Sommaire juin-juillet 2014

16 billets ce bimestre.

1er juin : Entre peinture et sculpture (Elmar Trenkwalder)
10 juin : Ah Dieu ! que la guerre était jolie
13 juin : L’art plus fort que l’enfermement (la collection Lambert à la prison Sainte-Anne)
16 juin : Oscar Muñoz, escamoteur d’images
17 juin : Le tout et le singulier : les corps de masse de Halida Boughriet
19 juin : L’ouverture photographique de Valérie Jouve
6 juillet : L’expérience photographique
7 juillet : L’artiste n’est pas un singe savant (Lucio Fontana)
8 juillet : Artur Pastor, une certaine nostalgie rurale
9 juillet : Occuper le palais du Marquis *
10 juillet : Errances photographiques à Lisbonne
13 juillet : Le Futur Proche
14 juillet : Bosnian Girl
15 juillet : L’effacement comme trace (Jean-Marc Cerino)
16 juillet : Le romantisme conceptuel de Charbel-joseph H. Boutros
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0 juillet : Les flottements de Manuela Marques

  • Billet mis en avant sur le site du Monde.fr

 

Livres reçus :

Le livre qui me donne, malgré tout, l’envie d’aller à Arles, Chema Madoz, chez Actes Sud : surréaliste tardif, poète du dérèglement onirique, magicien d’énigmes visuelles, révélateur du quotidien insolite, superbe !

Autre rare réussite à Arles cette année, me dit-on, La guerre des gosses de Léon Gimpel, qui reprend dans les collections de la SFP les autochromes d’enfants jouant à la guerre en 14-18 (Gimpel n’ayant pas été autorisé à aller au front, se rattrapa rue Greneta); et donc un catalogue [note déontologique : l’auteur de ce blog est trésorier de la SFP… et serait donc ravi que vous achetiez ce petit livre …]

Catalogue de l’exposition du Paraguayen Fredi Casco à la Maison de l’Amérique Latine : intéressant de découvrir un artiste de ce pays tourmenté (Stroessner, etc.) et qui en rend compte, mais, d’après le catalogue (pas vu l’expo), de manière plutôt simpliste : photos détournées (80 ans après Heartfield), photos trouvées réemployées et photos de famille re-photographiées avec un flash aveuglant.  La forme n’est pas très convaincante, ça dessert le discours.

Les monographies des deux lauréats du Prix HSBC : la beauté étrange des phototypes d’Akiko Takizawa et les jeux de forme et de matière de Delphine Burtin.

Un gros livre d’entretiens de Pistoletto avec Alain Elkann, chez Actes Sud, très fouillé et indispensable à qui s’intéresse à l’artiste (en lien avec l’exposition en cours au Méjan à Arles).

Catalogue de l’exposition à Sérignan de Peter Downsborough, avec un texte de Raphaël Pirenne et une photo de son travail à Caluire à l’invitation de Perrine Lacroix.

Catalogue de l’exposition rhombicuboctaédrique de Raphaël Zarka à Sérignan.

Les flottements de Manuela Marques

Manuela Marques, main, 2014

Manuela Marques, main, 2014

English translation
Traduction en espagnol

L’exposition de photographies de Manuela Marques à la Fondation Gulbenkian est hélas finie depuis quelques jours, et j’écris donc trop tard pour vous inciter à y aller. C’est dommage car, au-delà de son titre abscons et déroutant « La taille de ce vent est un triangle dans l’eau » (emprunté à la poétesse Fiama Hasse Pais Brandão), cette exposition était une belle occasion de déroute justement, de flottement, d’interrogation devant l’image.

Manuela Marques, marche (2), 2014

Manuela Marques, marche (2), 2014

 

Peut-être y suffisait-il de se passer des titres purement descriptifs (mains, pierres, fruits,..) qui, à de rares exceptions près, ne faisaient qu’énoncer ce que nous voyions. Peut-être y suffisait-il de se confronter à ces grandes images colorées montrant des objets banals, une marche d’escalier en bois, des sacs plastiques suspendus à un arbre, des reflets, sujets futiles, mais auxquels la photographie semblait donner une nouvelle essence, entre illusion, flou et mystère.

Manuela Marques, mirroir (2), 2014

Manuela Marques, miroir (2), 2014

 

On y était quelque part entre le réel et sa représentation, ou plutôt au-delà de la représentation. Le regard pouvait se perdre dans un jeu de miroirs, ou se fixer sur une simple fleur ou une bulle de savon.

Manuela Marques, La taille de ce vent est un triangle dans l'eau, 2014, vidéo, capture d'écran

Manuela Marques, La taille de ce vent est un triangle dans l’eau, 2014, vidéo, capture d’écran

La vidéo qui donne son nom à l’exposition, projetée au plafond, aurait dû se regarder à demi assoupi, flottant, sur un matelas au sol (comme ); mais la dureté du banc sur lequel on s’asseyait pour la voir aiguisait le regard vers ces vibrations aquatiques, ces reflets indécis, et le lancinant bruit du vent. Une exposition de choses simples, de poésie et d’entre-deux. Lisez aussi cette interview de l’artiste.

