce magazine en particulier.

En voici quelques extraits, traduits par mes soins : « Alors qu’il y a beaucoup d’information sur les livres photo, elle est la plupart du temps promotionnelle ou descriptive, avec des commentaires du type : C’est un bon livre, je le recommande, en voici un résumé. Et elle concerne les photographies plutôt que le livre lui-même. » « La critique de livres photo devrait parler non seulement des photographies dans le livre, mais aussi du livre en tant que création artistique. »
« Étant donné que les recensions de livres photo sont pour l’essentiel basées sur les informations fournies par l’éditeur ou l’auteur, elles reflètent toujours la même perspective, au lieu d’indiquer comment ce lecteur spécifique écrivant sa critique a perçu ce livre et pourquoi. »
« La critique devrait offrir une grande variété de voix et d’opinions, analyser les livres selon différentes perspectives culturelles et les insérer dans un paysage historique plus large. »

Alors que d’autres formes artistiques (littérature, poésie, musique, film, etc.) sont l’objet non seulement de simples articles informatifs et promotionnels, mais aussi de critiques structurées, offrant aini une variété de jugements basés sur des observations objectives du travail en détail, David Solo note que le livre photo n’a pas atteint ce niveau de légitimité et de reconnaissance. Il indique trois initiatives intéressantes, la récente Book Art Review , les Photobook Sessions, et la Contemporary Artists’Book Conference, qui toutes mettent davantage l’accent sur la critique que sur la promotion.

À mon sens, le même discours pourrait s’appliquer à la photographie dans son ensemble et à l’essentiel de l’art contemporain : trop de discours d’information et de promotion, et pas assez de critique. Je ne prétends pas ne jamais tomber dans les travers de la simple information plus ou moins promotionnelle et non critique, mais ce texte est inspirant et devrait me guider.

On ne peut que regretter que ce soit au moment de disparaître que The PhotoBook Review donne la parole à quelqu’un pointant aussi pertinemment ses lacunes. Si ce texte avait paru dans le numéro 1, il y a dix ans, nous serions tous plus intelligents.

La rétine photographique : le mythe de l’optogramme (3. Critique)

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Alors qu’il y a eu de nombreux textes médicaux, scientifiques, criminologiques ou simplement journalistiques, les premières interprétations de nature esthétique ou philosophique n’ont commencé, à ma connaissance, qu’en 1977, dans le champ de la critique littéraire, quand l’écrivain et spécialiste de littérature français Philippe Bonnefis a analysé l’optogramme dans les romans de Jules Verne et de Villiers selon une grille esthétique et psychanalytique. Ce fut ensuite le professeur de littérature Max Milner qui évoqua l’optogramme dans son livre La Fantasmagorie en 1982 : après avoir mentionné les théories optiques de Goethe, de Kirchner et de Hegel, il y analysait les fantaisies optiques dans les contes d’E.T.A. Hoffmann, puis mentionnait quelques romans où les yeux avaient été remplacés par des prothèses oculaires, avant de consacrer quelques pages aux recherches et aux romans sur la rétine et l’optogramme. Pour lui, « photographier la rétine d’un être humain à l’instant de sa mort, c’est travailler sur la frontière incertaine entre l’existence terrestre et l’existence mystérieuse qui lui succède », la photographie livrant ainsi « quelques secrets du passage par excellence », comme « une sorte de fenêtre ouverte sur l’au-delà ».

Après ces deux textes relevant plutôt de la critique littéraire, Didi-Huberman fut donc, en 1983, dans la Revue belge du Cinéma, le premier historien d’art à écrire sur l’optogramme (en même temps qu’il réalisait le film mentionné hier). Son article reprenait le rapport du Pr. Vernois en 1870 réfutant l’optogramme du Dr. Bourion ainsi que des extraits d’un article (peu connu et moins sceptique) du naturaliste Henry de Varigny dans la Revue des deux Mondes en 1879 ; il mettait l’accent sur l’appartenance de l’optogramme à l’ordre des empreintes, étant même une « empreinte d’empreinte-d’empreinte » (p. 29), car photographie d’une tache elle-même empreinte de la dernière vision du mort. Notant que fantasmes médico-légaux et fantasmes photographiques voulaient tout révéler, Didi-Huberman voyait dans l’optogramme une tentative de reconstitution de la temporalité : « La position temporalisante du ‘fantasme optographique’ consisterait à courir toujours, à courir après le moment juste. Son échec : on ne court qu’après ; il n’y a là d’image qu’après coup, c’est-à-dire, dans cette logique, toujours trop tard. » (p. 32, italiques originales). Certes, concluait-il, l’existence de l’optogramme fut réfutée, mais la question avait été possible, envisageable : le fantasme tient à cet impossible, « l’immonstrabilité du temps » (p. 32).

Ensuite, en 1986, Philippe Dubois écrivit un essai sur diverses fictions photographiques liées au corps, dont l’optogramme (texte repris en 1990 dans L’Acte photographique). Pour Dubois, il s’agissait là d’une machine à fantasmes, d’une « irrésistible mise en scène du voir et de l’être vu, du croire et du faire croire, de l’être et du non-être » (p. 46), à la fois une prise de vue et une prise de vie. L’optogramme est une tentative impossible « de rendre au visible l’instant même de l’effacement du regard », de trouver le bon moment, « cet instant unique, cette faille (impossible, rêvée) entre la vie et la mort, entre le visible et l’invisible, c’est-à-dire finalement, entre le voir et le non-être. Je vois, donc je ne suis pas ». Et il concluait « L’optogramme, c’est la preuve par l’œil. » (p. 47).

