Sommaire juin-juillet-août 2020, et quelques livres

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11 articles pendant cette période encore compliquée, avec un peu plus d’expositions

15 juin : Edvard Munch photographe (d’Edvard Munch, principalement)
24 juin : Dürer, Panofsky et les seins (gravés)
4 juillet : Peintures d’un monde vide (Manuel Amado)
8 juillet : Quelque chose entre deux (Catarina Botelho)
11 juillet : Un art furtif (Street Works, NY, 1969)
24 juillet : Christo, une histoire de packaging
4 août : Art et écoféminisme
7 août : Là où souffle l’esprit
8 août : Brognon Rollin, passeurs de frontières, magiciens du temps
13 août : John Heartfield, d’actualité ?
20 août : Amour sacré, amour profane (Jan Fabre)

Et quelques livres

  • « Un état de suspicion généralisé, une sensation d’oppression chronique, une propension grandissante à l’ennui, le désir de fuir comme unique horizon : l’exploitation de ces conditions pathologiques est le coeur de l’activité de New Office ». Il y a sept ans, j’avais été fasciné par le travail de dérision et de déconstruction de Florence Jung, qui avait « triché » au Salon de Montrouge. Sa dernière oeuvre, un livre chez JBE Books suite à une exposition au Musée Helmhaus à Zurich (et qui doit venir à Paris, mais quand ?), est une suite de 300 annonces (en anglais, traduction en français) vous invitant, si vous présentez certains symptômes, à appeler ce numéro.  Un exemple parmi d’autres, le nº 235 : « Si tu te demandes ce que Raymond Roussel aurait fait à ta place, appelle le +33751514597 ». Déprimant et divertissant à la fois. (service de presse)
  • Le dernier numéro des Cahiers de la Collection Lambert, chez Actes Sud (après Sol LeWitt et Robert Ryman), est consacré à Nan Goldin, un petit livre de moins de cent pages, avec 55 photographies, la première un autoportrait, la dernière un portrait d’Yvon Lambert. Un texte de Stéphane Ibars et une interview de Lambert par Ibars nous apprennent quelques petites choses sur Nan Goldin et bien plus sur Lambert, son intérêt artistique pour Goldin et son amitié pour elle (et, surprise, Lambert ne parle pas bien anglais). Plus que les hyper-connues photographies de ses amis, j’ai noté deux images moins intimes, plus distanciées (et que, de fait, personnellement, je préfère) : une architecture chancelante de bougies votives à Fatima (1998, p. 20-21), et un « autoportrait « , son ombre portée depuis un pont au-dessus d’une rivière verdâtre (1998 aussi, p. 56-57). (service de presse)
  • The Portrait and the Colonial Imagery (Leuven University Press, 248 pages, 60 reproductions) est un livre très fouillé du professeur Simon Dell sur cinq séries de portraits photographiques entre France et Afrique (principalement le Cameroun) entre 1900 et 1939 : des pasteurs protestants camerounais, « Africains évolués », photographiés par le capitaine-pasteur Élie Allégret vers 1918; l’Exposition coloniale internationale de 1931 à Paris et les photographies plus humaines de Roger Parry; le roi Njoya des Bamouns au Cameroun (inventeur d’un alphabet extraordinaire), perdant son pouvoir face à la colonisation et se convertissant à l’Islam, avant d’être déposé en 1931; le Camerounais Charles Atangana au service de la colonisation (1920-1935). Et surtout le voyage au Congo d’André Gide en 1926/27 et les photographies de Marc Allégret qui l’accompagna; cette photographie (c’est Gide qui tient le déclencheur), en frontispice du livre, est un signe remarquable de la frontière entre deux mondes que l’auteur analyse longuement (mais sans rien dire du potto ..). Intéressante analyse aussi que celle des portraits de la jeune Boulboule, une fière métisse Sara-Arabe de Fort-Lamy : d’abord nue et souriante, puis vêtue et pudique, comme une Madonne, écrit Allégret (et aussi passée par là, nous dit le journal d’Allégret); elle aussi entre deux mondes, mais restant sujette au désir et au pouvoir du Blanc (pas maîtresse de sa représentation, contrairement au Conventionnel Belley, conclut l’auteur). Pour chaque série, l’auteur fait une analyse argumentée, très détaillée, quasi « entomologique », des écrits et des images, naviguant entre théorie de philosophie politique et analyse iconographique détaillée. La photographie comme support de divers discours coloniaux. 50 pages de notes, bibliographie et index. (service de presse)
  • Éros et Vertu, de l’historien d’art Alberto Mario Banti (Alma, 2018, traduit de l’italien) est un brillant petit livre (192 pages, 33 illustrations, une bonne bibliographie), montrant comment, de Watteau à Manet, le regard des peintres sur le corps féminin a évolué. Au-delà de la peinture, c’est aussi une histoire des moeurs et du costume. Le XVIIIe est, pour les classes supérieures, un moment de grande liberté, où les femmes de cette classe, éduquées, indépendantes, actives en politique, ont autant de liberté sentimentale et sexuelle que les hommes, et où le rapport de domination est estompé en faveur de relations amoureuses égalitaires. Avec les Lumières, Rousseau en particulier, s’instaure un nouvel ordre moral, puritain, familial, qui va être seul acceptable au XIXe : les corps se couvrent, les femmes restent au foyer et procréent, et les seuls nus admissibles sont exotiques, étrangers et soumis (et, note l’auteur avec perspicacité, la peinture ne représente presque plus de scènes d’amour). C’est cet édifice moral que Le Déjeuner sur l’herbe et plus encore Olympia, vont attaquer. Mais il se maintient avec force jusqu’à aujourd’hui : le livre se conclut avec la suffragette Mary Richardson (plus tard proche de l’Union des Fascistes Britanniques) attaquant au hachoir la Vénus au miroir à la National Gallery en 1914 (« énième nudité féminine offerte au regard hypocrite et libidineux des hommes »). Un siècle après, va-t-on revoir les mêmes dérives ? Un excellent essai qui se lit avec grand plaisir.
  • Georges Duby, Sur les traces de nos peurs, Textuel, 96 pages, réédition en 2020 d’un entretien de 1994, avec une préface de François Hartog, qui, en 2020, contextualise cet entretien (Covid, écologie). Duby analyse les peurs du Moyen-Âge et les met en rapport avec les peurs contemporaines. La peur de la misère et de la famine, mais dans une société solidaire, fraternelle, de redistribution et non d’exclusion (en tout cas jusqu’au XIIIe; ensuite le rôle révélateur de François d’Assisse); la peur de l’autre, barbare, païen (Vikings, Hongrois, Mongols, Sarrasins, …), mais avec qui on s’accommode, on commerce, qu’on intègre et baptise, et aussi la fascination pour la Méditerranée, les cultures byzantines et musulmanes, auprès desquelles ce sont les Européens qui sont des barbares; la peur des épidémies, peste et lèpre (et du sida aujourd’hui et du Covid : mêmes angoisses irrationnelles); la peur de la violence, chevaliers, routiers, bandes urbaines, que la société, et en particulier l’Église, encadre et contient; la peur de l’au-delà, et l’approche sociale, solidaire de la mort. À la lecture, on en vient à ressentir une forme de nostalgie pour cette époque rude, mais solidaire. Comment le passé éclaire le présent, n’est-ce pas là le meilleur de l’historien ? (épreuve de presse en PDF)

