Corps langage, corps image

On pourrait penser qu’une exposition sur le corps en photographie ne ferait que reprendre un sujet éculé, rebattu, sur lequel on n’a plus rien à dire, même en la titrant « Le corps comme langage », titre qui, se référant au livre de Lea Vergine, fait d’abord penser au body-art. On pourrait craindre qu’en se limitant aux années 60 et 70, on fasse la part trop belle à l’environnement social, politique et culturel, à la libération du corps qui marqua ces deux décennies, de Woodstock et du Living Theatre aux happenings et aux soutiens-gorge en flammes. On pourrait donc avoir peur de s’ennuyer un peu en allant visiter cette exposition au Musée de la Photographie Contemporaine en banlieue milanaise (jusqu’au 11 septembre).

Et il y a en effet ici un certain nombre de photographies sur le corps qui, au-delà de leur beauté intrinsèque, toujours très forte, n’apportent pas grand-chose de plus : ainsi les nus « artistiques » de Carla Cerati, dans la lignée de Brandt ou de Man Ray ; ainsi les très belles photos par Maurizio Buscarino d’un acteur ‘habité’, Francisco Copello ; ainsi les autoportraits en performance de Günter Brus, entre butô et actionnisme. Déjà, les autoportraits de Paola Mattioli, le visage caché par l’appareil ou le corps flou en mouvement, vont plus loin dans la réflexion sur l’impossibilité de se représenter.

Mais, à mes yeux, l’intérêt essentiel de cette exposition réside dans l’utilisation du corps comme support de l’image, et dans celle de l’image comme support du corps. Que David Bailey nous montre des corps tatoués, que Eugenio Carmi réalise des ‘chromocynclasmes’ colorés, peintures abstraites sur des fragments de corps devenus ainsi quasi méconnaissables, ou que, loin des paysages et des immeubles, Gabriele Basilico joue avec des corps réceptacles de lumière, sur lesquels le bronzage sera comme une écriture de lumière (‘In pieno sole’ ; on pense au travail de Denis Oppenheim), nous avons là trois exemples d’un corps écran, d’un corps support de l’image. À l’autre bout, les photogrammes (ou plutôt les reproductions en miniature de photogrammes –rien à voir avec l’exposition au V&A) de Floris Neusüss sont des empreintes, des traces que le corps laisse sur le papier photosensible.

Très ambiguë sous cet angle est une série de huit photographies de Christian Vogt (‘In Camera ; Nu féminin’) où une femme nue crève une paroi de papier noir obturant un passage en passant au travers ; une fois le papier déchiré, une fois la femme venue d’ailleurs passée de notre côté, des lambeaux de papier adhèrent encore à son corps et ces lambeaux portent l’image du corps, ainsi dédoublé : support et empreinte se confondent. Dans la dernière image, le modèle est parti, ne reste plus que l’hymen déchiré de la paroi de papier.

De même, les polaroïds de Paolo Gioli déclinent l’image du corps nu sur une fine pellicule de soie qui se superpose à la ‘peau’ du polaroïd. Le corps féminin devient ici, au comble de l’érotisme, un champ expérimental sur la matière photographique même.

À l’étage en dessous, dans l’exposition des photographies de mode et de publicité de Klaus Zaugg (jusqu’au 31 juillet), un peu trop léchées, on tombe en arrêt devant une ‘Klaustrofobia’ de 1990, un autoportrait où son visage semble n’être plus fait que de bandelettes, comme un vide emballé, comme l’Homme Invisible, s’il n’y avait ses yeux au regard intense et stupéfiant.

Controverses florentines

L’ exposition Controverses, qui vient de Lausanne et a été ensuite montrée à la Bibliothèque Nationale, est actuellement visible au Musée Alinari à Florence (jusqu’au 5 juin); l’exposition étant ici assez similaire à celle de Paris (mais plus resserrée), je reprends le texte écrit lors de l’exposition parisienne, en y rajoutant quelques commentaires spécifiques. L’exposition regroupe une cinquantaine de photographies de 1839 à aujourd’hui (donc moins qu’à Paris, mais il y a trois photos supplémentaires), qui ont, pour une raison ou une autre, été le sujet de controverses, longuement expliquées dans des textes à côté des photos et explicités encore plus en détail dans le catalogue. Disons d’emblée que c’est une exposition didactique, dense, qu’on visite lentement, et où on se dit par instant, confronté à des tirages récents et à des textes explicatifs indispensables à la compréhension, que le catalogue est peut-être finalement plus intéressant que l’exposition elle-même. A la différence de l’exposition parisienne, très linéaire, le parcours florentin n’est pas purement chronologique, mais un peu plus thématique et ouvert.