Si, comme Bonnefis et Milner, ces deux historiens de la photographie mettaient l’accent sur la frontière avec la mort, ils replaçaient surtout l’optogramme dans la philosophie du voir et dans l’histoire de la photographie. Curieusement, pendant une quinzaine d’années après 1986 (excepté la republication du texte de Dubois en 1990), il n’y a pratiquement plus eu, à notre connaissance, d’études sur l’optogramme par des scientifiques, des philosophes, des critiques ou des historiens. Seule exception, en 1993, l’historien des sciences et de la médecine Richard L. Kremer opposa l’approche objective et rationalisante de la vision chez Kühne à la vision subjective de Goethe, voyant l’optogramme comme « l’emblème suprême de l’objectivité non-interventionniste », et il fut, sauf erreur, le premier à évoquer à ce sujet Jonathan Crary. Ce sujet ne semble pas avoir beaucoup intéressé les historiens de la photographie jusqu’à Stiegler et Medeiros en 2011/12, car sans doute trop éloigné des axes principaux de recherche en photographie pendant ces décennies-là (et c’est toujours le cas aujourd’hui, comme le montre le refus de cet essai dans plusieurs revues photographiques). Ainsi l’historien de la photographie Clément Chéroux, qui travaillait alors sur la photographie spirite et l’occulte, ne semble pas avoir abordé le sujet de l’optogramme dans ses livres ni dans ses expositions. De plus, les chercheurs français de quelque discipline que ce soit n’ont guère été plus intéressés (je n’ai retrouvé aucun texte français d’ordre scientifique, critique ou philosophique postérieur à Dubois).

Le renouveau des études sur l’optogramme a d’abord été le fait de l’universitaire américaine Andrea Goulet, spécialiste de la littérature française du XIXe siècle, qui étudia sa place dans la fiction « fin de siècle » dans des essais dès 2003, puis dans plusieurs chapitres de ce livre en 2006. Dès la préface de son livre, elle citait Crary pour souligner la manière dont la nouvelle corporalité subjective s’opposait aux modèles classiques de vision basés sur la perspective ; elle revenait en détail sur l’opposition entre une vision intuitive, innée, sensible et une vision rationnelle, mentale, pour aboutir à une définition empiriciste de l’optogramme selon laquelle les données sont dans l’organe d’observation et non dans l’esprit de l’observateur. Goulet fut aussi la première à replacer le mythe de l’optogramme dans son contexte social et politique : celui où l’espace domestique, européen, civilisé, colonisateur, était envahi par des éléments exotiques, barbares, violents, indigènes. L’étrange, le visionnaire entraient dans notre réalité objective, c’était « la hantise de l’autre en moi », un danger criminel qu’il fallait contenir, et dont on devait se protéger, tout comme Pasteur nous protégea des microbes, et Bertillon des marginaux et des criminels (Clarétie dédia d’ailleurs sa nouvelle au criminologue Cesare Lumbroso). Goulet développa aussi la métaphore de l’optogramme comme fixation d’un moment fugitif, comme résolution de l’ambiguïté entre temporalité et lumière ; ce moment frontière entre passé et futur était, pour elle, typique d’une mentalité « fin de siècle », dans l’esprit du temps.

Ensuite, en 2011 et 2012 parurent deux livres entièrement consacrés à l’optogramme, d’abord celui du professeur de littérature allemand Bernd Stiegler, « Les Yeux lumineux. Optogramme ou la promesse de la rétine », puis celui de l’historienne portugaise de la photographie Margarida Medeiros, « La Dernière Image (photographie d’une fiction) ». Le livre de Stiegler est très complet (250 pages), relatant en détail les expériences scientifiques, les enquêtes criminelles, les articles de journaux, les romans et les films concernant l’optogramme. Partant de l’idée de l’œil comme « miroir de l’âme » (publicité d’une agence de reportage munichoise, p. 7&8), il développe la métaphore de l’œil comme outil photographique et donc de l’image rétinienne comme « type idéal de témoin oculaire » (p. 95), d’une objectivité photographique directe (p. 12). Dans ce cas, « l’œil n’est pas le reflet de l’âme, la vie intérieure compte peu » et « le dernier regard […] ne révèle rien sur le mort, seulement sur l’assassin » (p. 12). Stiegler distingue trois phases, chacune présentant une variation du rapport entre subjectivité et vérité (p. 190-193) : d’abord, au milieu du XIXe siècle, l’optogramme fut considéré comme une sorte de couche, de membrane, une interface entre le sujet et la réalité extérieure, et la photographie est alors un produit de la nature garantissant l’objectivité picturale ; l’optogramme bornait ainsi une frontière bien définie entre la théorie de la représentation d’un côté et l’optique physiologique de l’autre (p. 190-191). La deuxième phase, à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, vit la métaphore de la rétine comme photographie devenir autonome, transformant photographie et optogramme en processus d’objectivation ; l’optogramme promettait, générait et certifiait des preuves et, grâce à elles, on pouvait arrêter le coupable (p. 191-192). Dans la troisième phase, dans les années 1920, l’optogramme, dès lors inscrit dans les avant-gardes, était devenu une sorte de processeur utilisant la technologie pour accéder au sujet, une fenêtre révélant un autre ordre des choses ; la nature était remplacée par la technologie et, après Dziga Vertov et son ciné-œil, l’optogramme fut perçu comme un motif métaphorique, une transition vers un ordre techniquement et culturellement supérieur (p. 192-193). Stiegler cite d’ailleurs Rodtchenko en exergue de son épilogue : « L’objectif de la caméra [de l’appareil photographique] est, dans la société socialiste, la pupille de l’œil de la personne cultivée. » Le titre du livre de Stiegler évoque la promesse de l’optogramme, mais il est évident que cette promesse n’a pas été tenue, que cette supposée objectivité n’a pas abouti ; en conclusion, dit-il, on doit se garder des superstitions et rester sceptique, ne pas « ouvrir toute grande la porte à l’obscurantisme » (p. 95).