Le romantisme conceptuel de Charbel-joseph H. Boutros

Charbel-joseph H. Boutros, Mon Amour, 2012

Charbel-joseph H. Boutros, Mon Amour, 2012

Traduction en espagnol

Il a un nom improbable (n’allez pas rajouter une majuscule de trop) et un look d’artiste maudit du XIXe. Il est exposé dans un des modules du Palais de Tokyo (jusqu’au 7 septembre). Il jongle avec des concepts, des protocoles, des absences-présences. Il construit des pièces logiquement absurdes (un centimètre cube de nuit noire enfermé dans un bloc de marbre, un verre avec un mix de 28 eaux minérales provenant de tous les pays de l’Union européenne, un tas de sel et de sucre, un ticket de caisse acrostiche épelant Mon Amour, des téléviseurs montrant le mélange de deux airs « nationaux » à une frontière internationale, etc.) et nous invite à les découvrir joyeusement et crédulement, en entrant dans sa classification (œuvres de nuit, de jour, d’eau,…).

Charbel-joseph H. Boutros, Salt Dream

Charbel-joseph H. Boutros, Dream Salt

Car tout cela est empreint d’une naïveté mélancolique, d’une poésie désarmante, d’un humour quasi potache. Charbel-joseph H. Boutros est un fils de Marcel Duchamp et d’Alphonse Allais qui n’y croirait pas vraiment et ne chercherait pas à nous éblouir, juste à nous faire sourire, et peut-être alors, ensuite, réfléchir un peu. Oui, un enfant de trois ans (très malin) en ferait autant, et c’est bien ce qui fait tout le charme de ce travail, si on veut bien croire les histoires de l’artiste…

Seconde photo de l’auteur

L’effacement comme trace (Jean-Marc Cerino)

Jean-Marc Cerino, Renversement (corps de Mussolini et de Clara Petacci pendus par les pieds), 2013, détail, huile sur verre, huile irradiante et peinture synthétique à la bombe sous verre

Jean-Marc Cerino, Renversement (corps de Mussolini et de Clara Petacci pendus par les pieds), 2013, détail, huile sur verre, huile irradiante et peinture synthétique à la bombe sous verre

en espagnol

Le travail de Jean-Marc Cerino, sur qui j’avais écrit lors de son exposition parisienne en 2013, est actuellement montré au musée de Dole (jusqu’au 21 septembre). Je serais tenté de reprendre quasiment mot pour mot ce que j’écrivais alors, sur l’impossibilité de l’indifférence et la difficulté à voir, sur son habilité à faire disparaître les images, à imposer un effort pour les voir, et aussi sur l’omniprésence dans son travail de la guerre, des ruines, de la violence, de la mort, des désastres, sur ce royaume de la noirceur. Une des images les plus dures de cette exposition est une peinture sur et sous verre selon une variante de sa technique usuelle avec de l’huile irradiante, titrée Renversement : il s’agit en effet de la reproduction à l’envers d’une photographie assez peu connue (on connaît d’ordinaire plutôt celle-là) montrant les cadavres de Mussolini et de sa maîtresse Clara Petacci; après qu’ils furent fusillés par les partisans communistes près du lac de Côme, leurs corps, et ceux d’autres dignitaires fascistes, furent transportés à Milan, livrés à la foule, puis pendus par les pieds à la balustrade d’une station-service. Le renversement que Cerino fait subir à cette image transforme cette scène horrible en un envol presque angélique qui en nie l’horreur; la tête de Clara Petacci (moins abîmée par les balles ou les coups que celle du Duce) semble apaisée, presque aimable, et on croirait que sa main gauche esquisse un salut. Une sensation d’irréalité magique naît de l’utilisation de la peinture sur verre, comme si elletransformait le cadavre en poupée, en angelot bienveillant. Le renversement est total.

Jean-Marc Cerino, Insurgés de la Commune fusillés, mai 1871, André Adolphe Eugène Disderi, 2012, huile sur verre, peinture synthétique à la bombe sous verre, 96.6x134.4cm

Jean-Marc Cerino, Insurgés de la Commune fusillés, mai 1871, André Adolphe Eugène Disderi, 2012, huile sur verre, peinture synthétique à la bombe sous verre, 96.6×134.4cm

Morts aussi sont ces Communards, issus d’une photographie de Disderi (ou à lui attribuées, selon Koetzle), sagement alignés dans leur cercueils numérotés, mais anonymes : horreur de la répression, instrumentalisation des cadavres. La peinture leur donne un aspect plus sculptural que la photographie, évoquant des gisants médiévaux, mais surtout la séparation du tableau en deux champs, l’un clair et l’autre noir, qui fait d’abord croire à une inversion positif-négatif, leur donne une dimension, sinon moins tragique, en tout cas plus immatérielle et plus intemporelle. Comme si on pouvait toucher la mort à travers l’image. Comme une transfiguration.

Jean-Marc Cerino, Point de vue pris de la fenêtre, Niépce, 1827, 2013, huile sur verre, noir de fumée et peinture synthétique à la bombe sous verre, 94.2x132.2cm

Jean-Marc Cerino, Point de vue pris de la fenêtre, Niépce, 1827, 2013, huile sur verre, noir de fumée et peinture synthétique à la bombe sous verre, 94.2×132.2cm

Remontant plus avant aux sources de la photographie, Cerino reprend la première photographie, image emblématique, mythique et plastiquement absurde (l’exposition ayant duré huit heures, le soleil est passé d’un côté à l’autre et les ombres se chevauchent). En la repeignant, il la rend d’abord visible (puisque la photographie ne l’est qu’à grand peine et sous des conditions très précises), mais surtout il la transforme, se l’approprie et en révèle une autre vérité mémorielle, comme si son complexe procédé pictural faisait écho aux tentatives, longtemps vaines et enfin couronnées de succès vers 1826/1827, de fixer l’image photographique.

