Joël Andrianomearisoa, une polyphonie

Joël Andrianomearisoa, Our Land just like a Dream, 2022

en espagnol

De Joël Andrianomearisoa, j’avais apprécié les grandes installations, autour du noir, et parfois du blanc, toujours empreintes de rêve, de souvenirs, de fantaisie, de mélancolie : « des installations tactiles, sensuelles, qui frémissaient au passage du visiteur, des fantômes noirs, feuilles de papier et morceaux de toile qui semblent animés, possédés, sensibles, lettres, d’amour sûrement, imbibées d’encre noire, des traces d’amours mortes et de désirs inassouvis, des formes mystérieuses, chargées d’émotions plus que de signifiants. Un mélange de mélancolie et d’allégresse, entre froideur et douceur, entre formalité et sensibilité ». C’est une expérience quelque peu différente qu’on vit dans son exposition Our Land just like a Dream au Macaal (Musée d’Art contemporain africain Al Maaden) à Marrakech (jusqu’au 16 juillet). Car, de soliste, l’artiste est devenu polyphonique, chef d’orchestre. Il est bien sûr toujours question de matière, de formes, de lignes, de territoires. Mais la main fait intrusion ici, non seulement dans un manifeste poétique au mur (ou en couverture du catalogue), mais surtout en se multipliant. En effet, cette exposition est un dialogue, bien plus, une conversation à plusieurs voix. Avec les collections du musée, avec des artistes et surtout avec des artisans. Et, aussi, ci-dessus, avec l’Atlas dans le lointain brumeux.

Fatiha Zemmouri, Landscape VI, 2020, technique mixte,140x200cm, coll. MACAAL

Il n’est pas rare qu’un artiste invité mobilise dans son exposition des oeuvres du musée qui l’invite, et Joël Andrianomearisoa le fait avec humour : il a déniché les pires croûtes orientalistes des réserves (dans ce genre) et les met en regard des aquarelles que lui-même peignait à ses débuts (1995) à Madagascar, une manière de dire que son regard d’enfant colonisé était aussi forgé par cet orientalisme colonial. Plus intéressantes sont ses invitations à des artistes marocains contemporains, certains établis comme Farid Belkahia, d’autres à découvrir, comme l’installation d’Amina Benbouchta ou ce très beau paysage abstrait et sensuel de Fatiha Zemmouri. Il y a même Hans Hartung, adepte comme lui de la ligne noire.

Joël Andrianomearisoa, Litanie des Horizons obscurs, 2022, deux des neuf panneaux

Mais surtout l’artiste a travaillé de concert avec de nombreux artisans, concevant et fabricant avec eux assiettes, bijoux, verres, papier, broderies, carreaux de ciment, … Si certains de ces projets sont plus symboliques qu’esthétiques, comme les verres « beldi« , d’autres montrent au contraire une fusion, une harmonie entre artiste et artisan qui rappellent les grands moments des Wiener Werkstätte ou de Arts & Crafts. J’ai ainsi particulièrement apprécié l’ensemble « Litanie des horizons obscurs« , neuf panneaux de grande taille (120x90cm) qui combinent fibres végétales et étoffes recyclés, torsadées selon une méthode traditionnelle de vannerie, normalement utilisée pour l’assisse des chaises et tabourets (avec l’atelier de vannerie Yassine El Harada). Les couleurs traditionnelles, beige, noir, blanc, rehaussées d’or et d’argent, composent des formes géométriques hybrides, cinétiques et harmonieuses.

Joël Andrianomearisoa, Hymne à la Rose, 2022, détail

Encore plus impressionnante est l’installation « Hymne à la rose« , un cube sombre au centre du musée : on pénètre dans cette pénombre, on entend un poème écrit par l’artiste et psalmodié par la chanteuse Hindi Zahra, on hume une fragrance (créée par les parfumeurs The Moroccans) et on discerne aux murs 43 roses en métal, créées par un ferronnier (Miloud Bouarfa) et un dinandier (Azzedine Toufikalah), faiblement éclairées et luisant dans l’obscurité. On hésite entre chambre funéraire et cellule de méditation, entre mélancolie et extase. Il n’est pas si fréquent qu’un artiste s’investisse autant dans la compréhension de l’artisanat d’un pays, y déniche (au milieu de bien des productions médiocres) les meilleurs talents, et les associe ainsi dans son geste créatif.