Le livre de Margarida Medeiros (134 pages), un an plus tard, reprend lui aussi l’histoire des recherches scientifiques sur la rétine, détaillant de manière très complète les mentions de l’optogramme dans la presse entre 1857 et 1898 (p. 55-75, et p. 133-134) et analysant deux des romans consacrés à l’optogramme (Verne et Kipling), mais l’auteure déclare dès l’abord ne pas vouloir se limiter à « une archéologie des textes scientifiques et populaires ni de sa présence en littérature » , mais vouloir arriver à « une compréhension des relations entre eux et de leur lien avec les préoccupations sociales et politiques » (p. 14). Dans la lignée de Crary, elle inscrit donc l’optogramme dans la culture scientifique et idéologique qui, dès la fin du XVIIIe siècle, questionna la vision (Darwin, Comte, Goethe, et aussi Turner) : « dans cette vision romantique, la séparation rigide entre extérieur et intérieur, entre Sujet et Objet, qui avait permis l’optimisme rationaliste, n’avait plus lieu d’être » (p. 21). Elle l’inscrit ainsi dans l’histoire des idées et l’épistémologie, dans l’histoire et la philosophie des sciences, mentionnant (p. 15) le dieu prothétique de Freud. Medeiros met l’accent sur la société de surveillance et l’identification des suspects, mentionnant Lavater, Bertillon, Galton (p. 59-61), car l’optogramme apparut dans une société anxieuse, fantasmant sur les criminels, où la protection passait par la surveillance, le contrôle policier, le voyeurisme ; elle le lie à l’apparition de l’homme public, l’homme des foules de Poe, l’homme urbain des tableaux de Manet, en se référant aux travaux de plusieurs sociologues et historiens du XIXe (Richard Sennett, Joachim Schlör, Lynn McDonald) et bien sûr à Michel Foucault (p. 79-96). En conclusion, plaçant l’optogramme à la confluence entre la biologisation du corps humain, le positivisme et l’approche expérimentale en médecine, elle questionne la croyance dans la vérité objective de l’image rétinienne, y décelant deux types de fantasmes : l’un supposant qu’une image obtenue mécaniquement serait davantage vraie qu’une image consciente, et l’autre récupérant la fascination pour une technique omnipotente à des fins de contrôle social dans la société urbaine moderne.

En conclusion, le mythe de l’optogramme, basé sur des expériences médicales, mais fantasmé par policiers, journalistes, romanciers et cinéastes, n’a bien évidemment pas tenu ses promesses de révélation objective du réel, de mémoire-empreinte. Mais il est révélateur d’une époque où science médicale et superstition se rejoignaient parfois aux frontières de la réalité. L’optogramme est aussi intéressant du point de vue de l’histoire de la médecine car il a représenté la première expérience d’un corps augmenté, d’un corps capable de performances machinistiques, en l’occurrence une représentation photographique du réel sans appareil, sans médiation technique, au moyen du corps seul. Et, comme bien des sujets en rapport avec l’identité et la morale, il a été absorbé et transformé par la littérature et l’art, devenant ainsi un révélateur de la société environnante.

La rétine photographique : le mythe de l’optogramme (2. Fiction et Art)

« L’image de l’assassin sur la rétine de l’assassiné » (James Joyce, Ulysse, Paris, Gallimard, 2004 [1922], p. 148)

Jacques Poirier, illustration pour Les Frères Kip de Jules Verne, Paris, Hachette (Bibliothèque Verte), 1972, p. 251. Nat Gibson découvre l’image des assassins au fond de l’œil de son père sur une photographie agrandie.

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Plusieurs auteurs ont écrit à la fin du XIXe et au début du XXe siècles des nouvelles ou romans où l’optogramme est présent. Medeiros, Stiegler et Arthur Evans en ont compilé une recension assez complète, et Andrea Goulet en a fait le thème de ses recherches. Stiegler a distingué deux approches différentes (outre celle de l’artiste Derek Ogbourne, voir plus bas). Certains romanciers, Jules Clarétie (L’Accusateur, 1895), Cleveland Moffett (On the Turn of a Coin, 1900), Jules Verne (Les Frères Kip, 1902) et Thomas Dixon (The Clansman, 1905) présentèrent l’optogramme comme un outil scientifique permettant d’identifier le meurtrier. D’autres, comme Auguste de Villiers de L’Isle-Adam (Claire Lenoir, 1867, puis Tribulat Bonhomet, 1887) et Rudyard Kipling (At the End of the Passage, 1912) le virent plutôt comme un outil magique, un espace de projection révélant une image des pensées, une mémoire des rêves, que Stiegler qualifia de « jeu de fantasmes, […] remise en cause de la certitude de la perception ».

Ce fantasme de lecture dans les pensées et de vision mémorielle se retrouvait aussi dans d’autres œuvres de fiction décrivant un accès direct au cerveau, sans nécessairement passer par l’œil, comme par exemple The Diamond Lens (de Fitz James O’Brien, 1858), ou Dr. Berkeley’s Discovery (de Richard M. Slee et Cornelia Atwood Pratt, 1899). Il est intéressant de noter que dans tous les cas policiers ou presque, la victime était une femme, mais que dans plusieurs de ces romans (Clarétie et Verne, entre autres) la victime était un homme. Comme explicité plus loin, Goulet a analysé plusieurs de ces œuvres (Clarétie, Verne, Villiers, Kipling) à la lumière des fantasmes sur l’exotisme et de la hantise de l’autre. Notons que quelques romans plus contemporains ont aussi évoqué l’optogramme : The Eyes have it de Randall Garrett en 1964, The Alienist de Caleb Carr en 1994 ou Dan Leno and the Limehouse Golem de Peter Ackroyd en 1994, mais ce thème est surtout présent aujourd’hui au cinéma et dans les mangas et les jeux vidéo.

Gabriel Soria, Los Mortes Hablan, 1935, photogramme, 12’02’’.