 

Amour sacré, amour profane (Jan Fabre)

Jan Fabre, La Libération de la passion, 2019, détail

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Dans l’église de la Confrérie napolitaine de la Miséricorde, Caravage a peint son tableau extraordinaire où, dans un espace resserré, les septs devoirs de miséricorde sont concentrés dans les actes d’une douzaine de personnages terrestres (et quatre célestes). J’aime rester longtemps devant ce tableau, qui ne quittera jamais ce lieu, et le transforme en un endroit où souffle l’esprit. À la fois impressionnés par ce chef d’oeuvre et préoccupés par sa lisibilité confuse, les membres de la Confrérie commandèrent, pour orner les six autres chapelles (l’église étant sur un plan octogonal, entrée, espace central vide, et sept chapelles de taille quasi identique), des toiles plus explicites : Santafede (deux fois), Battistello, Azzolino, Forti et Baglione (remplaçant actuellement le Giordano prêté à Paris) ont ainsi peint telle ou telle scène chrétienne illustrant l’un ou l’autre des devoirs de miséricorde. Aussi bons soient ces tableaux, aucun d’eux n’a le souffle du Caravage, aucun ne se mesure à lui.

Jan Fabre, La Liberté de la Compassion, 2019, détail

Jan Fabre, qui est familier de Naples, a lui aussi tenté de se mesurer à la grandeur de ce lieu : à la demande des membres de la Confrérie, il a installé, de manière permanente, quatre petites sculptures dans des niches latérales dans quatre de ces chapelles (celles des toiles de Battistello, Azzolino, Forti et le Santafede de gauche). On ne les voit pas d’emblée, trop attirés par le Caravage droit devant nous, mais on perçoit du coin de l’oeil un rougeoiement qui intrigue. Toutes sont faites en corail rouge éclatant de Torre del Greco, tout près (matériau qu’il affectionne, né du sang de la Méduse), toutes (qui pourraient être mieux éclairées) sont des compositions de symboles religieux évoquant l’une ou l’autre des toiles voisines. Toutes comportent un coeur, et leur rouge est celui du sang, si présent dans l’imaginaire napolitain, de San Gennaro à Hermann Nitsch.