Joël Andrianomearisoa, Tree of Life, 2022, détail

L’exposition dans son ensemble est conçue comme une installation, avec une circulation impérative, des échos, des répons, des échanges, des correspondances, le tout soigneusement agencé. Il y est question de poésie et de dialogue, de mélancolie et de jubilation, de paroles et d’images, de délicatesse et de sensibilité, du souvenir, du rêve, de la fantaisie. Rien ne le montre mieux, à mon sens, que ces deux branches de palmier noircies suspendues au mur ; d’autres, à côté, fanées, séchées, s’élèvent vers le toit du musée, mais ces deux-là sont des lignes noires, en écho à tant d’autres oeuvres de Joël Andrianomearisoa.

.

Les mots et l’image (Mouna Saboni)

Mouna Saboni, série L’attente de la nuit, 2022

en espagnol

Avec la photographe française d’origine marocaine Mouna Saboni, les mots sont dans l’image, sur l’image*. Non point des mots de description, d’explication, de définition, mais des mots poétiques, de rêve, d’amour, de mélancolie. Tout d’abord dans la foire 1-54 de Marrakech, où les coups de cœur sont rares, elle montrait, sur le stand de sa galerie, trois images discrètes, devant lesquels le spectateur pressé ne s’arrêterait peut-être pas, mais qui attirent l’oeil du regardeur, trois images bleutées, quasi floues, brumeuses, sans rien qui accroche le regard à première vue, deux nuances de bleu séparées par une ligne horizontale. À y regarder plus attentivement, cette ligne est embossée de caractères en arabe, un texte qui sépare l’eau du ciel, ridant le papier, le sculptant. Pour le non-arabophone, il faut demander la traduction : des vers d’un poème écrit par elle, un poème pour l’être aimé dont on est séparé, qui est inatteignable. Mais l’objet de son amour ici est la terre de Palestine, photographiée depuis la Jordanie, un ailleurs où, comme tant d’autres proscrits, elle ne peut plus se rendre, une terre rêvée mais bien réelle. C’est une manière élégante, discrète et triste de dire l’exil, et aussi, avec ce texte ineffaçable, d’affirmer la résilience des colonisés. Bien des poètes palestiniens ont écrit leur douleur d’être exilés, et Mouna Saboni est comme l’une d’entre eux, traduisant ici cette douleur en images : « Et je rêve. // À l’illusion. À l’impossible. // À l’étendue perdue, à celle à venir. // À ne plus savoir ce qui est réel ou non. »

Mouna Saboni, série Ceux que nos yeux cherchent et ceux avant eux encore (Maroc), 2020

Dans sa galerie à Marrakech (jusqu’au 15 avril), une autre série, Ceux que nos yeux cherchent et ceux avant eux encore (Maroc), marie aussi image et écriture, là dans un travail de mémoire : l’artiste a récupéré des albums familiaux abandonnés à Tanger par les Européens ou Américains partis quand la Zone internationale fut supprimée et que Tanger rejoignit le Royaume du Maroc : déchirure sans nul doute, fin d’une vie privilégiée, internationale mais coloniale. D’eux, individuellement, nous ne saurons rien, seulement ce qu’ils étaient collectivement, ce qu’ils représentaient. Elle reprend ces photographies orphelines et leur redonne vie, leur insuffle une nouvelle existence, parfois en les montrant à demi derrière une couche de peinture blanche déchirée qui évoque les squames de chaux sur les maisons exposées au vent et au sel marin, ne laissant apercevoir qu’un fragment qui émerge de cette gangue, une demi-monstration inspirant un sentiment étrange et inquiétant ; parfois (plus bas) en les recouvrant d’une écriture en français et/ou en arabe, des mots d’amour, de douleur et d’exil, qui résonnent avec l’image. L’artiste joue avec ses deux langues, la maternelle et la paternelle, celle qu’elle maitrise et celle qu’elle s’efforce d’apprendre pour retrouver ses racines : « Je ne me souviens plus de rien. // Chaque nom comme un battement. // On a tout effacé, tout lissé. // Tout recouvert. // Il faut tout retourner. // Couche après couche. // Chaque geste. // Chaque trait. // Chaque fissure. »

