5 milliards d’années, au Palais de Tokyo, jusqu’au 31 Décembre.
Faire la queue, piétiner, être bousculé et bousculer, râler contre les vernissages "people", parvenir au buffet quand il n’y a plus rien à boire, avancer dans la cohue. Et puis, soudain, attendre, attendre encore, devenir patient, pas serein, mais aux aguets, tapi, prêt à bondir, à appuyer sur le déclencheur, à imprimer sur sa rétine une vision fugitive, attendre encore, on ne sait combien de temps, personne ne sait, on se communique des bribes d’info, à telle heure, tel jour, on ne sait pas, on cherche des indices. Et soudain quelque chose arrive, soudainement, brutalement, sans signe avant-coureur, quelque chose d’époustouflant, de violent, d’orgasmique. Il faut ensuite quelques secondes, quelques minutes pour se remettre, reprendre ses esprits, son souffle, et puis se remettre à attendre, la même chose, autre chose…
Je vous reparlerai dans quelques jours du reste de l’expo (ayant la chance de retourner la visiter avec le nouveau maître des lieux) mais, ayant tant attendu, je ne voulais plus attendre pour vous faire partager mes sensations devant "Une seconde, une année", où 11 oeuvres sont présentées qui toutes se déclenchent de manière aléatoire. La plus connue est sans doute la lampe annuelle d’Alighiero e Boetti, d’aspect banal, mais qui ne s’allume qu’une fois par an, nul ne sait quand; qui va attendre ? Une valise au sol, de Roman Signer (actuellement au CCS) explosera avant la fin de l’exposition, symbole du danger, du terrorisme, tension extrême. Jonathan Monk projette sur le mur des photos de Big Ben, cartes postales souvenirs, à l’heure exacte où elles ont été prises, pendant une minute; cet artifice flirtant avec l’art conceptuel respecte le temps, l’heure, mais nous transporte dans l’espace; le reste du temps, il ne se passe rien. Au plafond (Fernando Ortega),une machine bleutée pour électrocuter les mouches, comme on en trouve dans les usines de l’agro-alimentaire; quand un insecte s’y fait prendre, c’est la fin du monde, l’exposition est plongée dans l’obscurité, on en frémit de peur. Tout n’est pas aussi surprenant : sur des bouteilles d’air comprimé, des sifflets de réveillon se déroulent quand l’air est relâché (Lara Favaretto); une antenne de radio télescopique se déplie au sommet d’un cube (François Curlet); de temps à autre, une bouteille de verre tombe d’une étagère et s’écrase au sol avec fracas (Kris Vleeschouwer).
Le Tchèque Kristof Kintera a produit l’installation la plus dérangeante, Revolution : un petit homme, face au mur, au piquet, va, périodiquement, aléatoirement, se frapper violemment la tête contre le mur. S’il n’était pas aussi petit, on croirait être en présence d’un visiteur devenu subitement fou, prêt à se blesser, à s’auto-mutiler. On a mal pour lui. Mais, voyeur, on reste, on attend la prochaine crise, un peu honteux, rigolard et horrifié.
Et, au fond, une superbe vidéo de Graham Gussin, Fall : un paysage lacustre ou un fjord nordique, paisible, seules les ridules causées par le vent animent ce chromo, il ne se passe rien. A côté, un écran d’ordinateur se remplit régulièrement de 0, ligne après ligne. Juste avant que l’écran du PC ne soit rempli, il y a une brutale explosion, assourdissante; le vacarme couvre enfin les hurlements des potaches adeptes du cri primal sur les injonctions de Werner Reiterer dans la salle voisine. Tout s’est passé trop vite; l’oeil en coin surveillant l’ordinateur, voulant tromper l’attente, ai-je manqué la chute d’un météorite ? Ou est-ce une explosion sous-marine qui a causé ce geyser, ce dérangement du paysage ? Puis tout redevient calme.
Nonobstant le style humoristique qui baigne le Palais, ce bout d’expo introduit l’angoisse, l’attente, la peur, l’irritation devant l’inconnu et devant la manière dont nous y réagissons.
Photo 1 : courtoisie Palais de Tokyo. CINQ MILLIARDS D’ANNEES. Vue de l’exposition « Une seconde une année », 2006. Palais de Tokyo. Roman Signer, Valise, 2006 ; Fernando Ortega, Fly Electrocutor, 2003 ; Alighiero e Boetti, Lampada annuale, 1966 ; Lara Favaretto, Twistle, 2003 / © Marc Domage, 2006.
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