Jan Fabre, La Liberté de la Compassion, 2019, détail, ph. de l’auteur

Exercice périlleux pour Fabre, car risquant de verser dans le poncif, dans le décoratif, et encore plus périlleux en ce lieu magique. Et exercice à moitié réussi seulement. En effet, deux des sculptures ne sont, à mes yeux, guère plus que des bondieuseries saint-sulpiciennes auxquelles seul le matériau confère une certaine élégance : l’une (La Résurrection de la Vie), inspirée par le Giordano, est une croix plantée dans un coeur et entourée de lierre, symbolique un peu grossière; l’autre (La Pureté de la Miséricorde) un coeur surmonté de lys reposant sur deux machoires d’âne évoquant le Samson de Caravage étanchant sa soif. Si on admire le savoir-faire des artisans qui les ont sculptées, on n’est guère impressionné par la densité intellectuelle ou esthétique de ces deux sculptures.

Jan Fabre, La Liberté de la Compassion, 2019, corail précieux des profondeurs, 113×101.7×39.5cm, ph. de l’auteur

Par contre, les deux autres vous prennent à la gorge. La Liberté de la Compassion est une colombe qui pourrait être un aigle aux ailes déployées; le rameau pacifique d’olivier qu’elle tient dans son bec est un vaisseau sanguin qu’elle aurait arraché; et dans ses pattes, qui sont des serres, elle tient un coeur entouré de chaînes. Même si, officiellement, cette sculpture évoque la libération des Chrétiens captifs des Barbaresques, une des importantes oeuvres de miséricorde qu’illustre le tableau voisin d’Azzolino sur Saint Paulin, quel amoureux triste n’y verra pas la représentation tragique de sa détresse, coeur enchaîné, corps exsangue et déchiqueté par un oiseau de proie s’étant dissimulé sous les apparences d’une colombe ?

Jan Fabre, La Libération de la passion, 2019, corail précieux des profondeurs, 125.3×101.8×43.5cm, ph. de l’auteur

Et enfin, La Libération de la Passion où ce même coeur meurtri est enfermé derriére des grilles dont une clef insérée dans une serrure à même le coeur le libère : les flammèches de la torche au-dessus sont ces petites cornes napolitaines en forme de piment qui vous protègent du mauvais sort. Bien sûr, c’est de Saint Pierre qu’il s’agit ici, gardien des clefs de l’Église, mais aussi prisonnier libéré par un ange dans la toile de Battistello. Et le flambeau est, dans le Caravage, un des deux points sommitaux de la composition, tenu par un prêtre au-dessus d’un cadavre, éclairant un mort et celui qui vient à son secours. Mais serait-il sacrilège de voir là un coeur prisonnier, consumé par un amour impossible, victime du mauvais sort, mais qu’une clef miraculeuse libérerait ? Ces deux sculptures ont une force, une violence aux antipodes des deux autres bondieuseries; de plus, elles sont détournables, transférables de l’amour sacré à l’amour profane.

John Heartfield, d’actualité ?

Couverture du livre avec « Guerre et cadavres, le dernier espoir des riches », AIZ, 1932

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Certes, aujourd’hui, plus personne ou presque ne fait de photomontages, une forme d’expression artistique qui paraît aujourd’hui bien datée, signe d’une époque révolue, qu’ils s’agissent de photomontages politiques (de gauche ou de droite) ou purement artistiques. Rares sont les artistes contemporains à se satisfaire de cette expression simple et puissante, mais perçue comme si peu actuelle. Et, pour un message politique, on préfére aujourd’hui la simplicité vulgaire et brutale d’un dessin à la Charlie plutôt que la subtilité complexe d’un collage de John Heartfield. Après le pionnier Gustav Klucis, aux côtés d’Hannah Höch et de Raoul Hausmann, il est un des premiers noms qui vient à l’esprit.

Pages 98-99, avec, à droite « On doit avoir une certaine tendance suicidaire », AIZ, 1931 (cadavre de Karl Liebknecht)

Les archives de Heartfield sont conservées à Berlin à l’Akademie der Künste et une exposition à Berlin (jusqu’au 23 août, que je n’ai pas vue), puis l’an prochain à Zwolle et à Londres, fait l’objet d’un imposant catalogue en anglais (et en allemand) : John Heartfield. Photography plus Dynamite, Hirmer, 2020, 312 pages, avec plus d’une centaine d’images (sur les 400 oeuvres de l’exposition) et une vingtaine d’essais (dont des textes d’artistes, Tacita Dean – très pertinente -, Richard Deacon et Jeff Wall, qui commença une thèse sur Heartfield et rencontra son frère, Wieland Herzfelde, en 1972).

