La Vraie Croix

Luigi Presicce, Le Storie della Vera Croce, 7. Il Sogno della Cascata di Costantino, 7/10/2015, détail, capture d’écran vidéo ph. de l’auteur.

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Il faut aller dans cet ancien abattoir, qui autrefois se sommait Macro Testaccio, du nom du quartier, et aujourd’hui Mattatoio, voir rapidement les photographies du World Press Photo, et entrer dans la caverne sombre où se déploient les dix écrans des Histoires de la Vraie Croix, de Luigi Presicce (jusqu’au 27 juin). Celui-ci est avant tout un performeur, et les vidéos présentées ici sont toutes des captures de ses performances faites depuis neuf ans dans divers endroits muséaux, historiques ou sacrés en Italie (sauf une dans le Gotland). Mais ce sont des performances bien particulières : riches décors, costumes très élaborés, éclairages sophistiqués, son souvent très travaillé, rien de la performance filmée à la va-vite. De plus, ces performances n’ont guère été vues : si certaines étaient destinées aux passants, la plupart furent conçues pour un spectateur à la fois, ou des petits groupes, ou deux gamins peints, voire sans audience, ou (celle ci-dessous) pour une mouette morte. C’est la première fois que l’ensemble des 18 performances est présenté, pour une durée totale de 1h30 environ. Et il faut rester ce temps-ci : passer rapidement de l’une à l’autre ne donne rien, il faut ici s’imbiber de la matière ainsi offerte.

Luigi Presicce, Le Storie della Vera Croce, 1. La Sepoltura di Adamo, 18/02/2012, ph. Francesco G. Raganato.

La trame est l’histoire de la Croix, telle que contée par diverses légendes, et en particulier Voragine, mais cette histoire foisonne et se déploie. Un arbre pousse dans la bouche du cadavre d’Adam (et c’est le premier écran qui nous accueille, prologue lumineux avant de plonger dans l’obscurité de la caverne), Salomon en fait un pont, la Reine de Saba prédit que ce bois marquera la fin du royaume des Juifs, Salomon l’enterre, mais il resurgit, et on en fait la Croix du Christ. Il disparaît de nouveau, l’impératrice Hélène le retrouve (en torturant un Juif qui avoue et révèle le lieu où les trois croix ont été enterrées, une seule étant sacrée et miraculeuse), elle en découpe des morceaux pour les disséminer dans des églises et récupère les clous pour son fils Constantin. La Croix restée à Jérusalem est prise par le roi perse Chosroes, zoroastrien marié à des Chrétiennes, mais l’empereur byzantin Héraclius défait Chosroes, lequel, refusant de se convertir, est tué. La Croix revient à Jérusalem, disparaît, réapparait lors de la bataille d’Hattin, que Saladin gagne néanmoins, et a depuis disparu. Cette légende très présente dans le christianisme a été l’objet de bien des oeuvres d’art, et en particulier Agnolo Gaddi à Florence et Piero della Francesca à Arezzo, qui ont bien sûr inspiré Presicce, lequel a visiblement mené une recherche historique, littéraire et iconographique approfondie.

Luigi Presicce, Le Storie della Vera Croce, 6. La Caduta di Atlante con Legno a lato diritto e Gallo a lato manco, 19/09/2014, détail, capture d’écran vidéo ph. de l’auteur.

Ce qui frappe d’abord, c’est l’unité stylistique de toutes ces vidéos : ce sont toutes des plans fixes, des scènes très construites, avec une composition géométrique rigoureuse. Il y a très peu de mouvements (excepté dans la dernière, Ascension au sommet de la sainte et du magicien de l’aube dorée, plus heurtée et rythmée, en bas), mais la plupart sont davantage des tableaux vivants que des performances actées. Cette immobilité, où parfois seules bougent des feuilles agitées par le vent, est un ancrage dans la durée, dans le temps, temps historique, temps religieux, mais aussi temps du spectateur; c’est un thème important pour Presicce qui a créé une Académie de l’Immobilité. Le vent, l’eau qui coule, la fumée d’un feu, des animaux qui divaguent, sont parfois les seules traces de mouvement dans une image que, sinon, on croirait photographiquement figée. Les visages, souvent masqués, sont impassibles. Les sons se répondent d’une alcove à l’autre, d’un luth monocorde aux marteaux des tailleurs de pierre à l’entrechoquement des poutres, et les symboles naviguent aussi d’un écran à l’autre. Quelques anachronismes déroutent un peu, venant délibérément perturber une trop fidèle reconstitution historique, femme fumant une cigarette et garçon avec un ballon de foot. D’autres scènes sont déroutantes, comme cette Salomé dans un sage tutu tenant sur sa chaste poitrine la tête du Baptiste sur un plateau (écran 6).