Jean-Marc Cerino, Figures de fragilité, 2007-2008, détail

Jean-Marc Cerino, Figures de fragilité, 2007-2008, détail

Plus loin, une vingtaine de peintures alignées sur une étagère : des visages dessinés en traits simples, presque comme des portraits-robots. Il s’agit d’autoportraits de détenus avec qui Jean-Marc Cerino a travaillé lors d’un atelier en prison, et qu’il a reportés et repeints sur ces plaques de verre; mais certains des tableaux sont si noirs qu’il est quasiment impossible de les voir de face (ici, faute de photo, une vue provenant d’une autre exposition, en version claire). On doit se mettre de biais, ne pas les regarder frontalement, bêtement, comme chacun fait, mais trouver l’angle de vue approprié et consacrer l’attention nécessaire pour que le visage de ces hommes apparaissent, et peut-être aussi leur essence. Cette nécessité d’un regard ajusté, d’une position décentrée, a-normale, pour mieux appréhender ces hommes hors du commun, n’est-ce pas une leçon à apprendre de cette série, nommée fort justement Figures de fragilité ?

Jean-Marc Cerino, Malevitch sur son lit de malade, vers 1934, 2011, huile sur verre, glycéro à la bombe sous verre, 33.5x36cm

Jean-Marc Cerino, Malevitch sur son lit de malade, vers 1934, 2011, huile sur verre, glycéro à la bombe sous verre, 33.5x36cm

L’exposition comprend aussi trois Racontés, ces portraits d’écrivains ou de philosophes amis « fruits d’une inlassable application de peinture blanche, couche après couche, d’où émerge le visage fantomatique du penseur, nous faisant naviguer entre utopie et réalisme, entre rêves et réalité » : Jean-Christophe Bailly,  François Michaud et Gérard Conio. Chacun accompagne par un texte et est accompagné d’une oeuvre d’art, respectivement Sigismondo Malatesta priant saint Sigismondo, de Piero della Francesca, Pierrot / Gilles de Watteau, et le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch (ce dernier étant très présent dans l’oeuvre de Cerino : vues d’exposition, ses funérailles et, ci-dessus, sur son lit d’agonie).

Jean-Marc Cerino, Panneaux de signalisation sur le front russe (stade 1), 2013, huile sur verre, huile et peinture synthétique à la bombe sous verre, 104.6x151.8cm

Jean-Marc Cerino, Panneaux de signalisation sur le front russe (stade 1), 2013, huile sur verre, huile et peinture synthétique à la bombe sous verre, 104.6×151.8cm

Deux images de cette exposition sont un peu des énigmes, ou en tout cas des portes ouvertes. Ci-dessus, cette profusion de panneaux indicateurs rendant impossible toute orientation. Ci-dessous, dans un coin d’une représentation d’un test atomique sous-marin en 1946 dans la baie de San Diego*, un petit homme contemplant la mer et le champignon atomique, imperméable au danger : est-ce le déclencheur qui vient d’appuyer sur le détonateur, ou est-ce le photographe témoin ? Deux pistes de réflexion que nous offre l’artiste, je crois…

Jean-Marc Cerino, Test atomique sous-marin, baie de San Diego vers 1946, 2011, détail, huile sur verre, glycéro à la bombe sous verre

Jean-Marc Cerino, Test atomique sous-marin, baie de San Diego vers 1946, 2011, détail, huile sur verre, glycéro à la bombe sous verre

Le titre de ce billet est celui de l’essai de Jean-Christophe Bailly dans le catalogue.

Anon; praguois (précédemment attribué à Jean de Bellange), Judith et sa servante, début XVIIe, huile sur toile, 114x104cm

Anon. pragois (précédemment attribué à Jean de Bellange), Judith et sa servante, début XVIIe, huile sur toile, 114x104cm

Dans les collections du musée, l’étrange tableau montrant Judith s’apprêtant en prostituée séductrice avant de séduire Holopherne (scène rarement représentée) n’est plus attribué à Jean de Bellange, mais à un anonyme pragois du début du XVIIe.

 

 

 

 

 

 

Bosnian Girl

Sejla Kameric (avec Tarik Samarah), Bosnian girl, 2003, poster

Sejla Kameric (avec Tarik Samarah), Bosnian girl, 2003, poster

English translation
Traduction en espagnol

L’an dernier j’avais brossé le portrait de Pierre Courtin, de la galerie Duplex 100m2, passeur d’art à Sarajevo. Son partenariat avec agnès b. (galerie du jour) lui permet de présenter à Paris (jusqu’au 26 juillet) un panorama très (trop ?) large de vingt artistes bosniaques sous le titre « Memory Lane« . Il y est question de mémoire, bien sûr, c’est un pays où l’histoire passée reste si présente, de 1914 à Dayton, et c’est aussi une allée, un chemin qui relie des gens, des maisons, des communautés. On y passe du mode tragique au mode ironique en un clin d’œil, et l’ironie y est souvent tragique : l’image ci-dessus de cette belle Bosniaque (photo de Tarik Samarah, connu pour son travail sur Šrebenica) représentant l’artiste Šejla Kameric*, est agrémentée d’un graffiti trouvé dans la caserne des soldats hollandais de l’ONU qui laissèrent se faire le massacre de Šrebenica, il y a exactement 19 ans. Et vous pouvez repartir avec un poster, que vous punaiserez dans votre salon si vous êtes capable de la même résilience et du même humour tragique que les Bosniaques. Cette photo a été affichée sur les murs de plusieurs villes, elle me semble assez emblématique de la Bosnie. Kameric montre aussi là un long tapis rouge fait de fripes, allégorie peut-être de la femme tisseuse et du sang des victimes.