Autoportrait avec « Le gentleman conservateur », Die Arena Sportsmagazin, 1926 (p.142)

La plupart des essais analysent de manière historique le travail de Heartfield (y compris son oeuvre graphique, ses couvertures de livres, son travail pour le théâtre et le cinéma), la richesse de ses archives et ses parentés avec Grosz, Brecht ou Warburg. Les plus intéressants sont ceux qui s’interrogent sur ce qu’est le photomontage, sur le rapport de l’image avec la vérité, et plus précisément comment une vérité plus profonde peut jaillir d’un détournement, et comment ainsi l’image devient une arme. N’est-ce pas là un sujet d’actualité ?

« Qui lit la presse bourgeoise devient aveugle et sourd; plus de bandages abrutissants ! », AIZ, février 1930 (p.38)

Lisant en même temps le dernier numéro de Manière de Voir sur les fake news, j’y retrouve la même critique des médias dominants : la légende de ce montage paru dans Die Arbeiter Illustrierte Zeitung en février 1930 est  » qui lit la presse bourgeoise devient aveugle et sourd; plus de bandages abrutissants ! ». Remplacez juste « bourgeois » par « mainstream », et voyez comme Heartfield est actuel.

« La main a 5 doigts. Avec 5 tu attrapes l’ennemi. Vote pour la liste 5 : le Parti Communiste ! », affiche électorale, 1928 (p.119)

L’itinéraire personnel de Heartfield est aussi très intéressant, et une biographie moins sèche que les deux pages incluses ici, plus rédigée, aurait été la bienvenue (l’interview de son petit-fils, Bob Sondermeijer, est seule à apporter un peu de vie). Fils d’un couple de marginaux d’extrême-gauche exilés en Suisse qui disparurent sans laisser de traces quand il avait sept ans, abandonnant leurs quatre enfants en bas âge, il anglicisa son nom (il était né Hellmut Stolzenberg-Herzfeld) en 1916, à 25 ans, en pleine guerre mondiale pour protester contre l’anglophobie allemande. Il rejoignit le Parti Communiste en 1919, mais aura toujours des relations assez ambiguës avec lui : dans les années 20, son travail était perçu comme trop sophistiqué, pas assez direct, ainsi cette main conçue pour un tract électoral, et qui fut critiquée par le Parti.

« La recette de Goebbels contre la pénurie alimentaire en Allemagne :  » Quoi ? Vous manquez de beurre et de lard ? Mangez du Juif ! » », AIZ, 24 octobre 1935 (p.190)

Il fuit à Prague en 1933, puis à Londres en 1938, et, malgré les difficultés, va y rester jusqu’en 1950, apparemment peu pressé de rentrer en RDA, où il sera d’ailleurs plus ou moins ostracisé jusqu’en 1956, aprés la déstalinisation. Il finira sa vie en artiste officiel de la RDA, reconnu, mais n’ayant plus la même verve, ni la même capacité critique qu’avant-guerre : il aurait pourtant aimé être le « designer du socialisme », mais fut trop indépendant et original pour cela. Son humour grinçant, hérité du dadaïsme, ne convenait guère au puritain socialisme allemand, pas plus qu’il ne conviendrait aujourd’hui à la pensée politiquement correcte : le dessin ci-dessus reprend une injonction de Goebbels « vous n’avez plus de beurre ni de lard ? Mangez les Juifs ! » et Heartfield fait une tartine…

 

 

Brognon Rollin, passeurs de frontières, magiciens du temps

Brognon Rollin, Fate Wlli Tear Us Apart (Stefano), Ligne de destinée présente dans la main droite d’un toxicomane. Néon blanc, Diam 0,8mm, 199 x 80 cm.
Œuvre réalisée dans le cadre d’une mission bénévole à Abrigado (Luxembourg), salle de consommation de drogues. Ph. Aurélien Mole

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À première vue, vous pourriez croire que le travail du duo Brognon Rollin (« L’avant-dernière version de la réalité », au MAC VAL jusqu’au 31 janvier, avec le BPS 22 de Charleroi, où l’exposition ira ensuite, fin 2021) est un témoignage d’une certaine réalité sociale : celle des drogués avec tables de salles de shoot et néon dessinant la ligne de vie (si fragile et déjà prédestinée ?) d’un toxicomane (ci-dessus; autrefois sous le nom The Plug) à laquelle font écho les lignes de vie de centaines de statues, de Napoléon à Édith Piaf (Famous People Have No Stories, 2013-), celle des ouvriers licenciés par Caterpillar et réalisant en semi perruque un tourniquet géant et stérile (Résilients, 2017), celle des prisonniers avec une cellule de 8 m2 où le temps (l’horloge murale) s’arrête quand vous y pénétrez (8m2 Loneliness, 2012-2013), ou d’autres prisonniers traduisant dans leurs déplacements la soumission aux contraintes spatiales (Attempt of Redemption, 2012-2013), celle d’une ex-prisonnière en liberté surveillée porteuse d’un bracelet électronique et dont les déplacements, limités, contrôlés, sont ici traduits en poursuites lumineuses (Le Bracelet de Sophia, 2019-2020).