Luigi Presicce, Le Storie della Vera Croce, 5. Le tre Cupole e la Torra delle Lingue, 27/07/2013, ph. Jacopo Menzani.

Parmi les scènes les plus frappantes, l’écran nº5, Les trois dômes et la tour des langues, rassemble la construction du Temple, le projet de Grand Dôme nazi, le Palazzo Daniele où eut lieu cette performance, et la Tour de Babel, de la cathédrale d’Otrante à Brueghel. Salomon arbore un sceptre orné d’un diable rouge et un insigne de l’Ordre Ancien des Druides, l’architecte Hiram, ancêtre de la maçonnerie, tient équerre et compas, et, ci-dessus, le roi Nemrod encourage ses tailleurs de pierre, torses nus et visages masqués; les sons dissemblables des tailleurs de pierre sont comme les mille langues imposées par Yahweh après sa destruction de Babel. Presicce mêle les histoires dans une synthèse fantaisiste, parfois proche de l’ésotérisme (ailleurs, on retrouve Aleister Crowley). Il interroge l’image et l’iconographie, montrant ainsi dans Le Fils brisé de la Sainte (écran nº7) comment, avec l’officialisation du christianisme sous Constantin, le Christ va désormais être représenté non plus comme un humble berger, mais comme une figure de pouvoir et de majesté jupitérienne.

Luigi Presicce, Le Storie della Vera Croce, 10. Il Sogno della Cascata di Costantino, 7/10/2015, ph. Dario Lasagni.

Car, au-delà de la Croix, c’est bien de pouvoir qu’il s´agit ici. C’est parce qu’il a fait peindre la croix sur les boucliers de ses soldats que Constantin gagne la bataille du Pont Milvius contre Maxence, ayant entendu en songe la phrase « In hoc signo vinces » (écran nº8), et une des scènes les plus complexes est Le Rêve de la Cascade de Constantin (écran nº10) qui est directement inspiré de ce tableau de Piero della Francesca, première scène nocturne de l’art occidental. C’est ici que Presicce donne le plus libre cours à sa pensée latérale : Constantin dort avec L’Origine du Monde dans son giron, ainsi transformé en être androgyne; l’implantation de la performance dans un musée et la mise en scène lumineuse évoquent Étant donnés, et d’ailleurs le serviteur assis joue aux échecs comme Duchamp. Pour complexifier le tout, la cascade dans Étant donnés est celle du Forestay, proche de l’endroit où mourut Courbet. La tête tourne, trop de signes, de symboles, de liens, souvent des références obscures ou énigmatiques et un syncrétisme historique, où des personnages comme Hérode et Chosroes semblent fusionner.

Luigi Presicce, Le Storie della Vera Croce, 9. In Hoc Signo Vinces / Secondo Quadro, 13/10/2013, ph. Ela Bialkowska OKNOStudio.

Mais surtout la Croix au-dessus de la tente de Constantin est une croix à demi gammée (en haut) : comment dire plus clairement que la croix fut toujours un instrument de pouvoir, de guerre, de domination, de Constantin à Hitler, un signe, un emblème ancré dans une histoire immémorielle (Adam ou la svatiska) et auquel on confère des pouvoirs magiques. Dans sa résidence munichoise, Hitler avait accroché le tryptique Les Quatre Éléments d’Adolf Ziegler; dans l’écran nº9, lui aussi nommé In hoc signo vinces, Presicce en a fait un tableau vivant quasiment identique, avec les allégories du feu, de l’eau, de la terre et de l’air perchées, nues, sur un manteau de cheminée (l’eau a un oeil tatoué au-dessus du sein gauche). Ici, il est question de guerre, de domination, de conflit, d’idéologie, et la croix, qu’elle soit chrétienne ou gammée, n’est pas un signe de paix et d’amour.

Luigi Presicce, Le Storie della Vera Croce, 11. Ascesa alla Vetta della Santa e del Mago dell’Alba Dorata, 22/07/2016, ph. Jacopo Menzani.

Je comprends fort bien qu’un tel ensemble puisse irriter : trop confus, foisonnant, partant dans toutes les directions, forgeant des liens inattendus, flirtant avec l’ésotérisme (la Croix comme un Graal, Crowley, Rol). Mais j’ai aimé cette profusion baroque, cette recherche multiforme, cette inspiration historique et artistique, cette esthétique lente et sombre, ces performances intemporelles. J’ai aimé cette invite à entrer dans un univers imaginaire, mais ancré dans l’histoire et la religion.