Stiegler consacre une partie importante de l’épilogue de son livre au cinéma, tant aux films de « ciné-œil » qu’aux films évoquant ou mettant en scène des optogrammes. Le plus ancien film, non mentionné par Stiegler, semble être Los Muertos hablan de Gabriel Soria en 1935, premier film de science-fiction mexicain où un professeur de médecine et son étudiant résolvaient ainsi un double meurtre; vint ensuite Le Rayon invisible de Lambert Hillyer en 1936 à Hollywood. Mentionnons aussi le film policier Quatre Mouches de velours gris de Dario Argento (1971) où l’optogramme était également utilisé pour résoudre un meurtre, le film d’horreur Terreur dans le Shanghai Express d’Eugenio Martins (1972) où les yeux d’un hominien fossilisé conservaient des images de la préhistoire, et L’œil de l’autre de John Lvoff (2005) qui est aussi et surtout une réflexion sur la création photographique. Le thème de l’optogramme apparaît aussi dans des séries télévisées, comme Les Mystères de l’Ouest (en 1998), Fringe (en 2008) et Doctor Who (à deux reprises, en 1975 et 2013).

Gabriel Soria, Los Mortes Hablan, 1935, photogramme, 1h 4′ 10 »

Par contre, peu d’artistes plastiques ont été inspirés par l’optogramme ; à la différence de la littérature et du cinéma, au lieu de conter une histoire, ceux qui le furent réagirent en créatifs à ce qu’était et ce que pouvait signifier l’optogramme. Curieusement, le premier plasticien associé d’une certaine manière à l’optogramme fut le sculpteur berlinois Louis Sussmann-Hellborn : Franz Boll, avant de présenter à la communauté scientifique les couleurs observées sur les rétines, fit appel à cet artiste réputé pour identifier mieux que lui les nuances de couleur, le présentant comme son « interprète artistique ». Mais ce n’est que récemment que quelques artistes se sont intéressés à l’optogramme, pour la plupart de manière marginale au sein de leur travail. Le photographe portugais Daniel Blaufuks (né en 1963) a inclus le dessin d’optogramme de Kühne dans son exposition Andorra : dans le petit catalogue d’exposition, l’artiste, interviewé par Medeiros, cite l’article du Prix Nobel George Wald, y voyant une référence à la mort imminente.

Un autre photographe portugais, Luis Campos (né en 1955) a réalisé une série, titrée « La Dernière Vision des héros » où il a reconstruit ce qu’aurait pu être la dernière vision que dix héros (dont Humberto Delgado, Steve Biko et Bobby Sands) auraient eue juste avant de mourir de mort violente ; l’historien de la photographie Jean-Claude Lemagny a dit à propos de cette série que la dernière image était probablement la seule photographie dans une vie, le reste étant un film. Le photographe français Jean-Christophe Garcia (né en 1959) conçoit des photographies de « Faits divers », de lieux du crime comme si c’étaient des optogrammes, l’ultime vision de la victime, se reliant ainsi à Atget, mais aussi au photographe expérimental Thomas Bachler. La vidéaste et photographe nord-irlandaise Susan MacWilliam (née en 1969), qui s’intéresse particulièrement à l’occulte et au paranormal, a incorporé dans un de ses films, After Image, des séquences des films de Dario Argento et de Gabriel Soria, avec une bande son envoûtante et étrange. L’optogramme est aussi un sujet évoqué par l’acteur et artiste libanais Rabih Mroué lors de sa conférence-performance The Pixelated Revolution (2012) au sujet des regards croisés entre snipers syriens et militants les filmant.

Derek Ogbourne, Museum of Optography, The Purple Chamber, Sharjah (EAU), Sharjah Art Foundation, 02/07 – 03/10/2012, vue d’exposition.

Seul un artiste britannique, Derek Ogbourne (né en 1964) a consacré une partie importante de son travail à l’optogramme : ses recherches sur le sujet depuis près de vingt ans lui ont permis d’acquérir une connaissance très large sur le sujet (et une excellente bibliothèque), et ont abouti à une série d’expositions de son Musée de l’Optographie, et à la publication d’une Encyclopédie de l’optographie laquelle reprend plusieurs des textes mentionnés ici. Un des essais de l’encyclopédie, par son épouse Susana Medina, est titré « un tatouage rétinien de lumière » ; dans un autre essai, l’artiste britannique Olly Beck remarque que le seul optogramme humain indubitable (le dessin par Kühne de l’optogramme de l’homme guillotiné) est quasiment un dessin abstrait, comme si la non-figuration allait de pair avec la mort. Le Musée de l’Optographie est un immense cabinet de curiosités, mêlant pièces documentaires et créations d’art rétinien par l’artiste. Son travail interroge les rapports entre l’art et la science, mais il s’agit là d’une science obsolète et inutile, génératrice d’excitation et de déception, rendant floues les frontières entre vérité et mensonge. Ses expositions oscillent entre le mélancolique, le macabre et le tragicomique. Avec Ogbourne se clôt en quelque sorte l’histoire de l’optographie, désormais « revisitée en un cabinet de curiosité bizarre et stimulant », ironique et macabre.

Derek Ogbourne, Museum of Optography, The Purple Chamber, Sharjah (EAU), Sharjah Art Foundation, 02/07 – 03/10/2012, vue d’exposition.

Enfin, le philosophe et historien d’art français Georges Didi-Huberman (né en 1953) a réalisé un petit film à ce sujet, titré simplement L’Optogramme (1983) à partir de l’image accompagnant le rapport du Pr. Vernois en 1870 (Fig. 3). La critique canadienne Monique Langlois a décrit ainsi le film (que nous n’avons pas pu voir, malgré nos recherches) : « des extraits des textes décrivant l’expérience médicale et le récit de l’assassinat se déroulent dans un médaillon de forme circulaire qui se découpe sur un fond noir. Puis apparaît l’ultime image, en noir et blanc, qui fait état d’un instant cruel ». L’historienne d’art américaine Rosalind Krauss a raconté avoir vu le film à Liège en 1983, le trouvant « étrangement ombreux », avec des bruits d’aboiement, de pas et d’un claquement de porte ; le jugeant « merveilleusement hardi », elle nota qu’il montrait la conviction de Didi-Huberman (qui était aussi la sienne) que l’histoire de la photographie ne peut la réduire à un processus de production d’images et ignorer sa condition, d’index, de trace, d’empreinte. Didi-Huberman a d’ailleurs été un des premiers historiens d’art (sinon le premier) à écrire sur l’optogramme.