Brognon Rollin, Subbar Sabra, 2015, deux écrans vidéo. Ph. Aurélien Mole, recadrée

Ou bien vous pourriez croire que c’est un travail plutôt inspiré par la géopolitique : je connaisssais déjà leurs cartographies insulaires, décalcages en milliers de feuilles du littoral d’une île, Gorée, haut-lieu de la mémoire de l’esclavage, et Tatihou, qui fut lazaret, camp de prisonniers et centre de rééducation (Cosmographia, 2015), et je notais alors que « la carte comme l’histoire sont infidèles à la réalité qu’elles sont supposées décrire » et que ces artistes ont pour but de « créer du vrai plutôt que de rechercher une vérité ». Leurs récents séjours en Palestine* les ont fortement inspirés : impossibilité d’avoir un terrain de foot normal dans la Vieille Ville de Jérusalem (The Agreement, 2015, où, à la différence d’un des auteurs du catalogue, je ne vois pas du tout un signe positif pour la résolution du conflit), chemin de croix à l’envers où, moderne Sisyphe, le loueur de croix portées sur leur dos par les pélerins suivant la Via Dolorosa jusqu’au Saint Sépulcre doit continuellement remonter ses croix de 25 kg jusqu’au point de départ (There’s Somebody Carrying a Cross Down, 2019; vidéo et, plus bas, une croix), ambiguïté bi-culturelle schizophrénique du figuier de Barbarie (Subbar / Sabra, 2015, sur deux écrans, ci-dessus) avec l’impossible greffe des épines prélevées dans un kibbutz du Neguev / Naqab et transplantées sur un figuier trop lisse dans Jérusalem même, comme une empreinte fantomatique de la présence des indigènes expulsés (leur cadastre vivant qui resurgit encore, 72 ans plus tard), de leur refus d´être effacés et de leur résilience face à l’appropriation coloniale.

Brognon Rollin, Statu Quo Nunc, 2016. Plaque de verre opacifiée à l’acide, photo de l’échelle du St-Sépulcre, 100 x 70 x 1,9 cm. Ph. Brognon Rollin.

De ce séjour palestinien, la pièce la plus complexe est, à mes yeux, Statu quo nunc (2016) : sur la façade du Saint Sépulcre se trouve une échelle en bois inamovible, symbole du Statu Quo entre les six communautés religieuses se partageant le lieu selon des règles territoriales très strictes édictées par le Sultan Abdulmecid en 1852. Ayant récolté huit photographies (entre 1903 et 2015) de cette échelle (à demi occultées sous des plaques de verre dépoli), les artistes les vendent devant notaire (Me Jean-Michel Attal) avec un contrat stipulant que si l’échelle est retirée (et donc le Statu Quo enfreint), les artistes rembourseront les 15 000€ payés par le collectionneur, et l’oeuvre sera détruite. Voilà comment un événement réel, totalement extérieur, imprévisible (et, pour ce lieu saint, catastrophique) pourrait perturber la relation entre artiste et collectionneur et induire la destruction de sa trace visuelle. Une empreinte immatérielle, comme dans les zones de sensibilité picturale immatérielle ou dans l’art furtif, mais avec, en sus, cette tension entre physique et immatériel, cette menace de disparition incontrôlable.

Brognon Rollin, Classified Sunset, 2017. Affiche extérieure reproduisant une coupure de journal. Ph. de l’auteur

Mais voir le travail de David Brognon et de Stéphanie Rollin seulement sous l’angle de ces renditions de la réalité sociale, géographique ou politique serait par trop réducteur. Non point tant que ces pièces ne montrent déjà une distanciation, une réflexion, une complexité bien au-delà d’un simple document. Mais surtout parce que, visitant cette exposition sombre où les oeuvres apparaissent dans des ilots lumineux, on réalise, au bout d’un moment, que leur matière principale, c’est le temps, c’est la durée. Cette fascination pour le temps étiré, suspendu, cyclique, se manifeste dans la plupart des oeuvres ci-dessus, de l’horloge de la cellule à la durée du Statu Quo, mais elle constitue l’essence même de certaines, comme par exemple le jeune garçon ne cessant de déplacer des rangées de sel dans un vain et dérisoire effort pour les maintenir dans les rais de lumière d’une fenêtre gnomonique (The Most Beautiful Attempt, 2012) ou les photographies d’un coucher de soleil fractionné disséminées à travers la planète par le biais d’achat de petites annonces dans des journaux (Classified Sunset, 2012; ci-dessus reproduction en affiche à l’extérieur du musée).