De l’imagination préventive (C. Bonfili & W. Schoerle)

Carola Bonfili, Polia, 2019, vidéo, capture d’écran.

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Le Musée romain Macro a lancé un programme pluriannuel se requalifiant en Musée de l’Imagination préventive, un concept suffisamment large pour accueillir aussi bien le design englobant de Nathalie Du Pasquier que Pierre Bismuth, mais où on trouve aussi de petits joyaux moins convenus. La section Retrofuturo explore les archives du Musée dans une assez grande confusion où je n’ai guère reconnu que De Chirico au milieu d’une foule d’images d’archives sans légendes, mais j’y suis tombé en arrêt devant une vidéo de Carola Bonfili, Polia, d’un peu plus de 15 minutes. Polia est la beauté inaccessible dont Poliphile est amoureux et qu’il ne possède qu’en rêve dans son étrange et fascinant Songe (Hypn-eroto-machie, le combat érotique en rêve) de 1499. C’est la polysémie des xylographies du Songe qui a inspiré l’artiste, laquelle met en scène trois nymphes vêtues d’une tunique blanche cheminant dans une forêt dévastée, avançant dans la neige, tirant à l’arc, trainant ce qui ressemble fort à un cadavre d’homme emballé dans un sac de jute, dansant dans une salle obscure, et performant une ambiguë cérémonie orgiaque dans une caverne rougeoyante.

Carola Bonfili, Polia, 2019, vidéo, capture partielle d’écran.

Les trois nymphes portent un masque dissimulant complétement leur visage, qui, une fois la capuche ôtée, se révèle être biface : toute l’ambiguïté du songe est là révélée, et j’ai tenté de la capter dans ce double baiser auto-érotisé où les lèvres de l’autre ne sont qu’une froide illusion.

Carola Bonfili, Polia, 2019, vidéo, capture partielle d’écran.

On passe de la blancheur des montagnes abruptes où elles cheminent et chassent, à l’obscurité austère d’un bâtiment rectiligne en béton où elles dansent, puis à la chaleur rouge d’une grotte arrondie où elles font l’amour. Les chants des nymphes sont captivants comme une voix divine (musique de Francesco Fonassi). Ce voyage initiatique au terme duquel la femme aimée (ou son équivalent platonicien, la vérité) reste inatteignable, nous laisse en suspens, désorientés, incapables de distinguer le rêve du réel, tout comme Poliphile.

Wolfgang Stoerchle, Attempt Public Erection, Market Street Program, Los Angeles, avril 1972.

L’impossible et l’ambigu, c’est aussi ce qui caractérise le travail de Wolfgang Stoerchle, présenté par Alice Dusapin ailleurs dans MACRO (jusqu’au 27 juin), mais dans son cas, c’est une partie intégrante, essentielle de son travail, basé sur le corps et la performance. Alice Dusapin a révélé cet artiste peu connu au fil de sa recherche. Mort à 32 ans en 1976, il inscrit son travail entre deux performances : la première fut un voyage à cheval de Toronto à Los Angeles pendant onze mois avec son frère, d’abord un simple exploit amusant, que, une fois inscrit dans la scène artistique californienne, il requalifia a posteriori comme une performance; la dernière performance eut lieu quand il revint à une pratique artistique quelques mois avant sa mort aprés une éclipse de deux ans (passée entre autres à méditer au Mexique) et, dans le studio de Baldassari, se dénuda et invita un spectateur à faire de même et performer une fellation sur lui, après quoi il l’étreint. Deux manières différentes d’exposer sa vulnérabilité, et sa vaine tentative de contrôler son corps. En 1972, dans le studio de Robert Irwin, face à quelques spectateurs, il se dénuda et tenta mentalement d’avoir une érection sans le moindre stimulus physique, par le seul pouvoir de son esprit ; malgré séances d’hypnose préparatoires et répétitions dans son studio, il échoua, son esprit ne sut pas dominer son corps, sa sexualité ne parvint pas à être purement mentale, mais pour lui cet échec fut un succès.

Wolfgang Stoerchle, MFA 1970 Santa Barbara, vidéo, capture d’écran.