Gordana Andelic-Galic, Mantra, 2006, vidéo, 5m12s

Gordana Andelic-Galic, Mantra, 2006, vidéo, 5m12s

Ironie aussi, la tentative vaine de Gordana Andelic-Galic de porter dans ses bras les 22 drapeaux des pays qui ont occupé la Bosnie-Herzégovine dans l’histoire. Marchant sur une route au son de l’hymne national, elle se charge peu à peu, trébuche, perd des drapeaux, et finalement abandonne avant de pouvoir saisir le drapeau du pays actuel. De manière très simple et allégorique, le poids du passé s’impose, et la difficulté d’aller de l’avant.

Alma Suljevic, Minka, 2008, boîte à bijoux, mine

Alma Suljevic, Minka, 2008, boîte à bijoux, mine

Ironie tragique encore, la présentation par Alma Suljevic de mines anti-personnel dans des boîtes à bijoux en cristal, comme un ready-made mortel, un déplacement de la guerre dans l’espace feutré et luxueux de la galerie; de plus Minka (mine) est aussi un prénom féminin, renforçant cette dimension irréelle, créant une étrange ambiguïté entre amour et mort. Ironie toujours, l’attaque d’un piano par des soldats en plastique de Jusuf Hadzifejzovic (par ailleurs créateur du merveilleux Charlama Depot).

Radenko Milak, 02 avril 1992, Bijelijna, Bosnie et Herzegovine, 2008-2010, 24 peintures à l'huile, 40x60cm chacune

Radenko Milak, 02 avril 1992, Bijelijna, Bosnie et Herzegovine, 2008-2010, 24 peintures à l’huile, 40x60cm chacune

On retrouve aussi ici plusieurs des artistes dont j’avais parlé précédemment : les vidéos « Une histoire courte » et « Spectre » de Ibro Hasanovic; les portraits abîmés, cassés, maculés de Tito par Milomir Kovacevic; la peinture répétitive de photographies marquantes de la guerre par Radenko Milak qui les reproduit maintes fois jusqu’à épuisement, épuisement de la peinture, épuisement de l’histoire (ici à partir d’une photographie de Ron Haviv montrant un milicien serbe rouant de coups de pied une femme bosniaque à terre); la vidéo « Comment souhaitez-vous être gouvernés ? » de Maja Bajevic; et le très prenant travail, intime, personnel et endeuillé, d’Adela Jušic sur « Mon père le sniper« .

Lana Cmajcanin, Bosnie et Herzegovine - façonnage et couture, 2011, installation, vue d'exposition

Lana Cmajcanin, Bosnie et Herzegovine – façonnage et couture, 2011, installation, vue d’exposition

Je conclurai avec le travail, plus abstrait, mais toujours avec cette même distance humoristique, de Lana Cmajcanin, qui invite le visiteur à redécouper et recoudre la carte de la Bosnie-Herzégovine, avec ses républiques, ses cantons, ses régions, ses comtés, ses municipalités, toute cette absurdité administrative, qui fut sans doute la seule possible à Dayton, mais qui aujourd’hui pèse sur le pays, et qu’il faudra réinventer. Mais comment ? Commençons avec des ciseaux, du fil et une aiguille. C’est peut-être là le message d’espoir de cette exposition…

* Désolé, mais certains signes diacritiques n’ont pu être reproduits correctement.

Photos 1, 2 & 4 courtoisie de la galerie; photos 3 & 5 de l’auteur.

Le Futur Proche

Wim Botha, Solipsis VII, 2013

Wim Botha, Solipsis VII, 2013

Traduction en espagnol
English translation
Em Português

La Fondation Gulbenkian, acteur de premier plan de la scène artistique lisboète, a de multiples facettes, au delà de ses collections d’art classique, oriental ou décoratif. L’une d’elles est le programme Proximo Futuro, axé sur l’art contemporain d’Afrique et d’Amérique Latine (et d’Europe), avec aussi des conférences, des performances, des films. L’exposition en cours (jusqu’au 7 septembre) a un titre trompeur : « Des Artistes engagés ? Peut-être« . On s’attend à une réflexion plutôt politique et sociale, et à une interrogation sur la prise de distance de l’artiste par rapport à son engagement. Sans doute est-ce une problématique présente dans certaines œuvres, mais plus difficile à identifier dans d’autres, ou davantage au second degré : comme dit le commissaire António Pinto Ribeiro, la politique ne doit pas être le commanditaire, mais le sujet. C’est sans doute ce qui a dicté mes préférences parmi les pièces présentées, et singulièrement les films.

Bouchra Khalili, Garden Conversation, 2014

Bouchra Khalili, Garden Conversation, 2014

En janvier 1959, dans les jardins de l’Ambassade du Maroc en Égypte, par l’entremise du premier ministre marocain, le socialiste Abdallah Ibrahim, se rencontrèrent Ernesto Che Guevara (en route vers Gaza) et le Rifain Abdelkrim Al Khattabi (réfugié au Caire depuis 1947), deux icônes de l’anticolonialisme. Que se dirent-ils ? Bouchra Khalili, qui est adepte à faire surgir l’histoire dans des modes inattendus, a voulu recréer cette Garden Conversation en faisant jouer (de manière très raide) un jeune homme et une jeune femme arabes à Melilla, l’enclave espagnole cernée de barbelés dans ce même Rif, ville dont Abdelkrim fut un temps le cadi et où il commença à s’opposer à la colonisation espagnole –  ville aussi où démarra le soulèvement franquiste et qui, aujourd’hui, au delà du symptôme de l’enclave, est surtout connue pour la proximité des migrants subsahariens voulant atteindre l’Europe. La caméra s’attarde sur les bois où ils dorment, les sentiers qu’ils empruntent, les clôtures sécurisées qu’ils tentent de franchir au péril de leur vie, sans jamais les montrer. Nous restons dans ce tête-à-tête entre les deux jeunes gens qui, filmés de profil, immobiles, récitent leur texte avec gravité et sans affects. Quel texte ? Une réinvention de ce qu’aurait pu être cette conversation, à partir des écrits et des discours des deux protagonistes : en trois volets (Hypothèse, Méthode et Nation), des réflexions sur la lutte et la résistance. Mais c’est aussi un dialogue impossible : Khalili, toujours adepte des croisements linguistiques, fait en effet dialoguer ses deux acteurs dans deux versions dialectales d’arabe très différentes, l’homme (Khattabi) en marocain et la femme (Guevara) en irakien. C’est peut-être la pièce de l’exposition qui s’approche le plus de ce mythique futur proche (ou prochain).