Brognon Rollin, Until Then (MAC VAL), 2020, performance [au 1er plan, vue partielle de Résilients, 2017, acier grenaillé peint]. Ph. Aurélien Mole

Mais c’est quand le temps se conjugue à la mort que son poids devient plus lourd. Le juke-box (très vintage) avec 80 disques de minutes de silence fige le temps : il vous permet de choisir quelle « minute » de silence vous voulez écouter, celle de quelle catastrophe, de quelle commémoration; il y a ici 157 minutes déjà collectées, avec le but d’arriver à 1440 (24H Silence, 2020-). Minutes plus ou moins longues (la première de l’histoire, en 1912, dura dix minutes; celle de George  Floyd fera 8 minutes et 46 secondes) et jamais vraiment silencieuses (pas plus que chez John Cage). Si l’exposition commence avec l’évocation du Comte de Chârost, qui, en un ultime pied-de-nez avant de monter à l’échafaud, corna la page du livre qu’il lisait dans la charrette, on y trouve, au centre, un fauteuil vide, vide depuis le 16 mars 2020 à midi (Until Then, activé en 2018, 2019 et 2020; ci-dessus) : là a attendu, pendant 10 jours et 12 heures, un homme, du matin au soir, un professionnel de l’attente, l’Afro-Américain Elvin Williams du groupe Same Old Line Dudes, des gens qui, à New York, moyennant paiement, font la queue pour vous, pour acheter des billets de théâtre ou le dernier iPhone. Dans cette chaise, cet homme attendait la mort d’une personne ayant choisi d’être euthanasiée en Belgique (où c’est légal; en collaboration avec le Dr Yves De Locht) et attendant la décision médicale; quand elle est morte, il est parti (et a évité de justesse le confinement).

Brognon Rollin, There’s Somebody Carrying a Cross Down, 2019, croix en bois. Ph. Aurélien Mole, recadrée

Voilà où se situent Brognon et Rollin : dans les interstices du temps et de l’espace, dans les marges de notre monde, dans les démarcations liminaires que nous n’explorons guère, dans les endroits confinés, clos, contraints, physiquement ou mentalement. Voilà les frontières qu’ils nous font traverser, les points de vue qu’ils nous font modifier.
Le catalogue comprend huit essais, dont deux que j’ai trouvé excellents, de l’architecte Axelle Grégoire sur la ligne et du sociologue Éric Fassin sur l’espace temps. De plus, il comprend des notices sur une quarantaine d’oeuvres, dont une quinzaine non inclues dans l’exposition, en particulier celle sur le son qui traverse les frontières. Beau catalogue, mais un index des oeuvres aurait été le bienvenu.

  • *voir Performance, le livre de leur compère Anthony van den Bossche sur leur projet hiérosolymite abandonné car n’étant plus juste, plus pertinent (la ville a résisté à la captation).

Là où souffle l’esprit

Victor Simon, La Toile bleue, mai 1943 – octobre 1944, 190x498cm

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L’exposition des peintres spirites au Musée Maillol (jusqu’au 1er novembre), adaptée de l’exposition au LAM à Villeneuve d’Ascq, est pour l’essentiel consacrée à trois peintres du Nord de la France, Augustin Lesage et Fleury-Joseph Crépin, qui sont contemporains, et Victor Simon (1903-1976), de trente ans leur cadet. Ils sont mineur de fond, cafetier, plombier : peut-on devenir « artiste » quand on est ouvrier ? D’ailleurs, sont-ils artistes ? Se voient-ils en artistes ? Ils sont avant tout des médiums, des guérisseurs, des voyants visonnaires, ils appartiennent à des sociétés de théosophie, de psychosie, de métapsychisme, de médiumnie. Et, disent-ils, ce ne sont pas eux qui peignent, mais des esprits qui leur parlent, qui tiennent leur pinceau, qui guident leur main, et dont ils ne sont que les instruments. S’ils deviennent plus fameux, mais restant toujours en marge du monde de l’art, c’est parce qu’un homme d’affaires, un comptable, un ingénieur, des hommes d’un milieu supérieur au leur, les aident, les guident, les font connaître. Pour des ouvriers (pour des femmes du peuple aussi), le seul moyen de faire de l’art qui soit alors possible et socialement acceptable, c’est l’art spirite ou l’art brut.