Il y a d’abord des controverses qui ne sont pas dans la photo, mais à côté, dans le contexte, celles qui concernent droit d’auteur, droit de repro duction et droit à l’image, disons la ‘cuisine’. Si elles sont passionnantes pour un historien de la photographie ou pour un juriste, et représentent des enjeux financiers parfois controv-8.1237176885.jpgimportants (ainsi pour l’exemple Cartier-Bresson montré ici), elles ne présentent pas en elles-mêmes d’attrait particulier (mais il est heureux de voir ici, dans cette ville qui fut brièvement capitale du Royaume d’Italie, que la première reconnaissance du statut juridique d’oeuvre d’art accordé à une photographie concerne un portrait officiel de Cavour de 1856), voire n’ont d’intérêt que purement documentaire. Le souci de vie privée nous rend sans doute plus intéressantes les photos volées, comme la première photo de paparazzi (Bismarck sur son lit de mort, 1898); encore mieux, le droit de la poupée Barbie à ne pas être montrée sodomisée par un batteur de cuisine (là aussi, procès perdu par Mattel; Tom Forsythe, Food Chain Barbie, 1998). Mais on reste là dans un registre juridique très défini, sans que les images nous accrochent vraiment : autant lire le catalogue.

controv5.1237065651.jpgDavantage attractives pour le public sont les photos où la controverse a trait aux bonnes moeurs. L’exposition ne manque pas de nymphettes pré-pubères nues, de Brooke Shields à Jock Sturges (ci-contre, Christina, Misty and Alisa, North California, 1989), et il est beaucoup question de l’évolution des mœurs, le même discours pouvant être tenu sur l’homosexualité, la zoophilie ou la misogynie : il est moins question de la photo elle-même que de ce qu’elle évoque, de l’univers dans lequel elle s’insère. Les bonnes moeurs concernent aussi la disparition de la cigarette (celle de Sartre, ôtée d’un catalogue de la BNF) ou l’épilation des poils pubiens (trop triviaux pour être inclus ici, sans doute).

controv4.1237065638.jpgLa politique et la censure offrent un autre champ intéressant : objet de trucages divers mais récurrents, dramatiques (la disparition de Iejov aux côtés de Staline ou le gendarme du camp de Pithiviers au képi ‘neutralisé’ ) ou anecdotiques (l’officier soviétique aux deux montres sur le Reichstag). La valeur de preuve de la photographie est ainsi amplement questionnée. Le champ de la propagande est évoqué ici (citons une des photos de la collection Alinari montrées ici, le roi Victor Emmanuel II et le pape Pie IX bras dessus bras dessous, montage de 1870 signé Enrico Verzaschi, largement diffusé pour promouvoir la réconciliation entre ces deux pouvoirs opposés aux débuts de l’unité italienne) et toutes les distorsions afférentes (faux viol, têtes coupées appropriées par chacun des camps) ou les censures plus ou moins acceptées (ainsi de la main coupée du 11 septembre que le gouvernement américain ne veut pas qu’on voit; Todd Maisel, The Hand, 9/11, New York, 2001).

Un autre volet a trait aux rapports entre art et photographie, mais il est abordé ici sous l’angle juridique (a-t-on le droit de faire et de montrer des photos d’un immeuble transformé par Christo ?) plus qu’artistique (l’artiste revitalise-t-il l’oeuvre banale d’un photographe ?). J’aurais aimé voir ici la photographie de la montagne chinoise qui grandit de plus d’un mètre, à l’auteur controversé.