La rétine photographique : le mythe de l’optogramme (1. Histoire)

Cet essai ayant été refusé par des revues de photographie (trop) classiques ( CC Reviewer 2 :  » This is NOT photography ! REJECT !), je vous l’offre ici, adapté au format du blog.

en espagnol

Le corps humain peut-il photographier ? J’ai étudié ailleurs la transformation de cavités corporelles, poing, bouche ou vagin, en appareils photographiques, en camerae obscurae, et je vais examiner ici un autre aspect du corps photographique, la rétine en tant que (supposé) instrument photographique. C’est un sujet qui a été peu abordé dans la littérature française, que ce soit d’un point de vue artistique et photographique ou d’un point de vue scientifique et médical, alors que divers auteurs nord-américains, allemands et portugais, dont un Prix Nobel de Médecine, George Wald, ont publié sur ce thème. Or, c’est un sujet qui, au-delà de l’histoire de la médecine, a eu des répercussions littéraires, artistiques et sociales particulièrement révélatrices. Je vais d’abord ici présenter l’histoire de l’optogramme, puis demain ses mentions dans la fiction, son appropriation par des artistes, et enfin diverses approches critiques, littéraires, esthétiques et philosophiques sur le sujet. Même si elle s’est révélée être un mythe, cette première expérience d’un corps augmenté, capable de représenter photographiquement sans appareil, a été un signe prémonitoire des développements ultérieurs sur le corps-appareil, questionnant les rapports entre médecine et technologie d’un côté, et société et culture de l’autre.

Le Jésuite Christoph Scheiner fut le premier, sans doute en 1619, à montrer qu’une image inversée se formait sur la rétine, ce que Johannes Kepler avait théorisé quelques années auparavant ; en 1637 René Descartes dans sa Dioptrique confirma la découverte de Scheiner et compara la rétine à un instrument d’optique. Dès l’invention de la photographie, son analogie avec la rétine a été mentionnée : présentant le 7 janvier 1839 aux côtés de François Arago l’invention de Daguerre et Niépce à l’Académie des Sciences, le physicien Jean-Baptiste Biot compara la photographie à « une rétine artificielle mise par M. Daguerre à la disposition des physiciens » ; en 1877, l’astronome et photographe Jules Janssen décrivit la photographie comme la « rétine du savant ». Entre 1934 et 1969, Kodak produisit d’ailleurs dans son usine allemande une série d’appareils photographiques sous la marque Retina.

Wilhelm Kühne, Optogramme provenant de la rétine d’un lapin exposé devant une fenêtre à barreaux, 1878

Et donc, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, des médecins, des savants, des policiers et des romanciers crurent en la possibilité d’identifier et de reproduire l’image se formant sur la rétine d’un mort, comme une véritable photographie, qu’on a alors nommée l’optogramme : la dernière image vue par un mort resterait fixée sur sa rétine, et on pourrait l’observer en disséquant l’œil ou en photographiant la rétine via un ophtalmoscope. L’œil vivant était une caméra, l’œil mort serait un appareil photographique à prise unique.

Wilhelm Kühne, premiers optogrammes dans la rétine d’un lapin, 1877/78

Les recherches scientifiques sur la rétine et l’optogramme ont commencé après l’invention de l’ophtalmoscope par Hermann von Helmholtz en 1850 et les études du pigment rouge ou pourpre de la rétine (rhodopsine) faites par Heinrich Müller en 1851, par Christian Boll en 1876, par Wilhelm Kühne (en 1877 sur un lapin ci-dessus, en 1880 sur la tête d’un homme décapité ci-dessous) et par Félix Giraud-Teulon en 1881. Ces recherches ont été largement diffusées non seulement dans la communauté scientifique et médicale mais aussi dans le grand public, et elles ont fourni la base scientifique sur laquelle a reposé l’hypothèse de l’optogramme. Mais ces savants conclurent tous que la rétine n’agissait pas vraiment comme une plaque photographique, que les traces chimiques de la réponse de la rhodopsine au flux lumineux n’étaient pas vraiment des images, que l’analogie entre l’œil et la caméra était douteuse, et qu’on ne pourrait obtenir des « images rétiniennes » que dans des conditions idéales de laboratoire (en 1975, le Pr. Alexandridis de l’Université d’Heidelberg fut incapable de reproduire avec des lapins l’expérience faite par Kühne un siècle plus tôt).

Wilhelm Kühne, Optogramme provenant de la rétine d’un criminel décapité (Gustav Ehrard Reifov), motif non déterminé, 1880.

Mais ces mises en garde scientifiques n’empêchèrent nullement journalistes et policiers de penser pouvoir tirer parti de cette invention pour résoudre des énigmes criminelles : on passe alors du champ de l’histoire scientifique et médicale à celui d’une histoire sociale et culturelle. Dans des conditions très différentes des laboratoires, des médecins ou des photographes ont tenté d’apercevoir un optogramme dans l’œil d’un mort : un Dr. Pollok à Chicago en octobre 1856, le photographe anglais William H. Warner en 1863, ou le Dr. Bourion dans les Vosges en 1868 (dont le Professeur Vernois, de la Société de Médecine légale, analysera l’expérience en 1870, déduisant qu’elle n’était pas concluante, ci-dessous).