Fleury-Joseph Crépin, Tableau nº77 Le Temple des fantômes, mars 1940, 54.5x49cm (ancienne collection Nicolas Schöffer)

Bien sûr, leurs toiles sont ancrées dans leur histoire, dans la société de leur temps : d’abord, elles sont un échappatoire à la violence, à la dureté de leur condition ouvrière, aux guerres qu’ils traversent. Elles traduisent aussi une internationalisation de la culture, que ce soit par la vulgarisation, en particulier de l’Égypte antique chez Lesage, par la découverte (coloniale) de la culture arabe (Lesage et Simon, voir l’essai de Christophe Boulanger dans le catalogue) ou, surtout chez Crépin, par sa mission de sauveteur de la paix du monde (quand il aura peint 300 tableaux, l’armistice surviendra; quand ensuite il aura peint 45 tableaux merveilleux, le monde sera pacifié; hélas il meurt après le 43ème …)  et par ses tableaux offerts à Staline ou à Eisenhower. Elles traduisent aussi, jusque dans leur facture, un respect de l’ordre établi, de la hiérarchie sociale et écclésiale. Il faut bien voir que le spiritisme est aussi, politiquement, une réaction contre la modernité, contre la laïcité et le rationnalisme, contre les idéologies socialisantes.

Augustin Lesage, Composition symbolique sur le monde spirituel. Toile peinte pendant l’Occupation sous les bruits des moteurs, septembre 1940, 95x148cm

Ce qui frappe bien sûr de prime abord dans la plupart de ces tableaux (excepté les tout premiers de Lesage, tachistes et vibrionnants), c’est leur organisation, leur symétrie parfaite, leur minutie méticuleuse. Dans le catalogue, Alexandre Holin souligne l’importance de la formation scolaire des trois hommes au dessin technique : une discipline sans place pour l’innovation, ni pour des pulsions créatives, tout est fort bien réglé. On peut bien sûr, avec un peu d’imagination, voir à l’oeuvre la sexualité refoulée de Lesage dans ses mandorles en forme de vulves, comme des vaginae dentatae, mais c’est un érotisme qui reste inconscient et qui ne perturbe en rien le message d’ordre et de beauté des compositions. Si on reste admiratif devant la maîtrise technique de ces toiles, on peut aussi les trouver oppressantes, pleines à ras bord, étouffantes d’ornementations pléthoriques. On respire mieux chez Crépin que chez Lesage, et c’est surtout lui qui intéressera Breton (voir l’essai de Gérard Durozoi), Nicolas Schöffer, Anatol Jakovski et Dubuffet (voir l’essai de Lucienne Perry). Art brut ? art naïf ? art spirite ? Faut-il absolument catégoriser ?

Madge Gill, ST (similaire à une oeuvre présentée dans l’exposition)

L’exposition présente aussi quelques autres artistes spirites (mais pas de photographies spirites, une lacune) et des contemporains plus ou moins inspirés par le spiritisme : ces derniers ne sont pas très intéressants (Louise Hervé et Chloé Maillet, assez banales) ou se relient à l’art spirite de manière plus formelle qu’essentielle (Elmar Trenkwalder, Timo Nasseri). Par contre, parmi les artistes spirites, Stéfan Nowak, lui aussi mineur du Nord, s’inscrit dans la droite ligne des trois peintres, Madge Gill présente un spiritisme plus poétique, plus fluide, plus féminin sans doute, Élise Müller / Hélène Smith retranscrit ses expériences extra-terrestres et Abdelkrim Doumar (sur qui je reviendrai), proche des soufis, détruit et dissout les images (mais rien d’Hilma af Klint). Sinon, la section initiale de l’exposition, dédiée à l’histoire du spiritisme, outre quelques objets de médiums, vous apprendra que Jaurès et les époux Curie furent aussi des adeptes, tout comme Sarah Winchester qui accueillait les esprits des personnes tuées par les carabines fabriquées par son mari.

Art et écoféminisme

Couverture de Heresies nº13, 1981 (éruption du Mont Saint Helens le 18 mai 1980)