controv7.1237065667.jpgLes plus intéressantes, à mes yeux, sont les photos où la morale du photographe est en jeu. Que celui-ci use délibérément de la provocation comme déclencheur (et a fortiori que cela soit fait sous l’égide d’une marque commerciale, comme Oliviero Toscani pour Benetton, Kissing Nun, 1992 – photo qui fut interdite en Italie, rappelons-le) et le champ de réflexion soudain s’agrandit : il n’est plus question de droit, de gros sous ou de bonnes moeurs, mais soudain de véritable morale. Il en est de même quand le photographe, témoin prétendument détaché, se retrouve impliqué, quand le témoin se révèle en fait être un acteur (sans être préparé moralement pour ce rôle et en s’en défendant) : il est dommage qu’on ne voit pas ici la photographie de Kevin Carter, qui se suicida quelques mois après avoir photographié au Soudan une petite fille agonisante près d’un vautour qui attend la charogne – non point qu’il ait pris la photo, mais qu’il n’ait pas sauvé l’enfant -, ou celle d’Horst Faas, qui s’éloigne d’une scène de violence sur des prisonniers au Bangladesh en présumant que c’est la présence d’un photographe qui attise ces violences, puis regardant par dessus son épaule et voyant que les sévices continuent en son absence, qui revient prendre des photos.

controv1.1237065609.jpgLa morale du diffuseur est aussi en question ici, et on ne peut pas la réduire à des questions de gros sous : faut-il ou non montrer la photo d’Aldo Moro détenu par les Brigades Rouges (là encore un sujet d’importance ici), la petite fille bloquée dans une coulée de boue (Franck Fournier, Omayra Sanchez, Armero, Colombie, 1985), et qu’on sait ne pas pouvoir sauver, ou Lady Di agonisante ?

Je conclurai sur trois des photos qui m’ont le plus touché : une des quatre prises par un Sonderkommando depuis la chambre à gaz de Birkenau (et sur laquelle la controverse fut vive : peut-on montrer l’horreur absolue ou faut-il seulement l’évoquer, comme l’exigent Lanzmann et ses apologues – avec qui, est-il besoin de le dire, je suis en total désaccord), le Saint Suaire de Turin, ancêtre de la photographie, fabrication ou mystère (sur la photographie prise par Secondo Pia et montrée ici, on voit, paraît-il des détails invisibles quand on controv3.1237065625.jpgexamine le suaire à l’œil nu) , et surtout le portrait d’une femme algérienne par Marc Garanger, soldat du contingent commis à la photo d’identité, devant qui les femmes devaient se dévoiler (Portrait de Chérid Barkaoun, Algérie, 1960). Toute la haine du monde est dans ce regard, tout le mépris du colonisé envers son occupant, et cette photo est encore actuelle aujourd’hui sous d’autres cieux. Là sont, je crois, les véritables controverses, un peu diluées dans cette exposition : que montrer, que croire, quelle morale suivre ?

Miroslav Tichy est mort

Le photographe tchèque Miroslav Tichy est décédé il y a deux jours à l’âge de 85 ans.

L’ayant rencontré en 2009 (et ayant par ailleurs travaillé sur son oeuvre), je parlais ici de son exposition au Centre Pompidou http://lunettesrouges.blog.lemonde.fr/2008/06/25/miroslav-tichy-a-pompidou-1/

Sa légataire universelle, Jana Hebnarova, qui s’est occupée de lui depuis des années, va devoir désormais gérer son oeuvre et ses droits dans un contexte difficile face à ceux qui tentent de s’approprier son oeuvre et son histoire.
http://www.tichyfotograf.cz/en/

Hugo Pratt

L’article est aussi ici : http://artamateur.wordpress.com/2011/04/09/hugo-pratt/ 

Je ne suis pas certain qu’un musée public aurait été capable de retomber sur ses pieds aussi rapidement après l’annulation d’une exposition dans le cadre du fiasco sur l’année du Mexique en France, mais la Pinacothèque a su, en quelques jours, organiser une exposition sur Hugo Pratt (jusqu’au 21 août) qui était prévue plus tard dans l’année. Comme le dit fort bien Marc Restellini dans son introduction :  « Je vois déjà nos détracteurs nous accuser de faire du facile ou de l’audience. Nous les laisserons, comme toujours, tranquillement s’étrangler de rage ». La bande dessinée serait respectable à Pompidou avec Hergé, mais ne le serait pas à la Pinacothèque avec Pratt ?