Berna Reale, Ordinario, 2013

Berna Reale, Ordinario, 2013

Plus engagées, plus brutales sont les performances filmées de l’artiste brésilienne Berna Reale (qui est par ailleurs criminologue), qui parlent de pouvoir, de violence, et de victimes. Dans Ordinário, elle collecte des ossements humains de personnes disparues et les transporte dans une charrette à plateau (comme celles sur lesquelles on charriait les morts sur les champs de bataille) à travers les rues défoncées de la ville brésilienne de Belém do Pará, toute de noir vêtue, tragique ange de la mort. Dans Palomo, chevauchant une monture rouge, en uniforme policier agrémenté d’une visière/muselière, elle patrouille les rues du centre-ville, et dans Soledade, aurige en tailleur chic, Berna Reale mène un quadrige de cochons dans les rues d’un quartier fameux pour son marché de la drogue. Ces rituels en apparence absurdes font surgir une ironie du chaos, une poésie tragique de la violence. Un nom à retenir.

Simon Gush, Sunday Light, 2013

Simon Gush, Sunday Light, 2013

Le Sud-Africain Simon Gush filme les dimanches de Johannesburg, quand les immeubles de bureau sont vides, quand, puisque tout est réglé par le travail, le temps se distend, l’oisiveté s’installe, les rues désertes sont à peine animées par quelques passants déplacés. C’est un très beau poème urbain en noir et blanc qui se clôt par cette séquence de quatre hommes casqués, couchés sur un toit de verre, semblant dormir, mais qui, eux, travaillent le dimanche, jour où ils ne dérangent pas les occupants du bâtiment. Une réflexion sur le temps social, certes, mais surtout le film d’un amoureux de cette ville, qui sait fort bien en rendre l’atmosphère étrange. Et, pour ne pas parler que des films, j’ai aimé la sculpture ailée de Wim Botha, comme un Icare fracassé au sol, installation de baguettes de bois, de néons et de plumes, légère, flottante, transitoire (en haut).

Dans le catalogue, entre autres, un texte intéressant de Carolina Ariza sur la flânerie urbaine, de Baudelaire et Benjamin aux artistes contemporains sud-américains, un sujet qui, entre Debord et Tichý, m’a souvent intéressé.

APPEL À CANDIDATURES : quelqu’un voudrait-il traduire (bénévolement) mon blog en portugais ? Je vais sans doute être assez présent au Portugal, donc écrire assez souvent sur des expositions à Lisbonne, et, sur le modèle des traductions du blog en anglais et en espagnol, j’apprécierais si quelqu’un était intéressé. Me contacter à lenot.marc@gmail.com. Merci.

 

 

Errances photographiques à Lisbonne

Leticia Ramos, Meteorito, 2014

Leticia Ramos, Meteorito, 2014

Traduction en espagnol
English translation
Em Português

Des trois photographes présentés (jusqu’au 7 septembre) dans le cadre du Prix BES 2014* au sein de la (superbe) collection Berardo à Belém, on peut passer rapidement sur José Pedro Cortes qui montre des soldates israéliennes en petite culotte (c’est toujours mieux que pointant leur mitraillette vers vous) et des zones de banlieue sans grand intérêt. La Brésilienne Letícia Ramos, lauréate du Prix, travaille sur l’échelle et la (non) visibilité : elle magnifie des images extraites d’un microfilm, ses météorites sont des sculptures minimales, ses paysages des dessins abstraits, la réalité semble flottante, inatteignable. Dans un de ses films, un paysage sous-marin polaire ne se découvre qu’à la lumière des phares d’un petit submersible : une impression d’irréel, d’extrême, un jeu de lumière fascinant.

Delio Jasse, vue d'expo, BES Photo 2014, CCBelem

Delio Jasse, vue d’expo, BES Photo 2014, CCBelem

Mais ma préférence allait à l’Angolais Délio Jasse, qui montrait au sol des bacs où flottaient dans de l’eau, parfois colorée, des superpositions de photographies, portrait et paysage urbain, marquées d’un tampon officiel d’immigration. Pour lui qui fut longtemps un sans-papier à Lisbonne, le tampon officiel est une icône, ou en tout cas un signe de la société contemporaine classificatrice et exclusive. Et ces images flottantes au sol parlent de mémoire, de deuil peut-être, de nostalgie, mais leur état interroge aussi l’essence même de la photographie et son processus de création.

