Bertille Bak, l’humour qui fait bouger les montagnes

Bertille Bak, Abus de souffle, 2024, vidéo, capture d’écran

en espagnol

On peut bien sûr prononcer des discours indignés véhéments sur l’abandon des corons et leur gentrification, sur la spéculation coloniale ou la marginalisation des Gitans, mais le talent de Bertille Bak (au Jeu de Paume jusqu’au 12 mai) est, plutôt que de crier, de nous faire sourire : humour grinçant souvent, mais tempéré d’une tendresse, d’une humanité qui nous touchent. J’écrivais déjà il y a une dizaine d’années que son travail, entre fiction et ethnographie, « conjuguait une attention particulière aux personnes et aux situations, un humour sensible, discret et délicat, et un souci sous-jacent de recherche formelle toujours présent. » Bertille Bak subvertit les règles prédéterminées tout en construisant confiance et complicité avec ses sujets.

Bertille Bak, Les Complaisants, 2014, marqueteries de cheveux, cadres de métal, chacun 17.5×22.5x5cm, série de 35 pièces uniques.

Ici, tout est trafiqué : les cimaises sont dépecées et laissent voir leurs entrailles, qui abritent boîtes de cireurs de chaussures boliviens ou écrans rouges dissimulant des images porno provenant de cabines de matelots (l’artiste s’est fait embaucher dans un Seamen’s Club pour copiner avec les marins), dévoilés une seconde à peine ; les titres sont des jeux de mots, des détournements de sens (l’exposition « flash » de photos porno subreptices se nomme La Marée mise à nu par ses célibataires, même ; le ballet d’adolescents travaillant dans des mines est titré Mineur Mineur ; et Abus de souffle parle de soufflets pour cheminée et d’aspirateurs) ; et certains des objets présentés sont eux-mêmes des détournements, comme les marqueteries faites de cheveux de marins et représentant des pavillons de complaisance (Les Complaisants, bien sûr ; ci-dessus).

Bertille Bak, Boussa from the Netherlands 3, 2017, vidéo, capture d’écran

L’action est elle aussi détournée vers un absurde hilarant, façon Maldoror ou Dada : une équipe d’hommes aspirent l’air sur une plage (en haut), ces jeunes femmes marocaines, sorties de leur usine de décorticage de crevettes, chantent phonétiquement L’Internationale en néerlandais après s’être déguisées en sirènes ceintes d’une écharpe tricolore, et les cireurs (et cireuses) de chaussures de La Paz défilent au pas cadencé juchés sur des boîtes métalliques (ci-dessous).

Bertille Bak, La Brigadia, 2018-2024, vidéo, capture d’écran

Il y a aussi des catcheuses en robe traditionnelle des hauts plateaux andins, et – sans doute la scène la plus tragique car la plus actuelle, la plus emblématique de notre monde pourri – un stage d’entrainement sportif au passage illégal de frontières où on apprend à cheminer dans les herbes hautes en s’habillant ton sur ton (ci-dessous) ou à se contorsionner pour se cacher sous le capot d’un camion : les actrices sont des demandeuses d’asile immigrées en France qui ont connu la précarité et l’exil, et c’est filmé au sinistre Camp de Gurs, hanté par la mémoire des Républicains espagnols de 1939, et d’autres internés (dont Hannah Arendt et Charlotte Salomon, en tant que ressortissantes allemandes, donc ennemies, en mai 1940).

Bertille Bak, Figures imposées, 2015, vidéo, capture d’écran

Faut-il rire ou pleurer ? Faut-il rire pour éviter de pleurer ? Bertille Bak s’inscrit ici dans la lignée des humoristes de la catastrophe, et le Camp de Gurs fait inévitablement penser au génocide en cours à Gaza, et donc à un des meilleurs exemples aujourd’hui de cet humour acide, le « stand-up » Bassem Youssef. Comme lui, elle le fait avec art et discrétion, avec empathie et regard critique, avec une grâce qui dissimule la violence sous-jacente : c’est ainsi qu’on peut faire bouger les montagnes, peut-être.

Photos 3 et 5 courtesy du Jeu de Paume

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