Hugo Pratt est non seulement un personnage plus grand que nature et un auteur à succès qui a su créer un héros moderne, mais c’est aussi un artiste, un dessinateur hors pair et, on le voit bien ici, un aquarelliste (certes quelques aquarelles y sont disposées dans des boîtes un peu étranges : ce sont celles qui avaient déjà été mises en place pour accueillir les masques maya… , mais qu’importe, c’est même un dispositif plutôt attirant). L’aquarelle a une immédiateté, une spontanéité, une obligation de réussite immédiate qui en font un art très particulier. Je lisais il y a peu une étude sur la proto-photographie (Burning with Desire) où l’émergence de l’aquarelle à la fin du XVIIIème siècle état créditée d’une influence sur la gestation de la photographie. L’aquarelle ne permettant pas la retouche, ce n’est pas tant un art de la perfection (qui, comme chacun sait, n’est pas de ce monde) qu’une prime à celui qui, ayant fait une erreur, une tache par exemple, sait la récupérer, l’intégrer, la faire disparaître en créant autour d’elle une composition nouvelle.

Hugo Pratt parle d’aventures, de femmes –toujours fatales-, de métissages, de mers et de déserts, et de Corto Maltese, bien sûr. Je ne vous en ferai pas un compte-rendu plus détaillé. Allez voir, c’est une belle exposition, pour rêver, pour voyager, pour imaginer.

Copyright Hugo Pratt/CONG S.A./Castermann

Au Collège des Bernardins

Avec une meilleure mise en page, ici

Sans doute est-ce lié à l’emploi des lieux, mais les œuvres exposées au Collège des Bernardins ont souvent une dimension méditative. Ailleurs, on écrirait sur le travail d’Anthony McCall en s’interrogeant sur la théorie filmique, sur la place respective de la projection et de l’écran dans le cinéma ou sur la nécessité pour le spectateur d’être actif afin d’activer la pièce. Mais ici, on est surtout sensible, dans cette Sacristie sombre, à la magie des deux cônes verticaux de lumière qui tracent au sol des motifs ogivaux qui semblent dialoguer entre eux, se transformer mutuellement, interagir (Between You and I, jusqu’au 16 avril). Dans la brume, nos corps, nos mains interceptent la lumière, deviennent écrans à leur tour, oblitèrent l’image au sol. Vu l’endroit, on pourra y voir une manifestation de la grâce divine ou du Saint-Esprit…

Au bout de la grande salle, une pièce de Sigalit Landau, plus mesurée que d’ordinaire, qui semble de prime abord être une Crucifixion, un corps mort suspendu à une poutre. Ce sont des filets de pécheurs (palestiniens ?) trempés dans du sel de la Mer Morte. Serait-ce une pièce politique ?

Le rythme d’écriture sera ralenti en avril et reprendra de plus belle en mai. Photo Landau de l’auteur.

La peinture photographique de Manet

Pour lire ce billet dans une mise en page plus correcte, il vous faut aller .

Une des choses qui m’a frappé dans cette exposition Manet au Musée d’Orsay est une certaine forme d’esthétique photographique chez Manet. Je ne sache pas que Manet ait beaucoup fait usage de la photographie, que ce soit pour son propre plaisir ou, comme Delacroix et bien d’autres, pour préparer ses dessins et ses tableaux (même si l’Exécution de Maximilien fut bien entendu basée sur des documents photographiques parus dans les journaux – lire la monographie de John Elderfield) mais, en esprit curieux, il était certainement au courant des développements du nouveau médium apparu dans son enfance.

Quels éléments peuvent caractériser une esthétique photographique ? En simplifiant, on peut sans doute considérer le rendu du mouvement, de la vitesse, l’instantané, capture d’un instant, et le cadrage et recadrage. Ces trois facteurs se retrouvent à des degrés divers, dans des toiles de Manet dans cette exposition.

La vitesse ne se voit guère que dans un tableau, les Courses à Longchamp (1866 ; Chicago Art Institute) où le flou délibéré des jambes des chevaux au galop est bien différent de la posture gelée des montures d’Horace Vernet par exemple, chez qui rien ne bouge, tout est figé.  Ce n’est que 12 ans plus tard que  Muybridge révèlera la dynamique du cheval au galop. Mais ce n’est pas le plus intéressant.

Dès le début de l’exposition, on rencontre un Enfant à l’épée (1861 ; Metropolitan) sur un fond neutre. Sa pose est théâtrale ; pourquoi transporte-t-il cette arme plus grande que lui, à qui l’apporte-t-il ? Ce tableau est la capture d’un instant fugitif, le moment où l’attention de l’enfant aurait été captée par le photographe, l’instant décisif où la pose se serait figée. C’est un rapport au temps très différent de celui qu’on peut voir, par exemple, dans le portrait voisin des parents de l’artiste, image fixe sans le moindre mouvement, pose sculpturale et non pas instantanée. Ce n’est guère qu’à partir de 1879 que la technique permettra d’accéder à ce qu’on peut nommer l’instantané photographique.