Delio Jasse, série Ausencia Permanente, 2014

Delio Jasse, série Ausencia Permanente, 2014

Jasse travaille beaucoup sur l’archéologie photographique, sur la redécouverte de procédés anciens, sur la superposition mémorielle et l’amplification de l’archive documentaire. Il a en même temps (jusqu’au 13 septembre) une exposition à la galerie d’Andréa Baginski dans un quartier excentré mais « trendy » de la capitale, avec, entre autres, ces cyanotypes de Luanda, de ses mutations architecturales et du flot des passants dans la ville : un travail de montage, de juxtaposition, de connexion. À suivre.

Vue d'expo Delio Jasse, galerie Baginski

Vue d’expo Delio Jasse, galerie Baginski

Dans un recoin de la même galerie, l’ombre des mains et bras de Peter Schlemihl, roulée au sol par la jeune artiste Lúcia Prancha (ci-dessous). À proximité, dans la galerie Múrias Centeno (jusqu’au 26 juillet), les surfaces noires de Diogo Pimentão (découvert chez Yvon Lambert). Un peu plus loin (jusqu’au 13 septembre), le grand photographe João Penalva à la galerie Filomena Soares, avec, en particulier, ses photographies de sols, de trottoirs, de pavés à l’échelle 1. Juste quelques découvertes en errant dans les rues de Lisbonne…

vue d'expo Lucia Prancha, galerie Baginski

vue d’expo Lucia Prancha, galerie Baginski

Photographies de vues d’exposition, par l’auteur.

APPEL À CANDIDATURES : quelqu’un voudrait-il traduire (bénévolement) mon blog en portugais ? Je vais sans doute être assez présent au Portugal, donc écrire assez souvent sur des expositions à Lisbonne, et, sur le modèle des traductions du blog en anglais et en espagnol, j’apprécierais si quelqu’un était intéressé. Me contacter à lenot.marc@gmail.com. Merci.

Occuper le palais du Marquis

 

Susana Anagua, Desvio, 2014

Susana Anagua, Desvio, 2014

Traduction en espagnol
Em Português

Montrer de l’art contemporain dans des lieux qui, sans être vraiment des ruines, sont dégradés, décrépits mais chargés d’histoire est une entreprise délicate, parfois incongrue (ce fut quelquefois le cas dans les sous-sols du Palais de Tokyo) et parfois magique (je me souviens d’une exposition sobre et violente de Teresa Margolles dans un palais vénitien). Le Palais Pombal, lieu de naissance de l’illustre homme d’état portugais, n’a l’air de rien depuis la rue, mais, outre un jardin aussi décrépit que le palais, mais agrémenté de quelques paons (y aurait-il une collusion lisboète entre paons et art ?), il comprend trois étages de salles dont on devine qu’elles furent magnifiques : décor rococo, plafonds ornés, murs d’azulejos, cheminées de marbre… Mais tout s’effrite sous les effets conjugués du temps, de l’humidité et de l’indigente négligence, les planchers sont de guingois et la peinture s’écaille. Quel art peut résister dans un tel décor ? Comme un bunker ou une prison, le Palais fantôme, aux antipodes d’un White Cube, écraserait des œuvres trop descriptives, trop légères.

Susana Anagua, Desvio, 2014

Susana Anagua, Desvio, 2014

C’est l’intelligence du centre d’art Carpe Diem, à qui le palais est confié, d’avoir privilégié, pour l’exposition en cours (jusqu’au 26 juillet), des artistes qui ont littéralement occupé les lieux, et dont les pièces ont comme fusionné avec l’architecture du palais. Au premier rang, à mes yeux, Susana Anágua, qui a littéralement sculpté la lumière dans les pièces nobles du premier étage : un jeu très simple de fils blancs, allant de chaises délabrées à des fenêtres bancales, suivant la lumière traversante de la rue au jardin et du jardin à la rue, recrée un espace animé que le visiteur doit négocier, contourner, enjamber parfois, prenant ainsi conscience de l’espace qui l’entoure et de la manière dont son corps s’y place. Sa complice Ana João Romana complète et amplifie ce travail par une cartographie aquatique secrète et indicielle.

Edgar Pires, Sem Titulo / Sala Branca, 2014

Edgar Pires, Sem Titulo / Sala Branca, 2014

Une autre pièce qui s’intègre remarquablement dans cet espace est la triple sculpture de lamelles de verre d’Edgar Pires qui, quasi invisible dans un des salons d’apparat du palais, filtre et diffracte la lumière, comme une virgule discrète, éphémère, aussitôt oubliée et pourtant inscrite dans nos mémoires. Les photographies flottantes, entre deux mondes, de Tito Mouraz, les si discrets jeux de matériaux de Dalila Gonçalves, et le sol de poudre de graphite de Carla Chaim (plus bas) participent du même esprit : une modification infime de l’environnement que, sans cartel, on ne remarquerait peut-être même pas, mais qui introduisent une tension du regard et une vibration de l’espace, mystérieuse et presque sensuelle.

André Banha, ST, 2014

André Banha, ST, 2014

Enfin, avant d’accéder au jardin, dans une des pièces de service, ancien office peut-être, l’excroissance monstrueuse d’André Banha, extrusion de carreaux de porcelaine comme vomie d’un mur (d’un passe-plat vers l’étage noble, me plaît-il d’imaginer), énorme, grossière, inutile, barre l’espace, empêche le passage. Peut-être, m’a-t-il semblé, est-ce là aussi une évocation des relations entre aristocrates et domestiques, du pouvoir des uns et de la révolte impuissante des autres ; je ne sais, mais c’est une installation qui ne laisse pas indifférent.

Carla Chaim, _Norte_, 2014

Carla Chaim, _Norte_, 2014

Je ne peux qu’attendre impatiemment la prochaine exposition en septembre, pour voir si Carpe Diem sait en effet faire perdurer cette intelligence innée d’occupation de l’espace, ou si j’ai juste eu de la chance enchanteresse ce jour-là.