Mouna Saboni, série Traverser, Maroc, 2018-19

Se relier à la mémoire, aux souvenirs, c’est aussi le sujet de l’autre série montrée là, Traverser, Maroc, où Mouna Saboni refait le trajet de son enfance, le voyage estival en voiture de France au Sud marocain. Elle photographie cette terre qu’elle a oubliée, qu’elle connait mal, où elle est à demi étrangère, dont elle parle mal la langue, et ce faisant elle se la réapproprie, elle retisse des liens distendus. Rien de pittoresque ici, de la brume, des rochers, des montagnes au lever du soleil, comme sculptées dans des nuances de gris. Et, dans un village en ruines dans le désert du Sud, ce pan de mur blanc au-dessus d’un gouffre noir, qu’une fissure fragilise, mais qui résiste : peut-être pas un autoportrait, mais, à tout le moins, là encore, une affirmation de résilience. Et ici aussi des mots, des poèmes dans une langue ou l’autre, une écriture qui elle aussi sculpte le paysage, des montagnes de pierres et de lettres jouant avec l’abstraction : « Il faut disparaître complètement pour apparaître de nouveau. // Il faut tout abandonner. Et tout traverser. // Abandonner. //…// Traverser. // Il y a la terre silencieuse. Il y a cette lumière éblouissante. // Et le sang dans nos veines. »


Mouna Saboni, série Ceux que nos yeux cherchent et ceux encore avant eux (Maroc), 2020

Note déontologique : ces deux derniers projets de Mouna Saboni ont été menés en partenariat avec la Fondation Montresso dans le cadre de son programme de résidence à Marrakech. L’auteur du blog était invité à Marrakech par cette même Fondation dans le cadre du projet d’une autre artiste (ce billet a 5 ans : depuis, beaucoup plus d’artistes locaux et de femmes).
* Sur les mots dans la peinture, lire ce livre éloquent ; sur les mots dans la photographie, je ne connais pas de texte spécifique, mais ce livre en parle et mentionne, entre autres, le travail de Mouna Saboni.
Images courtesy de l’artiste et de la Galerie 127.

Mars plutôt que Vénus (Botticelli)

Sandro Botticelli, Mars et Vénus, 1475-1485, tempera sur bois, 69x173cm, Londres, National Gallery

en espagnol

Le tableau de Sandro Botticelli Mars et Vénus à la National Gallery dégage une impression curieuse, qui a entrainé bien des controverses, des hypothèses, des tentatives de résoudre ses énigmes. Pour commencer, comparons-le avec le tableau de Piero di Cosimo, quasi contemporain, à Berlin (Vénus, Mars et Amour). L’hypothèse la plus commune est mythologique : les deux dieux se reposent après avoir fait l’amour. Chez Cosimo, c’est tout à fait plausible : Vénus est aussi nue que Mars, avec un simple voile pudique. Mais chez Botticelli, elle est habillée, robe élaborée et pesante, broche sur la poitrine, cheveux soigneusement peignés ; on voit très peu de sa chair et un seul de ses pieds. Dans les deux cas, Mars dort, mais Vénus chez Cosimo est quiète, alors que chez Botticelli elle boude, voire paraît courroucée. Comme il se doit, chez Cosimo, Cupidon est présent, ainsi qu’un énorme lapin blanc au sens un peu trop évident ; pas de Cupidon, ni de lapinerie chez Botticelli. Chez Cosimo, de charmants putti ailés à l’arrière-plan ; chez Botticelli, des faunes, satyreaux turbulents. Chez Cosimo, une scène paisible et douce, avec deux tourterelles qui se bécotent, et un morceau d’armure lui aussi un peu trop évident au premier plan. Chez Botticelli, une scène froide, mais tumultueuse, bruyante : lance, casque, buccin. Qu’est-ce à dire ?