C’est aussi très vrai de la Chanteuse des rues (1862 ; Boston Museum of Fine Arts), flottant entre deux mondes, passant d’un univers à un autre, image même de la saisie d’un moment, avec ces cerises si sensuelles.

On va retrouver cette instantanéité dans d’autres oeuvres de Manet, certaines très théâtrales comme Faure dans le rôle de Hamlet (1877 ; Folkwang Museum Essen) où le côté tragique et mortel du personnage est souligné par la posture de l’acteur pris sur le vif, d’autres plus légères comme cette Femme dans un tub (1878/79 ; pastel ; Musée d’Orsay), présentée ici au milieu de femmes posant pour leur portrait alors qu’elle est saisie sur le vif, nue, mi-surprise, mi-amusée, plutôt complice. Ce thème fréquent gagne ici une légèreté, une vivacité, un impromptu que, là encore, je qualifierai de photographiques. Sans doute n’est-il pas innocent qu’il s’agisse ici soit de drame, soit de sexe.

Enfin, l’habitude fréquente de Manet de découper des toiles déjà peintes pour en faire de nouveaux tableaux ressort d’une pratique quasi photographique du cadrage. L’exemple le plus connu est le dramatique Homme mort (ou Torero mort, 1864 ; Washington National Gallery) qui fut d’abord le premier plan d’un tableau de corrida : renversement de la vision, mais aussi renversement sacrilège des pratiques picturales du fait de la coupe, du recadrage. Bien d’autres tableaux ont subi le même sort ; voici, parmi d’autres, les Gitans, ici reconstitués en photomontage, dont trois des découpes sont montrées dans l’exposition.

Ce n’est là bien sûr qu’un aspect secondaire de cette exposition, qui, sauf erreur, n’a guère été soulevé, et qui mériterait sûrement plus d’étude que ce bref billet.

Photos courtoisie du Musée d’Orsay, excepté la femme au tub.
Crédits photo :
 Faure dans le rôle d’Hamlet © Museum Folkwang, 2011
Courses à Longchamp Photography © The Art Institute of Chicago.
Le torero mort © Widener Collection, Image courtesy National Gallery of Art, Washington
Photomontage des gitans © Courtesy of Wildenstein & CO. Inc., New York
La chanteuse des rues Photograph © 2010 Museum of Fine Arts, Boston
Le jeune garçon à l’épée © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN / image of the MMA

Manet, le romantisme modernisé ?

Text in English 

Pour lire ce billet dans une mise en page plus correcte , il vous faudra aller ici.

« Manet, inventeur du Moderne » est le titre de l’exposition qui ouvre lundi au Musée d’Orsay (jusqu’au 3 juillet) et qui, dès l’entrée, remet en perspective cette évidence de la modernité de Manet en l’inscrivant entre romantisme (Delacroix) et réalisme (Courbet) : l’exposition commence en effet par un portrait de groupe de Fantin-Latour, Hommage à Delacroix, où Manet, debout face à Whistler de l’autre côté du portrait de Delacroix, se situe entre le réaliste Champfleury ( en lieu et place de Courbet) et le romantique Baudelaire . Ce tableau de groupe (comme tous ceux de Fantin-Latour) est chargé de sens et rien n’y est laissé au hasard : c’est cet argument du romantisme modernisé qui est développé, la plupart du temps avec bonheur, dans l’exposition. Les premières salles sont d’ailleurs consacrées à l’influence de Thomas Couture sur Manet, qui fut son élève pendant six ans (il y a en particulier un ‘Homme vu de dos’, de Couture, drapé de blanc, fantomatique, étonnant de modernité, justement, de la part de ce peintre assez académique).