Dr. Edme Antonin Bourion, Optogramme provenant de la rétine d’une femme assassinée en 1868, illustrant le rapport d’expertise du Pr. Maxime Vernois dans la Revue photographique des hôpitaux de Paris, vol. 2, 1870.

En 1863 donc, le photographe Warner incita Scotland Yard à utiliser l’optogramme pour identifier l’assassin d’une jeune femme. Scotland Yard réutilisera la technique en 1888 pour tenter d’identifier Jack l’Éventreur à partir des yeux de sa victime Annie Chapman. Bernd Stiegler a fait un recensement détaillé de dix-huit de ces cas, de 1857 à 1927, avec un pic dans les années 1860 (qu’il qualifie de « surplus discursif fantasmatique »), une résurgence au tournant du siècle (avec une approche mêlant science et spiritisme), et quelques cas résiduels dans les années 1920 (où dominent alors, dit-il, l’imagination fictionnelle et la superstition). Bien sûr tous les policiers n’étaient pas convaincus et Véronique Campion-Vincent cite le scepticisme du commissaire parisien Gustave Macé en 1869. Une seule fois, un optogramme fut utile à la police, non pas comme preuve, mais en déclenchant les aveux d’un suspect crédule : un meurtrier avoua ses crimes en 1925 après que la police lui eut dit qu’il était reconnaissable sur les optogrammes de deux victimes, lesquels, évidemment, ne montraient rien. Néanmoins, certains criminels restaient convaincus qu’un optogramme pourrait les identifier, ils arrachaient donc les yeux de leurs victimes ou leur tiraient des balles dans les yeux pour empêcher toute investigation : le cas le plus ancien est sans doute celui du Constable Gutteridge en 1927, mais des cas récents ont eu lieu en France en 1990 et 1993. Ce mythe de l’optogramme fut pain bénit pour les journaux à sensation. Margarida Medeiros et Bernd Stiegler ont recensé de nombreux articles dans le monde entier (jusqu’en Tasmanie), le plus ancien semblant être un article anglais non identifié auquel le Chicago Press du 17 octobre 1856 fait référence à propos du Dr. Pollok. Dans la presse française, la plus ancienne mention semble avoir été un article à propos de Warner dans le Publicateur des Côtes du Nord le 26 septembre 1863, auquel Villiers de L’Isle-Adam fit allusion dans Claire Lenoir.

Anne Brigman, une icône féministe ?

Anne Brigman, Incantation, 1905, 28x15cm

 

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Un article du New Yorker qui circule dans certains milieux m’amène à réagir et à écrire sur la photographe américaine Anne Brigman (1869-1950), dont je connais un peu le travail. En effet, les éxégètes de cet article mettent l’accent sur son invisibilité, sa domination par le patriarcat, son déni, sa minimisation récurrente : oubliée et ostracisée parce que femme. C’est un discours déjà entendu sur Frida Khalo, Camille Claudel, Unica Zürn et bien d’autres, sans revenir au cas Berthe Morisot. Ce discours se répète dans le champ de la photographie avec, par exemple Gerda Taro ou Gertrude Käsebier, toutes victimes du patriarcat (laissant de côté, je présume, l’invisibilité, le déni et la minimisation de Suzanne Malherbe). Ce discours militant serait plus crédible s’il ne balayait pas d’emblée les études historiques, esthétiques et, dans certains cas (Claudel, Zürn), cliniques sur ces artistes pour mieux les instrumentaliser.

Anne Brigman, The Bubble, 1906, 17.8×22.9cm

Alors, qu’en est-il d’Anne Brigman ? Vivant à San Francisco au début du siècle, bourgeoise devenue bohème, ayant quitté son mari (ce qui est alors assez rare, mais fut aussi le cas de Jessie Tarbox) et bisexuelle, exposant ses photographies à partir de 1902 (à 33 ans), elle fut membre dès 1903 du groupe Photo Secession (remplaçant ensuite Käsebier comme figure féminine centrale du groupe) et passa près d’un an sur la côte Est en 1910, à New York avec Stieglitz, puis dans le Maine à l’école de Clarence H. White : pour cette provinciale isolée, ce fut une sorte de consécration. Mais, alors que Alfred Stieglitz lui proposait une exposition personnelle, à la Galerie 291, elle déclina, demandant qu’on la repousse indéfiniment, car ne se sentant pas à la hauteur (la meilleure source sur cette période est le livre de l’historienne C. Jane Gover, The Positive Image: Women Photographers in Turn-of-the-Century America; voir les pages 42-43 et 97-103); comparant son travail (je vais y revenir) à celui des autres membres de Photo Secession, elle en fut « stupéfiée », se sentant décalée par rapport à l’esthétique du groupe, dont certains la considéraient comme une femme victorienne conventionnelle et provinciale, loin de leurs aspirations à la modernité. Elle n’était pas la seule femme du groupe, qui en comptait au moins une vingtaine (20%, un taux assez unique alors) et elle était proche de Stieglitz, avec qui elle échangea plus de cent lettres, qui l’aida aussi beaucoup commercialement et qui, des années plus tard, écrivit une préface (non publiée) pour son livre (se terminant par « I deeply respect her as a worker »). Cas typique d’un « faiseur de goût » misogyne qui la promeut, puis la rejette ? C’est un peu court.

Photographe inconnu, Anne Brigman photographiant

Au début du XXe siècle, San Francisco n’est pas un grand centre culturel (et le séisme de 1906 n’aide pas), mais, culturellement, une petite ville de province. Même dans ce contexte resserré, Brigman, curieusement, ne semble pas avoir interagi avec Arnold Genthe, peut-être alors le meilleur des photographes californiens, qui fut le professeur de Dorothea Lange. Elle fréquentait  Francis Bruguière, lui aussi membre de Photo Secession, et Imogen Cunnigham, qui, au, début, s’inspira de ses nus avant de passer à des photographies plus denses; tous deux, d’ailleurs, connurent des carrières plus brillantes que Brigman. Contrairement à ce qu’on peut lire, Brigman n’était pas la seule membre de Photo Secession à l’Ouest du Mississipi (mais la seule « Fellow ») : outre Bruguière à San Francisco et Harry Runbicam à Denver, on trouve au moins Adelaide Hanscom Leeson (Californie puis Alaska; connue pour son Rubaiyat) et trois femmes dans l’Oregon, Myra Albert Wiggins, Lily Edith White et, la plus intéressante à mes yeux, Sarah Hall Ladd).