Piero di Cosimo, Vénus, Mars et Amour, vers 1490, huile sur panneau de peuplier, 72x182cm, Berlin, Gemäldegalerie

C’est ce qu’essaie d’expliciter l’historien d’art et philosophe Stéphane Toussaint dans son livre Le Songe de Botticelli (Hazan, 2022, 160 pages, 40 illustrations couleur plus 12 planches, 9 pages de bibliographie, reçu en service de presse ; et une vidéo). Et il le fait non seulement en regardant vraiment le tableau et tous ses détails (près de la moitié des illustrations sont des agrandissements de détails) mais aussi et surtout en établissant un contexte et analysant des textes en rapport avec Botticelli. Et d’abord un songe que le peintre conte, dans lequel il dit son horreur du mariage : « Je rêvais que je m’étais marié et j’en éprouvais une telle douleur en songe et je m’en suis réveillé avec une si grande peur de le resonger que j’ai déambulé toute la nuit dans Florence comme un fou, pour ne pas courir le risque de me rendormir. » (p. 17) Un autre texte d’importance est un poème que Laurent de Médicis écrit sur Botticelli et sa gloutonnerie, qu’on peut lire au sens alimentaire, ou au sens sexuel. Stéphane Toussaint connaît bien la langue populaire toscane de l’époque et nous fait découvrir les sens cachés de tant d’expressions ambiguës. À petites touches, il nous peint une société florentine où l’homosexualité est fréquente et tolérée chez les grands et leur cour, jusqu’à ce que Savonarole ne vienne temporairement y mettre de l’ordre. Une jolie expression d’époque pour décrire ces mœurs est « ennemi des raisins et ami des pommes » (p. 18).

Sandro Botticelli, Mars et Vénus, détail

Dans cet éclairage historique et littéraire (avec aussi l’inspiration de Boccace et les pudeurs de Marsile Ficin, dont Toussaint est un expert reconnu), il nous entraîne à décoder les signes de ce tableau. Dans sa richesse d’arguments, j’en mentionnerai deux : l’épée de Mars, dont la garde verticale défie le bon sens et qui repose sous les fesses du dieu, et la tête de celui-ci, qui se détourne d’un coquillage de toute évidence vulvaire (nous avons ainsi droit à une fort éloquente « Chansonnette de la coquille » (p. 35-36)) en faveur d’un nid de frelons bien munis de leur dard (et non pas des guêpes, comme on le lit souvent). Les préférences de Mars semblent ainsi bien affirmées. Quant à Vénus délaissée, un regard en gros plan sur ses mains montre son index gauche s’enfoncer dans les plis du tissu de sa robe en un endroit stratégique cependant que son majeur droit caresse un autre pli du tissu ressemblant fort à une vulve postiche : frustration et onanisme. J’arrête là. Toussaint nous montre que tous ces signes, cachés au profane, étaient parfaitement intelligibles chez les courtisans, intellectuels et artistes florentins.

Sandro Botticelli, Mars et Vénus, détail

C’est un livre passionnant (encore qu’un peu répétitif à la fin) qui nous emmène de découverte en découverte (mais comment n’ai-je pas vu cela par moi-même, se demande-t-on souvent). Il est écrit avec érudition et avec humour, y compris une certaine forme d’autodérision. Et l’auteur n’hésite pas une seconde à ridiculiser les pères la vertu aveugles : « Laissons aux moralistes leur censure, seule jouissance qui leur reste » (p. 23) ; « indisposer deux publics, celui des féministes prévenues contre la caricature misogyne, et celui des machistes dressés contre la soumission du mâle » (p. 49) ;  » Pourquoi laisser Boccace et Botticelli à la portée de bestiaux anachroniques, incapables de distinguer le XVe et le XXIe siècles, la fiction et l’action, l’art et l’actualité ? » (p.25) ; « les émasculateurs de sens », « le vétilleux contrôle des apeurés de la chair » (p.90), etc.

Couverture du livre

Au lieu d’une certaine mièvrerie que « les prudes victoriens et les sages donzelles » (p. 60) goûtent trop souvent en Botticelli, on a ici un Botticelli extravagant, insolite, marginal, pernicieux. Contrairement à une Maria Ruvoldt qui voit en Mars « une figure risible qui s’est abandonnée au contrôle de la femme », Toussaint affirme qu’ici Botticelli « fatigué de peindre des Vénus pudiques » renverse le pouvoir de Vénus au profit de Mars, du mâle, et « renvoie dos à dos paternalistes d’autrefois et féministes du futur » (p.106). Pour l’auteur, nous avons là « le premier manifeste homophile de l’histoire de l’art » (p. 108).