Les rapports de Baudelaire avec Manet, détaillés dans la section suivante, sont comme un rendez-vous manqué, où Baudelaire, désireux de « convertir le romantisme en modernité » célèbre Constantin Guys (qualifié un peu rapidement ici de ‘dessinateur de presse’) et non Manet comme le peintre de la vie moderne –et, partant, le premier des flâneurs, l’ancêtre des dérives. Quelques dessins de Baudelaire, quelques-uns de Constantin Guys aussi, dont ces Deux femmes au balcon (1845-47 ; Musée des Arts décoratifs), elles aussi… Un peu plus loin, le portrait de la Maîtresse de Baudelaire (1862 ; Musée des Beaux-arts de Budapest) montre une Jeanne Duval au visage carré et ingrat, disparaissant au sein des flots de mousseline de sa robe à crinoline d’où émerge un pied très laid, un seul. Peut-être les rapports de Manet avec Baudelaire mériteraient-ils une étude quasi psychanalytique… L’exposition passe assez vite sur la psychologie de Manet (je n’ai pas encore lu le catalogue), mais il est clair que c’est un homme complexe, à tous égards, dans ses rapports avec son père, avec sa maîtresse (à 18 ans, puis sa femme) Suzanne Leenhoff (qui est le père de Léon-Édouard ?), mais aussi dans la manière dont les refus successifs de ses tableaux par le monde officiel de l’art et les scandales qui les accompagnent forgent sa différence, sa marginalité, son indépendance (comme Courbet 12 ans avant, il se fait construire un pavillon pour montrer ses œuvres en marge de l’Exposition universelle de 1867).

Ensuite, on admire, presque à toucher, les tableaux scandaleux, ‘Déjeuner sur l’herbe’ et ‘Olympia’. Qu’en dire qui n’ait déjà été dit cent fois, sur ce mélange de prosaïsme contemporain et de peinture ancienne ? Simplement se laisser prendre par l’atmosphère quasi magique de ces deux tableaux et ne pas chercher à re-réciter tout ce que vous lirez ailleurs. Mon attention s’est ensuite concentrée sur le chat noir diabolique d’Olympia, si métaphorique (si j’ose) et chargé de symbolique (en haut) et sur la méconnue du Déjeuner sur l’herbe, celle qui n’est pas nommée, la baigneuse à l’arrière-plan, qui, elle, est vêtue, d’une robe assez grise et largement échancrée qu’elle retrousse (dès que la bretelle glissera, on verra ses seins) et qui, surtout, moins naturellement impudique que sa compagne, ne nous regarde pas. Ses jambes et sa main droite sont comme amputées par la surface de l’eau. Pour éviter de se laisser enfermer (et damner) par le regard provocateur de Victorine Meurent, notre regard glisse aisément vers la baigneuse, élément le plus modeste, mais pas le plus innocent de cette ‘partie carrée’ (premier titre du tableau, paraît-il).

Une des salles les plus étonnantes est celle intitulée ‘Un catholicisme suspect’ : suspect car, aux antipodes de l’art sulpicien, Manet introduit dans l’art sacré (comme Caravage en son temps) des éléments réalistes crus. Théophile Gautier (« ce gros cul mou romantique » écrit Jacques Henric) n’a su que glousser, à propos de ce Christ soutenu par les anges (1864 ; Metropolitan Museum,) qu’il « avait oublié de faire ses ablutions », alors que cette composition d’un homme déposé, lourd, à l’air hébété (et, de plus, blessé sur le mauvais flanc), et des deux anges androgynes au visage si doux, l’un venant de Goya ou de Velázquez, les autres de Fra Angelico, est une nouveauté radicale dans la peinture religieuse. Et son Moine en prière (vers 1864 ; Boston Fine Arts Museum), si Manet, alors pétri d’hispanité, l’inscrit bien dans la lignée de Zurbaran, est aussi un homme de chair et d’os, de peau et de barbe, et pas un pur et saint esprit en robe de bure.

‘Le Fifre’ m’émeut car il était en couverture du premier livre de découverte de l’art que j’ai eu, à douze ans. ‘Les bulles de savon’ me renvoient vers le Chardin récemment vu à Madrid : chez l’un comme chez l’autre, c’est le geste du garçon qui compte, sa vérité, plus qu’une virtuosité picturale à reproduire l’irisation de la bulle. À l’époque où le Musée d’Orsay s’intéressait encore à la création contemporaine, le troublant ’Balcon’ y avait été présenté en contrepoint d’une vidéo de Anne Sauser-Hall, mais aujourd’hui, foin tout cela, et retour à l’ordre…À côté, parmi les portraits de Berthe Morisot (sa belle-sœur), l’un détonne (Portrait de Berthe Morisot à la voilette, 1872 ; Musée de Petit Palais, Genève) : c’est une ébauche, sans doute, mais le visage de Berthe y est dévoré par les motifs de dentelle noire de sa voilette, elle en est défigurée, déconstruite pourrait-on dire. C’est elle qui disait : « être peinte par Manet donne l’impression de manger un fruit sauvage, ou trop vert, et j’aime ça » (citation de mémoire).