Anne Brigman, Autoportrait avec son chien Rory, épreuve tachée

Outre ses publications dans Camera Work (12 photographies dans quatre numéros, à égalité avec Käsebier, 12 images dans deux numéros), Brigman eut, de son vivant, de nombreuses publications et expositions, et connu même un franc succès. Elle n’était certainement pas invisibilisée. Elle a depuis été, en France, dans l’exposition du Gulbenkian en 2009 (le catalogue la définit comme une « vraie féministe ») et dans celle au Musée d’Orsay en 2015 (le catalogue la dit, curieusement, « amateure »). Aux Etats-Unis, elle a eu plusieurs expositions individuelles depuis sa mort en 1950 : à Oakland en 1974, à Santa Barbara en 1995, en Ontario en 2005, au Nevada Museum en 2019 (un excellent musée dans mon souvenir), à la Grey Art Gallery de NYU en 2020 (exposition annulée du fait de la pandémie; voir cette vidéo). Une importante monographie  sort prochainement. Le Metropolitan Museum possède une quarantaine de tirages d’elle. Mais il est certain qu’elle n’a pas eu la visibilité de Stieglitz ou d’Imogen Cunningham. Pourquoi ? Et si, au lieu de parler de déni systémique patriarcal (auquel Cunningham, elle, aurait échappé), si on regardait son travail ?

Anne Brigman, ST (Study of Sand Erosion) 1935, 17.8×22.9cm

Je connais moins bien ses photographies d’après 1929 (comme celle ci-dessus), quand, à soixante ans, elle s’établit à Long Beach et photographie l’effet de l’eau et du vent sur le sable, photographies « straight » quasi-abstraites, arrivant peut-être un peu tard après le virage moderniste de Stieglitz et de Paul Strand de 1917. Mais Brigman, adepte des randonnées en moyenne montagne dans la Sierra Nevada, est surtout connue pour ses nus féminins en plein air; elle est certainement la pionnière de ce type de photographie (et a eu de nombreux « disciples », comme cette autre exposition au Nevada Museum l’explorait), même si la démarche intellectuelle, sensible, politique, féministe d’une Ana Mendieta, par exemple, se situe aux antipodes de celle de Brigman. Brigman est une pictorialiste : ses photographies sont extensivement retravaillées, dessinées, peintes, retouchées, composées à partir de deux négatifs, pour parvenir à ce qu’elle considère l’image parfaite. Son inspiration est mystique, païenne (son livre se nomme Songs of a Pagan), néo-antique

Anne Brigman, détail de Autoportrait avec son chien Rory

(esthétiquement, on pense au néo-paganisme allemand, mais on doit espérer que le détail ci-contre ne soit qu’une coïncidence), et ses photographies visent à promouvoir une forme d’idéal, de pureté sensuelle et naturelle. Ce paganisme fut aussi une des raisons de la distance que prit Stieglitz, celui-ci étant bien plus intéressé par les théories de Freud et de Havelock Ellis sur l’énergie sexuelle comme source de création (comme elle se manifeste par exemple dans la danse d’Isadora Duncan), que par le naturisme païen assez basique de Brigman.

Alfred Stieglitz, Georgia O’Keeffe, 1918, 23.5×15.4cm

Si les premières photographies d’Imogen Cunningham (et en particulier la série On Mount Rainier) s’inspirent de cette veine, celle-ci s’en détournera assez vite pour aller vers plus de réalisme et de modernisme. Comparons par exemple les photographies de Brigman avec ce portrait que Stieglitz fit de sa compagne Georgia O’Keeffe en 1918 : regardons la photographie. Stieglitz photographie une personne bien réelle, son regard détourné, les plis de son cou, les imperfections de sa peau, ses aisselles non épilées; c’est, je pense, une photo non retouchée, ou très peu. C’est la photographie d’UNE femme. Brigman, elle, photographie LA femme, un corps parfait, éthéré, sans rides, sans taches, sans poils incongrus, un corps transformé en objet (comme le fait la photographie publicitaire et la photographie dite « de charme »), elle photographie non des personnes, mais des corps, dont les visages sont rarement expressifs. Ni rudesse, ni simplicité, mais une pure construction esthétique. On comprend mieux que les nus des autres membres de Photo-Secession l’aient déroutée; ce n’est pas tant une différence entre regard masculin et regard féminin (même s’il y a encore du travail à faire sur le « female gaze » …), qu’une opposition entre nu-personne et nu-objet. Enfermée dans sa bulle pictorialiste (dont Cunningham sort, et que Cameron transcende), Brigman transforme le corps de ces femmes en un pur objet fait pour être regardé, et elle fait ainsi disparaître les personnes qu’elle a photographiées (y compris elle-même, parfois). Ceci explique probablement le relatif désintérêt pour son travail; et cela semble plutôt contradictoire avec le regain d’intérêt féministe en sa faveur, qui, tout à glorifier son passé de femme libre, bisexuelle, aventureuse dans un monde d’hommes (ce qu’elle fut, en effet), en oublie de porter un regard critique sur sa photographie : une forme de paresse insidieuse, pourrait-on dire.

[Ajout du 26 mai : On m’a fait remarquer que je n’avais indiqué que ses expositions posthumes.
Vous trouverez ci-dessous en commentaire une liste sommairement compilée (Wikipedia principalement) des expositions de son vivant (à partir des années 1930, elle photographie moins et se consacre au dessin et à l’écriture), et aussi quelques éléments sommaires sur sa réception critique.
Pour ceux que ça intéresse, la monographie qui sortira en juin donnera beaucoup plus d’informations.
27/05 : en commentaire ci-dessous, ma suggestion sur la manière dont un travail de recherche sérieux sur ce sujet pourrait être structuré.]