Merci à Audrey L. de m’avoir indiqué ce lieu magique.
Toutes photos courtoisie de Carpe Diem Arte et Pesquisa.

APPEL À CANDIDATURES : quelqu’un voudrait-il traduire (bénévolement) mon blog en portugais ? Je vais sans doute être assez présent au Portugal, donc écrire assez souvent sur des expositions à Lisbonne, et, sur le modèle des traductions du blog en anglais et en espagnol, j’apprécierais si quelqu’un était intéressé. Me contacter à lenot.marc@gmail.com. Merci.

 

Artur Pastor, une certaine nostalgie rurale

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Traduction en espagnol

C’est un monde révolu que présentent les photographies d’Artur Pastor (1922-1999; dans trois expositions à Lisbonne, au Musée de la Ville*, aux Archives Municipales et – pas vue pour cause d’horaires fluctuants – dans un magasin de photographie, jusqu’au 31 août), un monde de paysans et de pêcheurs avant la modernité, dans les années 50 du Portugal salazariste (et l’emphase sur ces valeurs traditionnelles, menacées par la modernité, était peut-être en phase avec l’Estado Novo et chez nous, évoquerait irrévocablement l’État Français et la terre « qui, elle, ne ment pas », mais je m’avance sans doute un peu trop).

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Ce sont en tout cas deux superbes expositions, principalement de tirages d’époque, qui remplissent le cœur de nostalgie pour ce monde disparu (et qui, pour les gens de mon âge, évoquent quelques souvenirs d’enfance de fermes dans les endroits les plus reculés de France, Corrèze ou Hautes-Alpes). Pastor étant, en quelque sorte, le photographe plus ou moins officiel du Ministère de l’Agriculture (si j’ai bien compris), la plupart de ses photographies avaient une vocation documentaire, mais il a su remarquablement transcender cette mission pour réussir des compositions éloquentes, structurées et esthétiquement très réussies.

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On remarque surtout ses compositions mettant en avant des efforts collectifs, pêcheurs remontant la barque ou les filets sur la plage, ou cernant les thons et les hissant dans leurs barques, femmes transportant le sel dans les marais salants, paysans croulant sous les fardeaux de paille ou échafaudant des cathédrales de ballots, vendangeurs grimpant les coteaux du Douro entraînés par un accordéoniste, toutes ces images d’entraide, de communauté, de force conjuguée qui donnent à son travail une dimension poétique et sociale.

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Certes, Pastor sait aussi faire de remarquables portraits d’hommes fiers, rudes, contraints et combatifs, et il a toujours un œil pour la jolie paysanne souriante et amène. Certes, ses nuages tourmentés, ses brumes marines, ses compositions presque abstraites de rangées de poissons séchant sur la plage ou de filets géométriques sont aussi notables. De beaux paysages ruraux, de rares vues urbaines, excepté, et ce n’est pas le meilleur (aux Archives seulement) des photographies en couleur, dans les années 90, des transformations de Lisbonne, où ne se retrouvent, ni la qualité vibrante du noir et blanc, ni l’intelligence humaine des photos de travaux des champs et de la mer.

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  • Au milieu des paons (dont un blanc, comme aux Borromées) et d’enfants jouant dans les jardins du Palais Pimenta.

APPEL À CANDIDATURES : quelqu’un voudrait-il traduire (bénévolement) mon blog en portugais ?  Je vais sans doute être assez présent au Portugal, donc écrire assez souvent sur des expositions à Lisbonne, et, sur le modèle des traductions du blog en anglais et en espagnol, j’apprécierais si quelqu’un était intéressé. Me contacter à lenot.marc@gmail.com. Merci.

 

L’artiste n’est pas un singe savant (Lucio Fontana)

Ugo Mulas, Lucio Fontana Attesa, 3, 1964

Ugo Mulas, Lucio Fontana Attesa, 3, 1964

Traduction en espagnol
English translation

L’exposition Lucio Fontana au MAMVP (jusqu’au 24 août) présente l’intérêt de montrer non seulement ses toiles les plus connues, autour du Concetto Spaziale, mais aussi l’autre facette de son œuvre, céramiques et sculptures. Elle déroule remarquablement le parcours historique et esthétique de l’artiste (même si elle fait pudiquement le silence sur son adhésion enthousiaste au fascisme), et permet, en particulier, de mieux voir comment ces trous et ces lacérations de la toile étaient, pour lui, une extension de l’espace pictural, l’ouverture d’une autre dimension ; ceci dit, même s’il s’en est peu expliqué, la dimension érotique de la fente n’est pas négligeable, elle est aussi évoquée dans cette exposition grâce à ses peu connus dessins de nus, très révélateurs. Mais, plutôt que de vous faire un cours d’histoire de l’art, je veux explorer ici un seul aspect, à la fois minime et crucial. Le catalogue de l’exposition s’ouvre sur six photographies d’Ugo Mulas de 1964 montrant Fontana à l’œuvre dans son atelier, méditant devant une toile vierge (et l’image du haut, en grand format, est aussi, de manière symptomatique, la première vision qu’on a en entrant dans le Musée, avant même les oeuvres), s’apprêtant à la lacérer, puis le faisant.
L’artiste au travail.