en espagnol

Il y a parfois (en France à tout le moins), des expositions qui se disent féministes, mais ne sont que cela : une occasion de montrer des artistes femmes plus ou moins méconnues, mais sans discours solide, sans ancrage historique, sans réflexion de fond : faire de la statistique militante, et rien d’autre. C’est donc un plaisir rare de voir une exposition ouvertement féministe, mais avec un vrai discours de fond : Earthkeeping, Earthshaking , à la galerie lisboète Quadrum (jusqu’au 4 octobre) aborde avec intelligence le sujet de l’écologie et du féminisme (commissaires Giulia Lamoni et Vanessa Badagliacca). Le point de départ est un numéro de la remarquable revue féministe américaine Heresies en 1981, abordant, de manière pionnière à l’époque, la place et le rôle des femmes face à la détérioration de notre écosystème (avant,  autrefois, l’écoféminisme, ça avait été plutôt ça …); cette revue a d’ailleurs aussi présenté des thèmes liant la perspective féministe au racisme et au tiers-monde, ce qui n’est pas si fréquent. Ce numéro sur féminisme et écologie soulevait d’ailleurs des questions-clés, en particulier sous la plume d’Ynestra King (pages 12-16) : comment analyser le lien entre féminisme et écologie en fonction de la dialectique culture / nature, comment réconcilier les « féministes matérialistes / socialistes » et les « féministes culturelles » autour de l’écologie, comment être écoféministe sans essentialisme ? 40 ans après, les questions restent posées. Pas question ici de plonger dans ces débats idéologiques : l’exposition reprend des oeuvres de cinq des artistes présentes dans la revue de 1981, et y adjoint à la fois quelques artistes qui en furent proches (dont Laura Grisi) et une douzaine d’autres, portugaises ou brésiliennes, dont certaines plus jeunes. Parmi les vingt artistes, il y a deux hommes, dont les pièces sont tout à fait pertinentes, mais qu’un dogmatisme étroit aurait sans doute exclus.

Ana Mendieta, Silueta de Arena, 1978, vidéo, capture d’écran

Parmi les artistes historiques, la plus extraordinaire est Ana Mendieta : dans la revue (page 22), elle signait un texte sur une Vénus noire des Caraïbes, réfractaire à la « civilisation » des colons. D’elle, on voit ici deux vidéos des séries « Silhouettes », l’une de sable que l’eau recouvre et l’autre de poudre qui brûle : formes anthropomorphes modelant grossièrement son corps qui disparaît, fusionnant avec la nature, avec la terre-mère.

Clara Menéres, Mulher-Terra-Viva, 1977

Cette matérialité, ce rapport physique avec la nature, la terre, les pierres, le sable, on les retrouve dans bon nombre des oeuvres ici présentées : Graça Pereira Coutinho avec des monticules de sable et des sachets de paille suspendus, Maria José Oliveira avec des panneaux d’argile craquelée, Monica de Miranda avec des photos brodées de fils de coton (on peut aussi aller voir son exposition en cours sur les marges de Lisbonne), Irene Buarque avec des pierres peintes et des fausses pierres en céramique, Faith Wilding avec des ornements baroques dorés couverts d’écriture (elle était dans le numéro d’Heresies avec Seed Work, p. 23, et, par ailleurs, je me souviens de sa performance avec Judy Chicago)  et, encore plus concrète (faisant naître un désir haptique déraisonnable), la Femme-Terre-Vive de Clara Menéres, colline herbue d’anatomie féminine, fusion d’un corps féminin réduit au torse, seins et sexe avec une nature verdoyante, là aussi une disparition du corps : une oeuvre audacieuse, révolutionnaire et poétique (dans l’exposition, seulement des photos et dessins de cette sculpture).

Vue d’exposition; au 1er plan, Rui Horta Pereira, Chove Mar Chove, 2020, ph. de l’auteur

Une forme de poésie engagée, c’est en fait ce qui caractérise le mieux la démarche de la plupart des artistes de cette exposition. C’est vrai des sérigraphies sensuelles de la Brésilienne Teresinha Soares, une réappropriation féminine de l’érotisme, qui, sous la dictature militaire, furent fort controversées; c’est vrai de l’enquête que mène la Chilienne Cecilia Vicuña demandant aux habitants de Bogota ce qu’est, pour eux, la poésie (elle aussi dans Heresies avec le verre de lait, traces d’une performance activiste p. 71); c’est vrai aussi des sculptures fines et légères en forme de semences du Portugais Rui Horta Pereira faites avec du fil de PET, qui semblent flotter au milieu de l’espace, qui se tordent au moindre courant d’air et dont la perception change selon l’angle et la lumière.

Uriel Orlow, Learning from Artemisia, 2019-2020

Enfin, ouvrant l’espace et le discours, l’installation d’Uriel Orlow sur la culture du thé Artemisia et ses bienfaits dans la lutte contre le paludisme (et peut-être contre le Covid), est, comme souvent chez lui, un édifice à plusieurs niveaux : la culture de ce thé par des coopératives de femmes au Katanga, son élévation au rang de symbole quasi politique par la chanson (et par ce petit tableau de publicité naïve), l’interrogation de l’artiste sur sa propre appropriation des images en miroir de l’appropriation coloniale de matières premières au Congo et ailleurs, et, enfin, la « participation symbolique » du spectateur à qui un thé est offert. Une oeuvre éminemment politique sur le monde post-colonial et les rapports Nord-Sud, replaçant l’écoféminisme dans une perspective plus globale.