Échangeant ses habits avec un autre homme au milieu d’une place avant de poursuivre chacun son chemin, filmant incessamment son corps vulnérable et indocile, il parsema ainsi son oeuvre de petites pièces à la fois dérisoires et tragiques. Quand il filmait une danseuse (Sue Turning), celle-ci restait immobile et c’est le plateau sur lequel elle se tenait qui tournait, pendant que Stoerchle donnait d’une voix forte ses instructions à la danseuse et aux cameramen. Quand il obtint son diplôme à Santa Barbara, son projet final consista à casser des objets en plâtre au milieu de la salle d’exposition : son film à la Portapak est de médiocre qualité, alors que d’autres cameramen avec un matériel plus sophistiqué étaient présents et sont visibles dans sa vidéo. C’est non seulement cette destruction délibérée qui le motiveait, mais aussi le regard brut du spectateur, sans intermédiation.

Wolfgang Stoerchle, Fictional News / Reviews of non-existent works and exhibitions, 1970, journal imprimé.

Enfin, toujours à la limite du réel, il publia un journal artistique sur des performances qui n’avaient pas eu lieu, comme ce bras de fer avec le frêle Robert Morris (alors qu‘il eut lieu avec Robert Ashley), et des oeuvres qui n’existaient pas comme, en haut à gauche, ces moulages en bronze du sexe de seize de ses maîtresses qu’il révélait dans une fausse interview avec Ilene Segalove (écho lointain de Marcel Duchamp et d’Henri Maccheroni). Stoerchle marchait sur un fil entre réel et fiction, entre contrôle et vulnérabilité, entre réussite et échec, et en cela, il appartient lui aussi à l’imagination préventive, cinq siècles après Poliphile.

Les exclus nous accusent

Luciano D’Alessandro, série Gli Exclusi, 1965-67.

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Le Musée du Trastevere présente (jusqu’au 5 septembre) deux photographes italiens dans le registre du reportage politico-social. À l’étage, l’exposition du Napolitain Luciano D’Alessandro (mort en 2016) montre des photographies d’ouvriers, de paysans, des intérieurs pauvres, des victimes du choléra à Naples ou du tremblement de terre en Campani : des témoignages intéressants, une empathie particulière, mais rien qui vous arrache le coeur, jusqu’au moment où on arrive dans sa dernière salle, Les Exclus, un travail fait en 1965-67 dans un hôpital psychiatrique près de Salerne, 31 photographies et un court film de 15 minutes. Ce sont des photographies de corps contraints, tordus, refermés sur eux-mêmes, recorquevillés au sol ou sur un lit, parfois en camisole ou attachés à un meuble. Ce sont des photographies de mains usées, abimées par des années de malheur, aux doigts tordus, entrelacés, noués, aux ongles sales et rongés.

Luciano D’Alessandro, série Gli Exclusi, 1965-67.

Ce sont des photographies de visages perdus, les yeux morts ou au contraire hurlant en silence, les traits contorsionnés ou éteints sous le poids des médicaments. Les femmes sont vêtues de blanc, robes informes, combinaisons sales ; les hommes de noir, costumes élimés, pantalons sales. Ce sont des gémissements et des pleurs que la photographie silencieuse rend audibles à qui prête l’oreille avec attention. Ce sont des regards qui nous accusent, nous qui les avons rejetés, mis à l’écart, relégués, oubliés, nous qui ne voulons pas les voir et les enfermons comme des bêtes dans cet asile, nous que D’Alessandro force à regarder, nous qui sommes apostrophés, accusés, à la fin de son film, nous qui ne pourrons plus dire : « nous ne savions pas ».

Luciano D’Alessandro, série Gli Exclusi, 1965-67.

Et c’est là du photoreportage d’une qualité intense. Bien sûr, on pense à Fanon, à Foucault, à Goffman. D’autres photographes italiens comme Gianni Berengo Gardin et Carla Cerrati ont aussi travaillé sur ces sujets. Les photographies de D’Alessandro et de Berengo Gardin ont contribué à l’évolution (tardive) de la réclusion en asiles de fous vers le traitement en hôpitaux psychiatriques plus ouverts, grâce à des psychiatres comme Sergio Piro (qui dirigeait cet hôpital-ci) et Franco Basaglia (qui inspira la réforme de 1978). Quand la photographie contribue à changer le monde …

Sandro Becchetti, Pier Paolo Pasolini et sa mère Susanna, 1971.

Au rez-de-chaussée le Romain Sandro Becchetti (mort en 2013) présente des photographies de Rome, la ville, sa poésie, ses manifestations. Le plus intéressant, à mes yeux, ce sont ses portraits d’intellectuels et d’artistes, et parmi eux, toute une série sur Pasolini, ici avec sa mère.