Ugo Mulas, Lucio Fontana Attesa, 1, 1964

Ugo Mulas, Lucio Fontana Attesa, 1, 1964

Sauf que c’est un faux, c’est du spectacle.
Mulas raconte dans son livre La Fotografia que Fontana refusa d’être pris en photo au moment où il lacérait la toile, jugeant que c’était trop spectaculaire et surtout trop dérangeant, l’empêchant de se concentrer, le faisant apparaître comme un singe savant (c’est moi qui paraphrase*) performant un geste banal, comme si, dit-il à peu près, je venais tous les jours à l’atelier en costume (Fontana était un petit monsieur toujours très élégant, costumes bien coupés, chaussures lustrées, moustache impeccable, on le voit rarement en blouse de travail maculée de peinture) et je lacérais quelques toiles, puis je rentrais chez moi. Rappelons que toutes ces toiles lacérées ont pour titre « Attente ». Mulas, qui avait une grande pratique et un grand respect des artistes, a accepté le refus de Fontana, et on a donc ici une séquence fabriquée de toutes pièces, où Fontana fait semblant de méditer, fait semblant de planter son cutter dans une toile vierge, qu’on remplace ensuite par une toile lacérée de laquelle il fait semblant de retirer son cutter.
Une complète manipulation.

Ugo Mulas, Lucio Fontana Attesa, 4, 1964

Ugo Mulas, Lucio Fontana Attesa, 4, 1964

Peut-être fut-ce un révélateur pour Mulas que cette incapacité de l’acte photographique à rendre compte de la création artistique, peut-être est cela qui le poussa dans ses retranchements, lui alors reconnu comme un des meilleurs photographes d’artistes, et qui le conduisit à s’interroger sur l’essence même de la photographie et à produire ses Verifiche, questionnant radicalement pour la première fois de l’histoire (simultanément avec Jan Dibbets et John Hilliard) ce qu’est ontologiquement la photographie.

Ugo Mulas, Lucio Fontana Attesa, 5, 1964

Ugo Mulas, Lucio Fontana Attesa, 5, 1964

On ne peut qu’opposer cette attitude à la fois respectueuse, introvertie, mais aussi simulatrice de Mulas, avec l’obstination acharnée de Hans Namuth à photographier, puis filmer Jackson Pollock au travail, allant jusqu’à détourner son travail pour le faire peindre sur une table de verre et non au sol, afin de pouvoir le filmer par en-dessous. On sait à quel point cette manipulation de l’artiste pour atteindre une vérité supposée de l’image fut néfaste à Pollock, qui, le soir même se remit à boire, lui qui était en cure, et tenta de casser la figure de Namuth.

Photo (c) Filip Tas

Photo (c) Filip Tas

Et puis, pour que la démonstration reste néanmoins imparfaite, on découvre, pour peu qu’on ait la patience de regarder les vidéos, dans un recoin de l’exposition, un film de la télévision belge (diffusé le 3 décembre 1962), jonglant entre italien, flamand et français où, le 12 novembre 1962, Fontana, toujours impeccable, chez le collectionneur flamand Louis Bogaerts (qui était à l’origine de cette collaboration, l’ayant proposée à chacun des artistes) à Knokke le Zoute, poinçonne (et non lacère, certes) une toile non de lui, mais du peintre belge Jef Verheyen, complice et présent. Sans grande méditation apparente, puisqu’il est interviewé juste avant par le reporter, il se concentre pendant 40 secondes, répète silencieusement le geste qu’il va accomplir, puis en vingt secondes, dans une violente fulgurance, il danse devant la toile et la poinçonne, dans un geste élégant et quasi sportif (la torsion de son corps rappelle celle du discobole antique) que les jeux d’ombre accentuent de manière très esthétique. L’éclairage, la violence du geste évoquent un film noir, une scène de crime. C’est en fait un geste de sculpteur plutôt que de peintre, dénotant sa formation, et marquant sa transgression, sa négation de la peinture.

Lucio Fontana et Jef Verheyen, Le Jour, 1964

Lucio Fontana et Jef Verheyen, Le Jour, 1962, 211x140cm

La toile en question, titrée Le Jour, est visible à la Galerie Tornabuoni jusqu’au 20 juillet. C’est une grande toile dorée, qui, à la différence des monochromes peints par Fontana, n’est pas totalement lisse, inexistante picturalement : on y distingue des traces, des empreintes de la brosse, des variations de texture, d’épaisseur, de clarté, des formes sous-jacentes. Elle est puncturée de 18 trous : les neuf premiers vont croissant, de plus en plus forts, de plus en plus violents. Le dixième, au contraire, tout petit, semble un repos, une respiration. Les derniers sont plus irréguliers, la courbe, impeccable jusque là, devient plus hésitante. La toile avait disparu et c’est le galeriste qui l’a retrouvée récemment, ainsi que le film.

Capture d'écran

Capture d’écran, par l’auteur

Ce petit film d’actualité est, paraît-il, le seul témoignage visuel de Fontana en action. Qu’en déduire ? Qu’il joue ? Que deux ans plus tard devant Mulas, il sera devenu plus méfiant ? Plus réfléchi ? Que le lieu, l’appartement d’un collectionneur et non son atelier, et surtout le fait que ce ne soit pas sa toile, mais celle de Verheyen, et donc une œuvre collective, le « décontractent », réduisent sa retenue ? Je ne sais, et c’est une belle énigme.

  • Mulas transcrit ainsi les paroles de Fontana « Je ne pourrais pas faire une de ces grandes entailles avec quelqu’un qui bouge autour de moi. Je sens que si je fais une entaille comme ça, juste pour la photo, elle ne sera sans doute pas … ce n’est pas dit que cela ne réussirait pas, mais je n’aime pas faire cela en présence d’un photographe, ou de n’importe qui. J’ai besoin d’une grande concentration. »