A propos de Zineb Sedira représentant la France à la Biennale de Venise et du BDS

en espagnol

Comme j’ai été, très modestement, un des acteurs de l’ « instrumentalisation » de Zineb Sedira par le BDS (Boycott Désinvestissement Sanctions), j’ai voulu mentionner ici quelques faits indubitables.

Il y a quelques mois, l’artiste libano-américain Walid Raad a reçu le prix Aachen décerné par la Fondation Ludwig. Mais le maire de la ville a accusé Walid Raad de supporter le boycott d’Israël; la seule accusation à ce sujet, pour citer le Jerusalem Post, était : « In 2017, Raad removed his work from The Mediterranean Biennale due to BDS ». Confronté à ces accusations, Walid Raad a refusé de se justifier, il a été, toujours d’après le Jerusalem Post, « mocking and snug ». Le maire d’Aix a donc refusé que le Prix lui soit décerné. Le Conseil d’Administration de la Fondation Ludwig a tenu bon, et Walid Raad, resté digne et ne s’étant pas renié, a reçu le Prix. J’ai donné plus de détails dans ce billet.

On a annoncé il y a quelques jours (le 24 janvier) que l’artiste franco-algérienne Zineb Sedira allait représenter la France à la Biennale de Venise en 2021. Dans les jours qui ont suivi, elle a été la cible d’attaques venant de l’extrême-droite sioniste (Causeur, BHL, le CRIF, Jacqueline Frydman, etc.) et accusée de soutien au BDS, et donc, classiquement, d’antisémitisme, car elle avait retiré une de ses oeuvres qui devait être montrée dans cette même Biennale en Israël en 2017, tout comme Walid Raad et au moins quatre autres artistes : Jordi Colomer, Akram Zaatari, Yto Barrada et Bouchra Khalili (une comparaison de la liste initiale avec la liste finale des artistes exposés montre aussi le retrait de Pierre Huyghe et de Pipilotti Rist, peut-être pour d’autres raisons).

Confrontée à ces attaques, Zineb Sedira a envoyé le 29 janvier un communiqué à l’AFP, dont je n’ai pas trouvé le texte complet, mais dont i24news a repris la teneur : « son retrait a été instrumentalisé par le  BDS », dire qu’elle s’est retirée pour soutenir le BDS constitue « des accusations infondées et calomnieuses », et « quand elle s’est retirée d’une exposition au sein de la Biennale de la Méditerranée en juin 2017, ses raisons « n’avaient absolument rien à voir avec ce mouvement dit BDS » mais étaient « purement artistiques », en raison des mauvaises conditions d’installation d’une de ses vidéos. » BHL, dans La Règle du Jeu et sur Twitter, s’en est aussitôt félicité, remplaçant dans son tweet « raisons purement artistiques » par « considérations morales  » (un lapsus intéressant ?) et ajoutant (est-ce dans le communiqué AFP ?) « la page Facebook en ligne depuis lors qui l’associait au BDS a été publiée sans son consentement ».

J’ai donc été, très modestement, un des acteurs de cette « instrumentalisation » de Zineb Sedira. Voici les faits indubitables :
– le 23 juin, le site d’information e-flux (dont je reçois les mails) publie un communiqué de cette Biennale Méditerranéenne qui doit commencer le 30 juin. Parmi les 55 artistes annoncés se trouvent Yto Barrada, Jordi Colomer, Bouchra Khalili, Walid Raad, Zineb Sedira et Akram Zaatari;
– quelques heures plus tard, à 21h09, l’artiste libanais Akram Zaatari publie sur sa page Facebook (toujours en ligne) son refus de participer à cette Biennale israélienne, accusant le FRAC PACA (dirigé par Pascal Neveux) d’avoir prêté son oeuvre contre son gré (capture d’écran ci-dessous); cette page FB a 101 commentaires et 173 partages (dont le mien);

  • je relaie peu après cette information sur ma page FB (aujourd’hui supprimée) en me demandant si d’autres artistes (que je nomme, parmi ceux que je connais) vont prendre ou non la même décision;
  • j’échange par mail avec certains de ces artistes le matin du 24 juin pour savoir s’ils ou elles vont réagir; certaines disent, oui, dans la journée;
  • le 24 juin à 11h50, Akram Zaatari écrit en commentaire de son post (capture d’écran ci-dessous) « Yto Barrada – Bouchra Khalili – walid Raad – Zineb Sedira and myself asked Frac to remove our works from this exhibition and promised to send out an e-flux statement »

-le 24 juin à 18h07, Akram Zaatari écrit en commentaire de ce même post (capture d’écran ci-dessous) « I do not know anyone [in the list of artists] except Yto Zeynab Bouchra and walid. And we all withdrew together »

Le 26 juin j’ai écrit un billet sur mon blog, récapitulant l’affaire : https://www.lemonde.fr/blog/lunettesrouges/2017/06/26/using-art-to-whitewash-oppression-comment-utiliser-lart-pour-legitimer-la-colonisation/
[Précision complémentaire : je n’ai pas pu citer ici certaines correspondances privées du matin du 24 juin, faute d’accord de la personne avec qui j’avais alors échangé.]

Je vous laisse donc juges du caractère « infondé et calomnieux » de ces informations, des « raisons purement artistiques » du retrait de Zineb Sedira, et de son « instrumentalisation par le BDS ».

La seule conclusion que, désabusé, j’en tire est qu’il ne faut pas, ici non plus, confondre la personne et l’oeuvre. Zineb Sedira reste, à mes yeux, une grande artiste. Dommage.

[Ajout 2 février :]