On peut passer assez vite sur les toiles impressionnistes, mouvement que Manet ne rejoignit jamais vraiment, se contentant de flirter avec eux, puis flâner au milieu de nombreux portraits et aller tout au fond, dans la salle malaimée du commissaire, celle des natures mortes, titrée « Less is more ? » Peut-être en effet que la modernité de Manet ne s’était pas débarrassée de la hiérarchie des genres, peut-être que ses natures mortes étaient surtout alimentaires (dans les deux sens du terme), peut-être qu’Olympia est plus importante que « la première asperge magnifiée par l’artiste », mais peut-être aussi que cette magnification de l’objet, ce traitement d’un petit Citron (1880 ; Musée d’Orsay) comme un motif en soi, comme un ‘personnage’ inscrit dans une composition resserrée, dramatique, simplissime, font preuve aussi de sens, d’imagination et de science de la composition, autant qu’un tableau ‘noble’.

Remontant donc dans la hiérarchie des genres vers la fin de l’exposition, voici de la peinture d’histoire, celle d’un Manet républicain modéré, loin de la fougue extrémiste d’un Courbet, mais néanmoins proche des progressistes, des ‘radicaux’ à la française. Après l’élection de Jules Grévy en 1879, qui conforte la république naissante, Manet peint scènes républicaines et rues pavoisées de drapeaux. En 1881 (c’est son dernier tableau), il peint l’Évasion de Rochefort : Henri Rochefort, publiciste, polémiste et franc-maçon, aux allégeances ambiguës (ni pour, ni contre la Commune) et changeantes (il finira antidreyfusard et boulangiste) s’est évadé sept ans plus tôt du bagne calédonien par la mer et vient de rentrer en France. Des deux toiles montrées dans l’exposition, celle de Zurich (ci-dessus) est la plus dramatique, avec sa mer tourmentée, le frêle esquif des évadés et la silhouette du trois-mâts anglais qui les attend (son nom était « Peace, Comfort, Ease », tout un programme). C’est un ‘Radeau de la Méduse’ inversé, des hommes victimes du pouvoir et non des éléments, une solidarité salvatrice et non un drame, et un traitement moins grandiose mais tout aussi dramatique : du romantisme réaliste, en somme.

Juste avant, on est passé devant l’Exécution de Maximilien, non point les versions ‘ligne claire’ de la National Gallery de Londres ou de la Kunsthalle de Mannheim qui sont dans toutes les mémoires, mais une version floue, fumeuse, incertaine (1867 ; Boston Fine Arts Museum) où les fusillés ont disparu dans un nuage, où le visage du sous-officier chargé de donner le coup de grâce, face à nous, reste indistinct, où toute la scène flotte dans un brouillard : une peinture d’histoire entre deux, un grand genre qui se retire derrière des effets de forme, de ligne, de lumière, là aussi aux antipodes de ce qui s’est fait jusque là dans ce genre.

On regrette bien sûr que le ‘Bar des Folies Bergères’ n’ait pas été prêté par le Courtauld Institute, ni le ‘Déjeuner’ par la Pinacothèque de Munich, le plaisir aurait été entier, mais c’est une exposition très complète, bien construite, et qui parvient à prouver assez bien son argument premier, à savoir que la modernité de Manet s’ancre aussi dans le romantisme, qu’elle réactive et revisite. Demain, un billet sur un sujet secondaire, mais qui m’a beaucoup intéressé pendant cette visite, l’esthétique photographique de Manet.

Photos courtoisie du Musée d’Orsay, excepté le dessin de C. Guys, et, de Manet, le Citron et Berthe Morisot à la voilette. Remerciements au Musée d’Orsay pour m’avoir permis de visiter l’exposition juste avant son ouverture, pour cause de voyage.
Crédits photos :
Olympia & Déjeuner sur l’herbe © Musée d’Orsay, dist. RMN / Patrice Schmidt.
Maîtresse de Baudelaire ©Szepműveszeti Muzeum, Budapest. Ph. Andras Fay.
Christ aux anges © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN / image of the MMA.
Moine en prière & Exécution de Maximilien © 2010 Museum of Fine Arts, Boston.
Evasion de Rochefort © 2010 Kunsthaus Zurich.